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Plein Droit
n° 20, février 1993
Europe : un espace de « soft-apartheid »
Ex-Yougoslavie :
l'humanitaire en trompe-l'il
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Que peuvent bien se raconter des ministres européens
chargés de l'immigration à propos de l'ex-Yougoslavie
quand ils se rencontrent ? Réflexes obligent, évidemment,
des histoires de fermeture des frontières et de contingentement
du flux des victimes de la guerre. Même à l'égard
des Bosniaques, l'Europe verrouille son territoire et réduit
le droit d'asile à l'état de résidu humanitaire.
Voir aussi l'encadré
« Vers un statut B européen ? »
Le drame vécu par les différentes populations de l'ex-Yougoslavie
se mesure en milliers de morts (8 000 à Sarajevo seulement),
de blessés, d'internés dans des camps, de femmes violées
et de personnes déplacées. En décembre 1992,
le nombre des exilés à l'intérieur du pays était
estimé à près de 1 870 000 : 810 000
en Bosnie-Herzégovine ; 627 000 en Croatie ; 433 000
en Serbie. Quant aux expatriés, on les évaluait à
581 000. Ce bilan provisoire laisse planer sur la Communauté
européenne le spectre de centaines de milliers de réfugiés,
contre lequel elle tente secrètement de se préserver,
tout en offrant à l'opinion publique des grimaces humanitaires
propres à l'abuser.
L'ampleur de ces dégâts effraie surtout la Communauté
européenne en raison de la proximité géographique
de la Yougoslavie. Mais, image humanitaire oblige, la CEE multiplie
déclarations et gestes symboliques généreux. Sur
le plan de l'action, en revanche, elle se préserve autant qu'elle
le peut de tout afflux, sur son territoire, des victimes de la guerre.
Cette frilosité hypothèque lourdement la valeur de l'« ingérence
humanitaire » occidentale en ex-Yougoslavie. Au point
qu'on doit se demander si cette intervention ne sert pas surtout de
rempart avancé contre l'arrivée de réfugiés
à l'Ouest ?
Pour l'Europe occidentale, les atteintes aux droits de l'homme en ex-Yougoslavie
sont officiellement inadmissibles. Depuis le voyage spectaculaire de
son président de la République, le 28 juin 1992,
à Sarajevo, pour la France, leur condamnation est même
devenue une question de principe. La Grande-Bretagne s'en soucie également
au premier chef, comme en témoigne le réveillon de Noël
de son premier ministre britannique, John Major, parmi les « casques
bleus » de Bosnie.
La Communauté européenne, l'Union de l'Europe occidentale
(UEO) et jusqu'à l'Organisation du Traité de l'Atlantique
nord (OTAN), sous l'impulsion soudaine des Etats-Unis, se poussent du
coude pour se stimuler et se retenir à la fois d'intervenir de
façon plus musclée que celle pacifique
de la Force de protection des Nations unies (FORPRONU). Tous hésitent, mais
haussent le ton à l'égard de la Serbie. L'idée
d'une ingérence massive et, cette fois, agressive s'impose peu
à peu.
Le prétexte
de la purification ethnique
Dans le même temps et de façon beaucoup moins spectaculaire,
à l'abri des caméras des télévisions et des
Parlements, les ministres chargés de l'immigration des gouvernements
de la Communauté européenne préparent, le 6 décembre
en Allemagne sur fond de musique schengenienne, le Conseil européen
d'Edimbourg des 11 et 12 décembre. L'une de leurs recommandations
« Conclusion sur les personnes déplacées
en raison du conflit dans l'ex-Yougoslavie » relève
innocemment que l'exil de ces victimes est « de nature à
encourager la pratique inhumaine et illégale de la purification
ethnique » [1]. De ce
fait, rien n'est plus urgent que de compliquer l'arrivée des ex-Yougoslaves
dans le grand espace européen. Tout au plus, dans leur générosité
légendaire, les Etats de la Communauté « appliqueront (...)
une certaine souplesse dans le système des visas et les contrôles
à l'entrée » sur leur territoire.
Le tour est ainsi joué sur air humanitaire : la liberté
de circulation en faveur des réfugiés de Bosnie et d'ailleurs
constituerait un appui à la Serbie. Dans leur intérêt
même, ils resteront donc sur leurs terres natales à y attendre
des jours meilleurs ou un enterrement en cimetière pluri-ethnique.
