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Plein Droit
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Plein Droit
n° 53-54, mars 2002 Des « anciens » témoignentPropos recueillis par Anna Marek Respectivement élève à lEcole nationale dadministration (ENA), travailleur social, membre de léquipe Cimade de Nanterre, et responsable du secteur migrants de la Cimade, Gérard Moreau, Bruno Ehrmann et André Legouy ont bien voulu échanger leurs souvenirs sur les raisons qui les ont amenés, il y a trente ans, à créer une structure comme le Gisti, et sur les circonstances de leur rencontre.
> Le début des années soixante-dix, dans la foulée de 68, constitue une période fertile en mobilisations en tous genres. Pourquoi, au sein du petit groupe « initiateur » dénarques, avoir choisi la cause des immigrés ? Gérard Moreau Moi, jai limpression que le petit groupe dénarques naura été que le facteur coagulant de militants, dacteurs beaucoup plus anciens ayant des racines sociales, juridiques et militantes bien plus profondes et bien plus anciennes que ce petit groupe. Ce groupe a rassemblé et a offert un lieu où se sont réunies des personnes qui venaient dautres terrains et qui avaient des qualités non pas universitaires mais de militantisme, de travail, dexpérience. Les énarques, en loccurrence, sont des gens qui ont fini leurs études à lépoque de 68. Ce sont vraiment des soixante-huitards mais un peu frustrés parce quils soccupaient plus de leurs concours que des manifestations !... Plusieurs dentre eux, dans ce petit groupe, ont eu une petite aventure à lécole elle-même et ont failli se faire révoquer, parce quils ont voulu affirmer les principes quils avaient appris à lécole et qui consistaient à dire que le droit est respectable, quil y a des droits de lhomme et des règles quil faut respecter. On leur a dit que sils continuaient à parler trop fort et indépendamment du respect de la hiérarchie, ils navaient quà choisir une autre direction, en tout cas pas lENA. Cest ce conglomérat dexpériences qui a conduit ces énarques à chercher des voies dengagement ensemble, dans ce petit groupe dune douzaine de personnes au début mais qui sest réduit rapidement à cinq ou six, et à chercher un sujet dengagement à côté de leur métier. Nous avons donc cherché un thème daction collective. Il sest trouvé que, à la fois parce que 1968 avait remis en lumière certaines valeurs dinternationalisme et que les immigrés symbolisaient, comme ils lont toujours fait dailleurs, des gens pour qui le droit ne sexerçait pas, nous avons lancé le thème, sur cette base-là. Limmigration incarnait en quelque sorte un champ à défendre pour toute une série de raisons : internationales, économiques, sociales... Bruno Ehrmann Notre génération a été très sensibilisée par nos aînés qui sétaient impliqués pendant la guerre dAlgérie. Moi, en tout cas, je fais partie de la première génération dont les copains non sursitaires sont partis tout à la fin de la guerre dAlgérie. Je suis de 43 donc javais dix-neuf ans en 1962, et tous mes frères aînés, tous mes oncles, tous ces gens-là sont partis, ont eu des opinions différentes, ont été marqués par lAlgérie. Les gens qui avaient des sensibilités très à gauche avaient une grosse admiration pour les gens dont on pensait quils sétaient bien comportés : le réseau Jeanson, etc, pour nous cétaient les résistants de notre génération ! [à André] Tu représentais un peu la génération de ceux-là... André Legouy Javais été aumônier de Fresnes pendant neuf ans, pendant toute la guerre dAlgérie, et javais été en contact avec les membres du réseau Jeanson et avec tous les responsables du FLN qui étaient emprisonnés, notamment Ben Bella et tous ses compagnons, que jai accompagnés dans leurs différentes prisons quand, à la suite de leurs grèves de la faim, on leur a accordé le régime politique. A la suite de ça, je me suis fait vider de Fresnes... Cela a été un peu la vengeance de ladministration pénitentiaire qui navait pas tellement apprécié, je pense, laction que jai menée pendant toute cette période. Avec un collègue, nous avions publié une lettre ouverte dans Le Monde au moment de lélargissement des bourreaux nazis, Oberg et Knochen, qui avaient été condamnés à mort puis graciés, et puis finalement élargis en douce ! A la suite de cette lettre, il y a eu toute une histoire, on ma flanqué à la porte de Fresnes. Cela explique comment jai été par la suite amené à travailler à la Cimade où je suis arrivé en 1969 et où on ma donné la responsabilité du service migrants : cétait à la suite de toute cette expérience passée. Mes premières relations avec la Cimade dataient de lépoque où jétais à Fresnes, à partir de 1954... Il y avait alors déjà toute une activité plus ou moins secrète dentraide avec les militants du FLN en France. Bruno Cette solidarité était évidemment plus ou moins secrète, les gens nen