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Plein Droit n° 41-42, avril 1999
« Inégaux en dignité et en droits »

Consensus politique
sur la santé

Adeline Toullier et Antoine Math
Adeline Toullier est attachée temporaire d'enseignement
et de recherche à l'Université Paris XIII
Antoine Math est économiste

Si la loi Pasqua du 24 août 1993 a rompu avec la logique retenue à la Libération en subordonnant le droit à l'assurance maladie des étrangers à la régularité de leur séjour, aucune loi n'est venue depuis remettre en cause cette rupture, désormais bien inscrite dans les textes et les pratiques.

La loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua », a opéré un tournant majeur dans l'accès aux soins des étrangers en subordonnant le droit à l'assurance maladie à la régularité du séjour du bénéficiaire, introduisant ainsi une discrimination entre Français et étrangers dans l'accès au service public de santé.

Le terrain avait certes été préparé de longue date, les pratiques discriminatoires, n'ayant pas attendu une loi pour se développer avec la bienveillance des pouvoirs publics, comme le confirme un ancien directeur de la DPM : « Un certain nombre de caisses d'assurance maladie ont anticipé sur la loi de 1993, c'est-à-dire qu'elles refusaient les prestations maladies aux adultes en situation irrégulière alors qu'aucun texte réglementaire ne le leur permettait et sans que les tutelles les en aient empêchées pour tout dire, car les tutelles prenaient leurs responsabilités. Nous le savions, mais nous pensions qu'il fallait que le législateur bouge, si je puis dire, et il a fini par bouger » [1]. Curieuse conception de la démocratie et de l'État de droit que d'encourager des pratiques illégales jusqu'à ce que le législateur décide de les entériner...

Désormais, par le jeu implacable des contrôles dans les préfectures à l'occasion du renouvellement tardif des titres de séjour et, a fortiori, suite au non renouvellement des titres, c'est l'accès effectif aux soins des intéressés qui se trouve directement menacé. Quant aux enfants mineurs de parents dépourvus de titre de séjour, ils sont exclus comme leurs parents de toute couverture sociale.

L'accès à l'aide sociale est, depuis 1993, subordonné, pour certaines prestations, à la régularité du séjour, pour d'autres à une durée de résidence. Que reste-t-il alors aux étrangers en situation irrégulière ? Ils ne peuvent plus prétendre qu'à l'aide médicale hospitalière ou encore à l'aide médicale à domicile, dès lors qu'ils justifient d'une résidence ininterrompue en France métropolitaine depuis au moins trois ans.

Or, ce dernier volet de la protection sociale, maintenu par la loi Pasqua - suite aux pressions du milieu médical et des associations - comme un filet de sécurité, fonctionne très mal. Les risques en matière de santé publique et de marginalisation encourus par les populations concernées se sont donc considérablement accrus, et de nombreuses personnes, quel que soit leur état de santé, se trouvent aujourd'hui de fait sans protection sociale.

Des instructions illégales

Lorsque les hôpitaux refusent de les accueillir, les personnes les plus démunies, surtout lorsqu'elles sont étrangères et sans papiers, s'orientent de plus en plus, pour l'accès aux premiers soins, vers des structures associatives caritatives, souvent ouvertes à proximité des grands établissements hospitaliers publics. Se mettent ainsi en place, des filières d'exception pour les soins des pauvres participant à une véritable « institutionnalisation de l'humanitaire » en contradiction avec le droit aux soins pour toute personne résidente.

Par ailleurs, la complexité des textes, liée à la multiplicité des administrations, des guichets et des procédures renforce le non respect du droit tout en contribuant à sa méconnaissance par les intéressés et les professionnels de la santé et du social. Ce flou permet aux pratiques restrictives, voire illégales, des administrations de se développer.

C'est le cas, par exemple, des circulaires du ministère et de la caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) qui, contrairement à ce que prévoit la loi, refusent le maintien des droits pendant un an à toute personne cessant de satisfaire à la condition de régularité de séjour. Bien que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État aient jugé ces instructions illégales, ni le ministère ni la CNAM ne sont revenus sur leur position, et les nombreuses interpellations des associations sont restées lettre morte [2].