La Communauté leur accordera une protection dans des « zones
sûres » à proximité des champs
de bataille.
Cette uniformisation de la politique européenne du droit d'asile
justifie rétrospectivement l'imposition de visas aux Bosniaques,
depuis plusieurs mois, par l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg,
les Pays-Bas, le Royaume-Uni et, hors CEE, par la Finlande, l'Islande
ou la Suisse. Les mêmes, ainsi que le Danemark et la Suède,
opposent des conditions semblables aux Macédoniens, aux Serbes
et aux Monténégrins.
Moins de 3 700 places
pour les détenus des camps
Rien n'a donc changé depuis que, en octobre 1992, les révélations
de la presse internationale contraignaient les gouvernements occidentaux
et la Croix-Rouge à admettre l'existence de camps de concentration
qui, jusqu'alors, n'avaient fait l'objet d'aucune condamnation publique.
Exécutions sommaires, viols, tortures, conditions de vie infrahumaines
de milliers de prisonniers avaient curieusement poussé les pouvoirs
publics au silence. L'ouverture des camps allait contribuer à expliquer
ce mutisme. Ainsi, le 26 octobre, le Haut Commissariat des Nations
unies pour les réfugiés (HCR) indiquait que le Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) venait d'ouvrir les portes du camp
de Trnopolje, au nord de la Bosnie. Dans ce seul lieu de détention,
croupissaient plus de 5 000 prisonniers. Au moins 7 000 victimes
supplémentaires attendaient leur libération dans vingt-six
autres camps.
Face à ces urgences, les Etats-Unis offraient d'accueillir 300
d'entre eux (1 000 avec leurs familles), tandis que la Finlande,
l'Italie, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et la Suisse
entrouvraient leurs portes à une poignée supplémentaire.
« Des milliers de prisonniers continuent à languir
dans les camps parce qu'ils ne peuvent aller nulle part » ,
remarquait alors Douglas Stafford, représentant du HCR. Quant
au CICR, il constatait que « la lenteur de la réponse
internationale (à son appel) le forcait à suspendre
son programme d'évacuation de 5 000 détenus » [2].
Quelques semaines plus tard, le 17 novembre, le HCR comptabilisait
3 699 places disponibles dans le monde, dont 300 en France (familles
non comprises), 600 en Espagne et 362 en Allemagne. Au total, la CEE
en accueillait 1 882. Un détenu sur deux au plus pouvait espérer
le bénéfice d'un havre de paix [3].
Mme Sadako Ogata, Haut Commissaire aux réfugiés,
n'en revient pas encore. « J'avais toujours pensé
que l'Europe était la patrie de l'humanitaire »,
se souvient-elle. Deux mois après la libération des camps,
« nous n'avons pas encore trouvé des places
pour tous. Maintenant on parle de 70 000 prisonniers. Que se passera-t-il
s'ils sont libérés. J'espère que les pays d'Europe
les accueilleront. Mais dégager 7 000 places a dèja
été difficile... ». Illusions perdues [4].
Mascarade française
Ce chiche accueil n'était d'ailleurs que temporaire : il n'était
question nulle part de faire jouer automatiquement la Convention de Genève.
Au contraire, tout allait être fait pour dissuader les rescapés
des camps et les autres de postuler au statut de réfugiés.
La France se distingue dans cette course à une politique humanitaire
de vitrine. Deux très modestes opérations en
elles-mêmes légitimes ont été
montées en épingle pour éblouir l'opinion durant
le mois de novembre 1992 : celle des trois cents Bosniaques et
de leurs familles libérés des camps, et celle des 1 013
femmes et enfants bosniaques, dite « Mille enfants à
l'abri » , à l'initiative de l'association Equilibre.
Pour la première, le ministère des Affaires sociales
précise, dans une note du 16 novembre adressée aux
préfets, qu'il s'agit d'une « action humanitaire
(...) pour la durée de l'hiver », conçue
pour se terminer « au mois d'avril 1993 » dans
le cadre d'un « accueil temporaire, sans que des actions
en faveur d'une insertion durable en France (...) soit à conduire ».
« Les personnes accueillies, poursuit cette instruction,
n'auront pas, dans l'immédiat, le statut de réfugié » [5].
Même chanson pour l'initiative orchestrée par Equilibre.
« Le séjour de ces personnes se fera sous le régime
d'autorisation provisoire de trois mois renouvelable »,
indique une autre instruction du 16 novembre aux préfets [6].