parlaient pas, mais nous savions quelle importance elle avait, y compris dans la conscience politique dun certain nombre de journalistes, notamment autour de lObservateur... Nous sentions quil y avait un mouvement. A cette période, jétais étudiant, et dans la lancée de la décolonisation, la guerre dAlgérie étant terminée, on avait le sentiment quil ny avait plus grand chose à faire en France, que tout se jouait dans le tiers-monde. En France, on avait le sentiment, après les grandes grèves de 65, dêtre surtout tourné vers le souvenir de la génération précédente qui avait vécu ces événements de la guerre dAlgérie. Et puis, cétait un peu la confusion, on ne savait pas trop où étaient les issues, ni ici, ni là-bas. Cétait tout du moins le sentiment que javais. Et du coup, il y avait une apparente démobilisation. Et puis, en 68-69 il y a eu la découverte des premiers articles sur les bidonvilles de Nanterre. Ce qui a également été assez important à mon avis, cest lincendie, à Aubervilliers, dun entrepôt où cinq africains avaient trouvé la mort. Jean-Paul Sartre sétait rendu sur place, il y avait eu toute une campagne de presse... Lidée sest alors affirmée que finalement le tiers-monde nétait pas seulement dans le tiers-monde mais aussi en France. Parallèlement au mouvement de 68, il y a donc eu une forme de prise de conscience. Je me souviens un peu des campagnes de lépoque, où lon disait que lorsquon fait une voiture Renault, huit personnes sur dix qui travaillent sur la Renault sont des immigrés ; dans le bâtiment ce sont les immigrés... Et peu à peu est né le sentiment que le vrai prolétariat, celui dont on avait le sentiment quil allait changer le monde, on lavait cherché chez les ouvriers français, dans les nouveaux mouvements dindépendance, mais que là, en loccurrence, il y avait des ouvriers qui étaient à la fois le tiers-monde et en France. Du coup, cela a été très pris en compte par deux tendances dextrême-gauche, à la fois la plus sectaire et autoritaire, marxiste-léniniste,... et la partie la plus libertaire. Et là, est apparue lidée quil fallait faire des actions spectaculaires qui allaient mettre en scène cette présence des immigrés parmi nous comme les nouveaux prolétaires de notre société. Il y a donc eu le fameux Noël 69 où un certain nombre de jeunes ont mis à sac lépicerie Fauchon [1], à la Madeleine, et ont organisé une distribution de produits de luxe dans les bidonvilles, à Nanterre, à Aubervilliers... Les gens évidemment ne les attendaient pas ! Il y a eu aussi lopération qui a consisté à forcer les immigrés qui allaient chez Renault à prendre le métro gratuitement, en disant : comme ce sont eux qui fabriquent nos transports, il faut que tous les transports soient gratuits. Cela donne un peu lambiance de lépoque André Pour ma part, mon travail à lépoque cétait le GIP, le Groupe dinformation prison. Avec Michel Foucault, avec Casamayor, avec Frédéric Pottecher. Le GISTI sest fondé dans la foulée du GIP... [2]
> Vos itinéraires à vous, Bruno et André, témoignent dune présence relativement ancienne dans les milieux de solidarité avec les immigrés. Mais du côté des étudiants de lENA, si la volonté première était de défendre les principes de lEtat de droit le thème de limmigration étant en quelque sorte venu après est-ce quon peut imaginer que vous auriez pu vous orienter vers un autre secteur de gens sans-droits ? Gérard Pourquoi pas ? Je crois que la description qua faite Bruno, si lon ôte un peu lappareil idéologique marxiste-révolutionnaire et le verbalisme de ce genre de débats et danalyse, il y avait une sensibilité que nous partagions tout de même sur le fond. A savoir lidée que les immigrés étaient au cur de linternationalisme, du tiers-monde, des rapports de classe tels quon les avait analysés. Nous nétions pas formellement engagés dans des partis de gauche, mais intellectuellement, chacun selon son histoire individuelle, nous avions découvert et adhéré progressivement à ce style danalyse. Cétait là que se focalisaient énormément de choses et nous navions pas envie de tomber dans le caritatif. Donc, je pense que nous avons considéré comme assez naturel que le sujet soit venu comme point focal. Mais, après tout, on aurait pu imaginer autre chose. Cela dit, les pauvres, entre guillemets, étaient moins à lordre du jour que dix ans après, puis pauvres cest très caritatif ; de la même manière, les ouvriers cétait la génération davant, ou cétait très rebattu, il y avait le parti des ouvriers, les syndicats des ouvriers... Nous voulions certainement trouver un sujet sur lequel on pouvait faire des choses un peu pratiques. Les choses pour ainsi dire globales nous les avions dans notre métier. Les énarques font des choses générales, gouvernent, mais nous en avions assez comme ça, assez pendant la journée ! Nous voulions faire des choses plus actives, si je puis dire, le soir.