Ainsi, les étrangers en situation régulière, lorsque les préfectures tardent à leur renouveler leur titre, mais aussi des Français, a fortiori lorsqu'ils sont perçus comme étrangers, peuvent voir leurs droits suspendus : « Nous arrivons aujourd'hui à des situations totalement aberrantes. J'ai le cas d'une Française qui, lors d'un transfert de caisse, s'est vue couper ses droits parce qu'elle avait perdu sa carte d'identité », témoigne une syndicaliste de la caisse d'assurance maladie des Bouches-du-Rhône.

La délation, une pratique
et non un fantasme

Une autre grave conséquence de la réforme de 1993 concerne la gestion du dispositif par les caisses d'assurance maladie qui ont, pour la première fois de leur histoire, à connaître la nationalité des assurés sociaux et à contrôler, le cas échéant, qu'ils sont bien en possession d'un des titres prévus par les textes [3].

Or, les caisses ignorent la nationalité de leurs assurés, le numéro de sécurité sociale ne l'indiquant pas. Aucune disposition ne précise à partir de quels critères serait vérifiée la nationalité d'un assuré plutôt que d'un autre. Plusieurs voix ont exprimé leur crainte de dérapages, les caisses risquant de s'appuyer sur le lieu de naissance, la consonance du nom voire l'apparence physique. Certains agents, encouragés parfois par leur encadrement, ont d'ailleurs montré leur zèle en la matière.

Le risque de voir la dénonciation s'institutionnaliser a été maintes fois mis en avant, même si des responsables de la caisse nationale parlent de « fantasmes », comme pour mieux se dédouaner d'avance de pratiques illégales qu'ils savent rendues prévisibles par les réformes. « La délation est souvent sous-entendue ou même induite par les textes eux-mêmes, qui subordonnent l'octroi d'un droit ou d'un avantage à la preuve de la résidence régulière en France. Ainsi les CPAM, (mais aussi l'ANPE, les Urssaf) sont tenues de vérifier, y compris par la consultation des fichiers des services de l'État, que l'étranger dont elles ont à gérer le dossier est en situation régulière de séjour. Sur cette base légale, se greffent des dérives zélées des préfectures, trop contentes de pouvoir trouver des auxiliaires dans leur traque aux clandestins » [4].

Cette crainte, loin de relever du fantasme, s'est vite confirmée : les pratiques de délation se sont développées, à défaut de devenir systématiques comme le regrettèrent officiellement les députés de droite C. de Courson et G. Léonard dans leur rapport sur Les fraudes et pratiques abusives (1996).

Une note interne de la direction de la CPAM des Bouches-du-Rhône préconisait, dans la procédure à suivre en cas de situation irrégulière de l'assuré, de notifier la suppression de ses droits à l'assuré et d'envoyer un double de cette décision à la préfecture [5]. Face à la réaction de la fédération CGT de l'organisme et de plusieurs organisations de défense des droits humains, la direction a dû revoir sa copie.

Si, en 1993, les positions politiques étaient tranchées... les retournements de veste sont depuis allés bon train, quelques acteurs importants proches de la gauche gouvernementale approuvant désormais le dualisme instauré par la loi Pasqua et rejoignant ainsi les positions de la droite.

Sans détailler les positions respectives des différents acteurs de l'époque, partis, syndicats, associations, il convient de rappeler les arguments, particulièrement réfléchis et éclairants, des députés de gauche [6] dans leur saisine du Conseil constitutionnel, le 15 juillet 1993. Les griefs de ces députés aux dispositions de la loi Pasqua en matière de protection sociale portaient « sur les violations des droits à la protection sociale, aux soins et à la perception d'un minimum de ressources », issus du préambule de la Constitution de 1946, « lequel inclut notamment le principe constitutionnel de protection de la santé publique et le droit à des moyens convenables d'existence ».

Les députés avaient parfaitement saisi les conséquences de l'exclusion d'une partie des étrangers en matière de soins et concluaient expressément au refus de conditionner l'accès aux soins et à l'assurance maladie à la régularité de séjour (cf. encadré).

Un pas en avant,
trois pas en arrière...

Mais l'eau a coulé sous les ponts et plusieurs revirements d'« experts » sont venus changer la donne ces derniers mois. Les meilleures illustrations en sont le rapport de la mission de Patrick Weil [7] de l'été 1997 et les derniers rapports du Haut Conseil à l'Intégration.