Cette politique répond aux orientations définies dès
le 3 août par le gouvernement français à l'égard
de l'ensemble des ressortissants encore dits « yougoslaves » par
une circulaire du ministère de l'intérieur aux préfets.
Pour les irréguliers entrés en France avant le début
de la guerre, ce texte prévoit la non-exécution des arrêtés
de reconduite à la frontière et la tolérance des
Yougoslaves frappés d'une interdiction judiciaire du territoire,
« qu'il n'y aura pas lieu d'admettre au séjour ».
Quant aux nouveaux, « arrivés en France après
le déclenchement des hostilités dans leur région
d'origine, sans avoir durablement transité dans des Etats tiers » (les
conventions européennes de réadmission jouent donc), ils
« pourront bénéficier d'une admission provisoire
au séjour », renouvelable « si la
persistance d'une situation troublée dans la région le
justifie ». « Bien entendu, note incidemment
ce texte, les intéressés conservent la possibilité
d'introduire une demande de reconnaissance du statut de réfugié
qui sera instruite selon la procédure habituelle ».
Admissions caritatives
Inattaquable sur le plan du droit, cette offre aux ex-Yougoslaves repose
en réalité sur un marché inavoué. A ceux qui
se satisfont d'un accueil provisoire et d'un retour dans leur pays d'origine
dès que les autorités françaises le décideront,
on accorde autorisation provisoire de séjour, gîte, nourriture,
suivi médical, scolarisation des enfants. Mais aux autres, à
ceux qui postuleraient à un statut moins précaire, ces petits
soins ne sont pas offerts. Ce marchandage est défini, dès
le 14 septembre, par une circulaire du ministère des Affaires
sociales. S'il s'agit d'habitants de régions effectivement troublées,
« une autorisation provisoire de travail pourra être accordée (...)
sans opposer la situation de l'emploi ». En revanche, « le
droit commun s'appliquera pour les ressortissants de l'ancienne République
yougoslave qui auraient demandé l'asile au titre de la Convention
de Genève », soit, en principe, l'impossibilité
de travailler.
Les préfets qui n'auraient pas compris la règle du jeu
se la voient rappeler le 7 octobre par le directeur de la population
et des migrations : « Les ressortissants yougoslaves,
qui ont fui leur pays, n'ont pas vocation à s'établir
en France et à s'y insérer ; la plupart ne le souhaitent
d'ailleurs pas », juge-t-il. « J'ai décidé
d'organiser un hébergement destiné en priorité
à accueillir les femmes isolées ou avec enfants (...).
Les populations concernées ne sont pas des demandeurs d'asile ;
dans ce cas, en effet, ces personnes pourraient être dirigées
vers les centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA) ».
Avec les désavantages matériels et sociaux inhérents
à cette situation.
L'étrange « doctrine »
de l'OFPRA
L'Office français de protection des réfugiés et apatrides
(OFPRA) a, pour sa part, forgé une doctrine ad hoc en ces
circonstances. Mais il évolue, en ce domaine, dans le secret :
sa « doctrine », datée du 10 décembre,
est classée « confidentiel » ;
et le nombre des demandeurs d'asile issus de l'ex-Yougoslavie n'est pas
public, si l'on en croit le communiqué commun du 7 décembre
des syndicats des personnels de l'Office CGT, FO, CFDT
qui n'ont, semble-t-il, pas eu accès aux données correspondantes :
« Chiffre censuré », y indiquent-ils
à la rubrique « dossiers yougoslaves » de
leur bilan des « stocks » [7].
Cependant, dans la confidence donc, l'OFPRA avoue avoir enregistré
2 180 demandes d'asile de la part d'ex-Yougoslaves, soit, indique-t-il,
« le tiers des arrivées en France en 1992 ».
« Au mois de juin dernier, précise-t-il,
l'Office a décidé, en raison de la situation confuse prévalant
en ex-Yougoslavie, de placer en attente une certaine catégorie
de dossiers. Actuellement, entre 900 et 1 000 demandes sont en
instance à l'Office et environ 800 à la CRR (Commission
des recours des réfugiés) » [8].
Moins de 15 % des requêtes ont donc débouché
sur l'attribution d'un statut de réfugié, soit provisoirement
une moyenne inférieure au taux général d'accords.