> Le Gisti est issu de la rencontre entre des milieux très différents. Pourriez-vous revenir sur la façon dont le groupe sest constitué, à partir des cinq ou six « énarques » ? Quest-ce qui fait que cela a fonctionné ? Quelle était la base commune ? Gérard Cest une démarche qui a été au début assez légitimiste dans la mesure où ce groupe a cherché à sintégrer à des partis ou à des syndicats. Mais des partis ou des syndicats ont besoin soit de grands chefs soit de petites mains et les semi-chefs quétaient des énarques étaient un peu suspects, surtout avec ce groupe un peu bizarre. Donc, en gros, aussi bien les partis que les syndicats ont répondu : adhérez, faites vos classes, et on verra plus tard. Aussi bien navions nous pas dautre introduction quun cursus universitaire. Nous nétions pas dans un réseau et nous navions pas de patron ou de pair. Donc nous avons eu le sentiment que les classes, nous pouvions les faire par ailleurs. Les uns et les autres ont adhéré à des syndicats, ou au parti socialiste, ou à dautres partis, plus ou moins individuellement mais ce nest pas cela qui réunissait notre groupe. Nous avons donc choisi ce thème, et cest sur cette base-là que nous avons retrouvé dautres gens qui se trouvaient dans le champ des travailleurs sociaux, dans le champ des avocats. Et sest formé un groupe qui avait un côté un petit peu libertaire, dindividualités qui ont dit : au fond, pourquoi ne pas aller voir ? Alors peut-être parce que, en même temps, cétait nouveau : pour des libertaires, rencontrer des énarques cest un peu drôle ! A la limite, je pense quils se sont dit : pourquoi diable sont-ils venus là ? Cest pourquoi, au début, créer une association nétait pas lobjet. Il ne sagissait pas de chercher une base commune, nous étions ensemble. Nous cherchions à faire des actions ensemble, et faisaient ces actions ceux que ça intéressait, et puis ceux que ça nintéressait pas ne participaient pas, tout simplement. On a donc fait un papier sur les cités de transit, un papier sur les règlements intérieurs de foyers, et puis on avait en tête de faire le premier petit guide des immigrés... Bruno A mon avis, ce qui a garanti le bon fonctionnement de la chose cest lidée, dès le départ, quil ne fallait pas essayer de se distinguer en tendances réformistes/pas réformistes, révolutionnaires/pas révolutionnaires... Ce qui a sauvé le groupe cest que les gens appréciaient les compétences des uns et des autres mais que chacun savait quil ny avait rien à gagner à être le chef ou à être le leader de ce groupe. Cétait un groupe de réflexion et les gens y venaient avec leurs questions plus ou moins mal posées, avec leurs réponses plus ou moins mal formulées, et puis repartaient dans leurs ministères, dans leurs mouvements militants, dans leurs syndicats, etc... Lidée au départ était que ce groupe permette à chacun de ceux qui y participaient de repartir mieux armé sur ses questions particulières... Je pense que tous les gens qui sont venus sont venus plutôt comme ça, hormis le groupe de base, en disant : il y a quelque chose à prendre pour ma pratique à moi. Gérard Le principe fondateur était que ce mouvement navait pas de charte politique. Cétait un groupe où les gens venaient pour travailler ensemble à des objets très précis et pratiques, qui leur semblaient utiles. Cétait encore plus vrai pour les avocats, qui étaient contents déchanger et, par conséquent, de retirer des informations, davoir de la documentation faite par le groupe, y compris des exemples précis, et de ce point de vue là ils venaient et ils retiraient quelque chose. Donc ça les aidait dans leur travail quotidien.