Après avoir rappelé la situation du droit, « la mission [Weil] estime que l'état du droit ainsi posé est globalement satisfaisant » mais que « des améliorations sont néanmoins envisageables ». Parmi ces dernières figure « l'application effective du droit à l'aide médicale pour les étrangers en situation irrégulière », mais pour laquelle la mission préconise une énième recommandation par circulaire pour rappeler le droit.

En matière d'assurance maladie, la mission trouve l'état du droit satisfaisant, voyant même un « équilibre » instauré par la loi Pasqua. Dans ce sens, « il est indispensable qu'aucun étranger en situation irrégulière ne puisse avoir accès aux prestations de sécurité sociale » au motif que « cette exigence est partagée par tous ». Tous ? Y compris les députés de gauche en 1993 ?

Estimant « qu'actuellement les contrôles de la régularité de séjour sont insuffisants », la mission préconise de « vérifier effectivement la régularité de séjour des étrangers affiliés aux organismes de sécurité sociale ». Il s'agit de la seule « amélioration » (sic !) proposée. A cette fin, la mission souligne la nécessité de « rendre effective la connexion » des fichiers de sécurité sociale avec les fichiers de l'État, la connexion devant être « strictement encadrée » sans pour autant prendre la peine de préciser les modalités de cet encadrement.

Usant du registre du discours technique ou savant, elle suggère une « vérification systématique » des nouvelles affiliations afin « d'assurer un taux de criblage à 100 % pour le flux d'entrées nouvelles » et, pour le « stock », « des contrôles par sondage sur ce type de dossiers », sans que soient précisées les modalités de ce « sondage ».

Est-ce bien « responsable » de laisser à l'administration et ses agents le soin de trouver les moyens pour « cribler » au mieux les assurés sociaux ? Si les caisses ne connaissent pas la nationalité de ces derniers, elles connaissent leurs nom et prénoms, leur lieu de naissance et, parfois, leur apparence physique : ça aide...

L'exclusion banalisée

Afin de régler les problèmes de pertes des droits dus au retard dans le renouvellement des titres par les préfectures, la mission préconise « d'inviter l'étranger à anticiper sa demande de renouvellement auprès de la préfecture », suggérant implicitement que ces retards sont de leur fait et décrétant que ce n'est pas à l'administration de faire un effort mais à l'étranger déjà lourdement pénalisé par des délais souvent interminables.

Comment expliquer la position de la mission Weil ? Probablement par une ignorance des pratiques effectives du droit et une certaine banalisation d'une telle exclusion de l'assurance maladie, sa légalisation la légitimant aux yeux de certains opposants d'hier. Cette idée, initialement portée par la droite, a elle aussi largement gagné les esprits à gauche, quitte, pour mieux se dédouaner, à réinterpréter l'histoire et à invoquer l'intérêt des « bons » étrangers.

Les rapports du Haut conseil à l'intégration (HCI) [8] alimentent aussi ces positions. En témoigne, dans le dernier rapport paru en octobre 1998, le chapitre consacré à la protection sociale au titre rêveur de « protection sociale : l'égalité des droits désormais largement assurée » invoquant l'« équilibre conforté par la loi du 24 août 1993 ».

Le rapport ajoute que si les caisses d'assurance maladie subordonnaient illégalement à la présentation d'un titre de séjour régulier l'affiliation ou le bénéfice de certaines prestations avant 1993, elles le faisaient « à l'instar des dispositions en vigueur au sein de la branche famille »? L'usage du terme « à l'instar » est une formule rhétorique visant à masquer l'absence de justification possible.

De la part du HCI, cette légitimation a posteriori de pratiques discriminatoires illégales est particulièrement choquante. Le reste du rapport est à l'avenant et aucune proposition concrète en matière de protection sociale n'est formulée.

Que des politiciens de droite et d'extrême droite se réjouissent du « progrès considérable [réalisé par la loi Pasqua] subordonnant le droit aux prestations de sécurité sociale à la régularité des conditions de séjour des étrangers en France » [9] : on pouvait aisément s'y attendre ; que quelques parlementaires de gauche oublient leurs positions prises en 1993, ou que des membres d'administration légitiment et collaborent à des pratiques discriminatoires : cela n'est pas nouveau ; mais que le HCI se fasse le porte parole de telles mesures d'exclusion, qui plus est dans un rapport prétendant s'attaquer aux discriminations, voilà qui ne manque pas de sel !