L'OFPRA estime désormais qu'il doit examiner les requêtes
en deux étapes : d'abord étudier « la
situation du demandeur dans la République de provenance (les
craintes d'un Serbe de Croatie, explique-t-il, doivent être
examinées au regard de nouvelles autorités croates) » ;
puis, « évaluer les possibilités et conditions
dans lesquelles les personnes, dont la nationalité est minoritaire
dans une République, peuvent, pour certaines, se rendre dans
la République dont elles ont ethniquement la nationalité ».
Est-ce à dire que quiconque appartenant à une communauté
minoritaire dans sa région de résidence, mais qui
pourrait trouver refuge dans la région où sa communauté
est majoritaire, ne peut espérer obtenir le statut de réfugié ?
Cette hypothèse, qui validerait la politique de purification
ethnique prônée par les autorités serbes, devient-elle
la doctrine de l'OFPRA ? Il est malheureusement permis de le penser,
si l'on en croit les cas-types exposés par l'Office. Ainsi, s'agissant
des déserteurs et insoumis, seront admis au statut, les « personnes
d'une origine nationale différente de celle de l'armée
de recrutement (ex-Serbes de Croatie, Albanais du Kosovo, musulmans
du Sandjak, Hongrois de Voïvodine) ».
A l'égard des musulmans de Bosnie-Herzégovine, c'est
la même difficulté à fuir dans une région
où ils seraient majoritaires « impossibilité
de repli sur le territoire de l'ex-Yougoslavie »
qui leur vaudra le statut. Pour les autres, à l'exception des
« couples et personnes d'origine mixte »,
« qui doivent pouvoir bénéficier de la protection
de la Convention de Genève », les critères
habituels s'appliqueront.
Cette « doctrine » contrevient, de toute évidence,
à celle que défend le HCR. « L'évaluation
du bien-fondé des craintes de persécution doit, estime-t-il,
pour sa part, le 2 décembre 1992, être faite
au regard de la situation du requérant dans la République
de provenance (c'est nous qui soulignons) (ex. :
la situation d'un ressortissant de Croatie d'origine ethnique serbe
doit être envisagée au regard de ses craintes en Croatie).
En effet, si le HCR ne peut ignorer que des personnes, dont la nationalité
est minoritaire dans une République où elles ont leur
résidence, peuvent pour certaines retourner dans la République
dont elles ont formellement la nationalité, il convient toutefois
d'évaluer la possibilité d'un retour effectif et sûr
(c'est le HCR qui souligne) dans ladite République, retour
qui, de surcroît, ne contribuerait pas à la politique de
purification ethnique mise en place par plusieurs parties du conflit » [9].
Tel n'est donc pas l'avis de l'OFPRA. Qu'il s'agisse de l'Office, des
autorités européennes ou du gouvernement français,
l'impératif-réflexe de la fermeture des frontières
conduit décidément à de bien étranges acceptations
de la loi de la jungle. Qu'en aurait-il été, pour les
victimes du nazisme, si, dans les années 30, un cynisme pareil
avait été de règle ?
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Notes
[1] Amnesty International,
Document SF M 285, 8 décembre 1992.
[2] Haut Commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés, « UNHCR
renews appeal for ex-detainees », communiqué du 26 octobre
1992.
[3] HCR, « Update
on temporary protection for ex-detainees in former Yougoslavia as of
17/11/1992.
[4] Libération,
22 janvier 1993.
[5] Ministère des
affaires sociales, instruction n° 30 du directeur de cabinet,
16 novembre 1992.
[6] Ministère des
Affaires sociales, instruction n° 31 du directeur de cabinet,
16 novembre 1992.
[7] Syndicats du ministère
des Affaires étrangères, section OFPRA CGT,
FO, CFDT , Bilan de l'OFPRA, 7 décembre
1992.
[8] OFPRA, Note :
Problématique posée par les demandeurs d'asile en provenance
de l'ex-Yougoslavie, 10 décembre 1992. La lettre d'accompagnement,
elle, datée du 11 décembre, porte la mention « confidentiel ».
[9] Haut Commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés, Paris, Position
du HCR sur la question de l'application de la Convention de Genève
aux demandeurs d'asile en provenance de l'ex-Yougoslavie, 2 décembre
1992. Lire également « Porte étroite pour les
réfugiés », Le Monde, 24-25 janvier
1993
Dernière mise à jour :
6-02-2001 11:52.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/20/yougoslavie.html
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