> Pourquoi avoir choisi le droit comme outil de luttes à une époque où, dans la continuité de 68, le droit était surtout considéré comme étant loutil du pouvoir des classes dominantes ? Comment cette démarche a-t-elle été perçue à lextérieur ? Y a-t-on vu une contradiction ? Gérard En effet, il y avait lidée que le droit était un droit bourgeois, mais également un droit complètement contradictoire avec la politique bourgeoise, et que de même que la Constitution soviétique était pure, son application nétait pas exactement conforme à la lettre. Par conséquent, si lon voulait faire une analyse un peu intellectuelle, il fallait prendre la bourgeoisie au pouvoir au piège de ses affirmations et de ses textes. Il fallait montrer aux gens que leur droit formel, écrit, positif nétait pas toujours appliqué. Et même lorsque la contradiction, la non-application nétait pas évidente, on pouvait chercher à tirer le droit, qui nest pas toujours une science exacte, disons le, dans le sens de ces principes que nous pensions être les nôtres et qui sont dailleurs les principes fondamentaux auxquels on faisait référence. On voulait jouer de la contradiction... André Et puis faire apparaître des zones de non droit pour faire aussi bouger le droit ! Gérard Absolument. Et pour faire appliquer les principes là où il ny avait rien. Il fallait donc mener une bagarre qui était en effet un combat juridique mais aussi un combat pratique, des permanences, de la vulgarisation, de linformation. Dès la première réunion apparaît lidée quil faut faire des brochures pour expliquer aux gens, car on savait bien, de toute façon, que ce nétait pas le Gisti qui allait faire les choses à la place des autres. Dès le début, on a voulu écrire, sans rien inventer sinon en présentant, en plaçant linformation sous langle de la défense des gens bien entendu. Bruno Chez les marxistes durs et chez les libertaires, il y avait tout de même lidée que le droit et la justice étaient des armes bourgeoises aux mains des bourgeois, aux mains des gens cultivés, quon ne pouvait rien faire, à part mettre en scène le point de vue des prolétaires, des ouvriers, etc, Lidée était davantage de transformer les procès en débats publics, mais surtout pas de se servir de la loi. Il sagissait de dire : la loi cest votre langage à vous ! On mettait les juges, les patrons, lEtat, le gouvernement dans le même sac. Cétait ça lidée générale cétait : on peut se servir du droit pour mettre en scène nos affaires mais sûrement pas sintégrer aux procédures. Gérard La démarche du Gisti était différente, il y avait un effort de pédagogie. Il ne sagissait pas de dire « toutes ces règles sont stupides et absurdes », mais de dire « connaissez bien la règle et cherchez à en tirer le meilleur parti pour vous défendre ». Défendez-vous avec lexistant, ne vous défendez pas avec le futur paradis terrestre ! Cest là quon nétait pas aussi théoriciens ou idéologues ... Le noyau dénarques nétait pas dextrême-gauche. Cest la raison pour laquelle on pouvait se retrouver ensemble, parce quon ne cherchait pas à savoir à quel mouvement, à quelle famille didées on pouvait appartenir dun point de vue philosophique. On cherchait à se dire « il y a une menace qui pèse sur tel foyer, quest-ce quon fait , est-ce quon fait un communiqué ou un contentieux ? Est-ce quon ne peut rien faire et on abandonne parce quil y a quinze mouvements gauchistes qui sont en train de se précipiter dessus pour faire une manifestation, est ce quon va être le seizième ? » Et lon se rendait très vite compte quon ny arriverait pas, dabord parce que lon ne serait pas daccord entre nous, sur la manière de faire, et que finalement on ne ferait pas mieux que les autres ! Alors, il y a des moments où on la quand même fait, il est arrivé quon sorte une banderole ! On est allé défiler, mais alors on sest aperçu quon serait quinze autour de la banderole ce qui ne ferait pas de nous un mouvement de masse ! André Il y a quand même eu des manifestations dans lesquelles nous avons eu un grand succès, surtout celle où nous avons distribué des tracts contre la circulaire Marcellin-Fontanet illustrés par