Dans l'intérêt de la collectivité

Contrairement aux affirmations du rapport Weil, l'exclusion des étrangers sans titre n'est pas « partagée par tous », notamment au sein des élus de l'actuelle majorité. Jean-Claude Boulard, député socialiste de la Sarthe, en témoigne dans son rapport Pour une couverture maladie universelle de base et complémentaire (août 1998).

Bien que son rapport traite la question de l'accès aux soins des étrangers de manière accessoire, Jean-Claude Boulard souligne la nécessité de juguler le développement d'un système de santé à deux vitesses avec de maigres filières sanitaires pour pauvres, exclus de l'accès au droit commun. Il faut au contraire « inclure les exclus dans la couverture de tous » par « l'instauration de la couverture maladie universelle [qui] doit permettre de passer du droit juridiquement affirmé à la santé, au droit, réellement exercé, de se soigner ». Jean-Claude Boulard prend la mesure du caractère contre-productif des dispositions actuelles également d'un point de vue gestionnaire, pour des raisons d'organisation des soins, de frais de gestion et de maîtrise des dépenses.

Dans cette perspective, Jean-Claude Boulard propose une simplification visant à permettre l'accès aux soins de tous sur la seule condition de résidence et donc, à revenir sur la réforme Pasqua [10]. « S'agissant de l'accès aux soins, qui ne renvoie pas seulement à l'intérêt de la personne mais aussi à l'intérêt de la collectivité d'accueil, compte tenu des problèmes de santé publique, il est possible de se demander si le moment n'est pas venu de mettre fin à deux distinctions :

  • accès à l'hôpital et accès à la médecine de ville [distinction utilisée en matière d'aide médicale aux étrangers]

  • résidence régulière et résidence sans titre de séjour.

Ne faut-il pas mettre en oeuvre le seul critère de résidence durable pour ouvrir le droit à l'affiliation au régime de base et l'accès à la couverture complémentaire ? »

Poser la question ainsi, c'était commencer à y répondre positivement. Malheureusement, cette question a été vite abandonnée et ignorée des débats qui ont entouré la préparation du projet de loi sur la couverture maladie universelle. Peut-on espérer qu'elle le sera au cours de la discussion parlementaire ? C'est pourtant le droit à la santé pour tous, dont le respect est revendiqué haut et fort par l'actuel gouvernement, qui est en cause.


Notes

[1] Audition sous serment de Gérard Moreau auprès de la Commission d'enquête présidée par J.P. Philibert sur Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France, tome II, La Documentation française, p.72.

[2] Sur ce point, voir Le maintien des droits à l'assurance maladie, maternité, invalidité, décès, Gisti, 1998.

[3] Car il est en fait réducteur de laisser croire que la régularité de séjour suffit : certaines catégories d'étrangers en situation régulière n'ont pas droit à l'assurance maladie car leurs titres ne figurent pas sur la liste fixée par le décret D. 115-1 du code de la sécurité sociale.

[4] C. Rodier Quand la dénonciation s'institutionnalise, Plein Droit 27, juin 1995.

[5] Note de juin 1996 (n° 50/96).

[6] Parmi ces députés, figurent plusieurs ministres ou anciens ministres, parmi lesquels Jean-Pierre Chevènement, Laurent Fabius, Jack Lang, Louis Le Pensec, Paul Quilès, Ségolène Royal et Jean-Claude Gayssot, ou encore Jean-Yves Le Déaut, Véronique Neiertz, Jean-Marc Ayrault et Georges Sarre.

[7] Patrick Weil, Mission d'étude des législations de la nationalité et de l'immigration, rapport au Premier ministre, La Documentation française, 1997.

[8] Dont fait également partie Patrick Weil et qui est présidé par Simone Veil (ministre en charge de la santé au moment de la loi Pasqua).

[9] Commission d'enquête parlementaire Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France, op. cit.

[10] Ce que préconisent déjà depuis longtemps tous les acteurs de terrain dans le champ de l'exclusion sociale. Cf. J.M. Belorgey, « Santé et précarité : du droit à la réalité », Plein Droit n°26, oct.-déc. 1994  et plus récemment diverses associations (Pour une couverture maladie véritablement universelle).

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Dernière mise à jour : 21-04-2001 11:29.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/41-42/consensus.html


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