Reiser ! Gérard Oui, mais le Gisti sest très vite placé sur un autre champ, même si certains de ses membres avaient un pied de chaque côté, par exemple Bruno ! Bruno Je ne suis pas resté vraiment entre deux chaises, jy venais sans état dâme. Javais conscience quil y a dun côté ce que lon peut penser globalement de la justice et, de lautre, la défense pratique des gens. Jétais dès le départ complètement opposé, notamment au sein des groupes Secours Rouge [3] auxquels jai beaucoup participé, au principe qui consistait à envoyer des gens au casse-pipe. Par exemple une tendance voulait montrer que la police est répressive, fasciste, du côté des patrons, et cherchait systématiquement à provoquer la bagarre, éventuellement à faire blesser les gens quon défendait et qui, eux, nétaient peut-être pas au courant de ce quon avait décidé de faire avec eux. Or, et là jai été constant bien avant dêtre au Gisti, jai fait partie des gens qui disaient : on est aux côtés des personnes, dans lhistoire de ceux que lon défend, mais ce ne sont pas eux qui doivent venir dans nos analyses et dans notre histoire idéologique. Par exemple, quand des flics rentraient dans le bidonville à deux heures du matin pour vérifier quil ny avait pas de nouveaux habitants et pour casser des baraques, sest posée la question de savoir sil sagissait ou non de domicile, et moi je nétais pas du tout à lépoque contre ce genre de réflexion. Si lon peut juridiquement montrer quau moins la nuit les gens peuvent avoir un moment tranquille et dormir, je ne trouvais absolument pas que cétait une compromission quelconque avec quoi que ce soit. Les questions étaient probablement mal posées, mais posées en gros déjà par nous. Vos compétences et votre connaissance du droit permettaient de poser les questions de manière différente. Moi jai découvert par exemple à lépoque, lorsque lon se battait contre les cités de transit, que les premières cités avaient été construites en 62, et que les premiers textes qui les réglementaient étaient de 72. Elles avaient donc été construites sans permis de construire, sans cadre juridique, au mépris de tout droit. Peut-on associer les débuts de la « visibilité » du Gisti à ses premières victoires juridiques, notamment lannulation des circulaires Marcellin-Fontanet et, surtout, laffirmation du droit au regroupement familial en 1978 ? Quelles modifications cela a-t-il apportées selon vous dans le paysage administratif et associatif de lépoque ? André Il y a eu un certain nombre de décisions de justice importantes et intéressantes. Cest là que le Gisti a commencé à se faire connaître et à avoir du crédit... Bruno Limpact a été énorme. A ma connaissance, cest la première fois que le gouvernement se faisait censurer sur une loi concernant les immigrés... Gérard Oui, mais cest le deuxième arrêt, à mon avis, qui a donné la véritable impulsion au Gisti, en 1977-78 sur le regroupement familial. On est arrivé à affirmer des principes absolument basiques. En revanche, le premier arrêt, la circulaire Marcellin-Fontanet, concernait un problème presque technique de droit, cétait une annulation de circulaire, ce qui est une classique de droit administratif. La circulaire était rédigée de telle manière quelle édictait un règlement et que les ministres nont pas compétence pour édicter un règlement. Cest le premier ministre qui a le pouvoir réglementaire dans la Constitution daujourdhui, donc il faut prendre des décrets et lorsque lon fait ça par circulaire, ce qui nest pas public, les gens se voient appliquer des règles quils ne connaissent pas. Cétait le scandale que nous soulevions, et cest cette irrégularité qui a été annulée. On disait : après tout que le gouvernement fasse ses règles répressives tant quil veut, mais quil les publie. Cétait la méthode de gestion des immigrés quon contestait. Maintenant elles sont de plus en plus publiées, cest une des victoires du système, de ce style de bagarre. Bruno Dans le milieu où on était, dans le milieu dextrême-gauche disons, cela a été la preuve quon peut gagner juridiquement contre un ministre de lintérieur, contre un ministre des affaires sociales. Cétait quand même un précédent important. Gérard Pour des fonctionnaires, cest banal ! Cest le bon fonctionnement de linstitution judiciaire telle que Montesquieu lavait rêvée ! André Cest une expérience que nous navions pas justement et que vous nous avez fait découvrir ! Bruno Cela a quand même, à mon avis, complètement modifié la solidarité de lensemble des mouvements pro-immigrés. Jusque là on voyait surtout les problèmes de logement, les problèmes daccident du travail, de santé... mais le problème des papiers ne se posait pas, notamment parce que les Algériens avaient libre circulation jusquen 1968, et après ils avaient automatiquement leur carte. Les questions de droit au séjour étaient assez absentes, même au moment où lon a créé le Gisti, tout au début. Et puis il y a eu des grèves de la faim. Au moment de la circulaire Marcellin-Fontanet, il y a eu un certain nombre de Tunisiens notamment, qui se sont trouvés victimes de cette circulaire et qui se sont mis à faire la grève de la faim. Je pense quen obtenant lannulation de la circulaire, le Gisti a focalisé un peu tout le mouvement de la défense des immigrés sur la défense du droit aux papiers. A ce sujet, il faut rappeler que la position des gens dextrême-gauche pendant très longtemps a été de dire : il ne faut pas demander des papiers pour les immigrés, il faut que ceux qui en ont les déchirent, parce que tout le monde doit être pareil, il ne doit pas y avoir de divisions dans la classe ouvrière. Il faut que les Français et les immigrés revendiquent quil ny ait plus de papiers, plus de cartes de séjour ni de cartes de travail. Gérard Mais cest vrai que laction du Gisti est également arrivée pour conforter laction des juges, y compris du conseil dEtat. Le conseil dEtat a annulé cette circulaire dans le cadre dune jurisprudence assez traditionnelle. Il a vu alors quil y avait des mouvements en face du gouvernement et que, par conséquent, la justice administrative nétait plus une affaire de famille entre gouvernants et juges, quil y avait des gens pas loin qui lisaient les arrêts et qui les diffusaient. Cela naurait pas été diffusé sil ny avait pas eu les réseaux que, par hypothèse, les énarques ne possédaient pas, ce qui montre bien que le Gisti nétait pas seulement une affaire dénarques ! Donc, la diffusion dans le mouvement sest faite parce que le Gisti était ce quil était. Je suis convaincu que la justice administrative ne se serait pas prononcée de la même manière si elle navait pas senti quil y avait des requérants, sérieux, qui argumentaient, et un mouvement qui faisait que les arrêts seraient connus. Maintenant, de plus en plus, la justice est sur la place publique, mais il y a vingt ans, un arrêt du conseil dEtat ça nintéressait pas grand monde dans les médias. Mais là, je pense que cela a contribué au fait que le conseil dEtat a commencé à regarder de beaucoup plus près les activités du gouvernement quand il sortait des projets de lois, des décrets. Et dans les années 80 et 90 dailleurs, le gouvernement a commencé à prendre des lois pour battre des arrêts du Conseil dEtat. Il y a eu une espèce descalade. Bruno Ceux qui, après, ont fait les lois, les circulaires, ont pris beaucoup plus de précautions. Ce serait à analyser. Mais cest vrai quà mettre des choses en évidence, on augmente nos compétences, mais également les compétence de ladversaire ! Gérard Cest dans la logique. Cest comme les antibiotiques : si vous en consommez trop à la fin cela ne marche plus ! André Mais les choses avancent quand même !
Notes[1] Célèbre traiteur de luxe place de la Madeleine à Paris. [2] Voir, dans ce numéro, « 1972 : naissance de lintellectuel spécifique ». [3] Crée en juin 1970, le Secours Rouge avait pour vocation de lutter contre la répression dont les organisations dextrême-gauche et leurs militants étaient lobjet au cours de cette période. Elle comptait dans ses rangs dix-sept personnalités dont Jean Chaintron, Jean Cardonnel, Yvonne Halbwachs-Bash, Henri Leclerc, Charles Tillon, Jean-Paul Sartre et Vercors.
Dernière mise à jour :
20-10-2003 19:40
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