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Plein Droit n° 18-19, octobre
1992
« Droit d'asile :
suite et... fin ? »
PAYS
D'EXIL : ZAÏRE
Jean-François Ploquin
1ère
partie | 2ème partie
L'examen des motivations du départ du pays, telles que les expriment
les intéressés, fait apparaître deux types de causes,
événementielles ou structurelles. Sur les 70 dossiers,
25 (35 %) sont liés à des événements
bien connus, principalement des manifestations étudiantes (notamment
celles de février 1989 et de mai 1990 à Kinshasa
et Lubumbashi), des manifestations politiques ou de revendication sociale,
sans parler des pillages de septembre et de la marche du 16 février
dernier.
Bien souvent, c'est ce type de demandes qui comporte le plus de récits
stéréotypés, c'est-à-dire sans lien avec
la vie réelle du requérant, lequel trouve dans un fait
saillant de l'actualité l'occasion et la trame souvent
grossière de son récit. En revanche, 45 dossiers
(65 %) ne sont pas liés à un événement
précis, mais sont enracinés dans le marais politique,
administratif et social zaïrois. Interviennent notamment :
la militance politique : 18 (26 %) ; un comportement
relevant de l'« opposition silencieuse » (4)
ou un acte d'objection de conscience (9, soit 13 %) en opposition
à une fraude ou dans le cadre des fonctions professionnelles ;
l'expression publique de son opinion (2) ; l'appartenance
à une confession religieuse non reconnue (6) ; l'intervention
brutale d'un baron du régime (4) ; les activités
du mari (5).
Dans l'ensemble, 54 % des récits de demande d'asile sont
motivés par un profil politique et, à première
vue, 34 % ne relèvent pas de la Convention de Genève.
À y regarder de plus près, ce groupe fait cependant état
d'actes d'objection de conscience en opposition à une fraude
ou dans le cadre de fonctions. Tel fonctionnaire refuse, par exemple,
d'avaliser un détournement de fonds. Même s'il ne s'agit
pas d'actes politiques au sens strict, ces gestes de civisme sapent
un des fondements du régime (la corruption sous toutes ses formes),
si bien qu'ils exposent à des sévices en représailles
de la part, directement ou indirectement, du pouvoir politique, la justice
restant naturellement muette.
D'autres avancent une motivation économique, par exemple leur
participation à une manifestation pour réclamer le versement
des bourses ou l'augmentation des salaires. Cette attitude revêt
souvent une dimension politique. Mais c'est surtout la disproportion
entre l'acte et la répression à laquelle il expose (emprisonnement
sans inculpation, mauvais traitements, voire torture, ...) qui
incite l'intéressé à se réclamer de la protection
d'un autre pays. On peut également mettre dans cette catégorie
la participation aux pillages de septembre 1991 pour des épouses
de militaires pillards, assassinés ou disparus dans le cadre
d'« opérations de nettoyage » menées
par... la Division spéciale présidentielle.
Que dire également des femmes inquiétées du seul
fait des activités de leur mari, journaliste trop bavard, militaire
opposant, fonctionnaire trop scrupuleux. À l'une d'entre elles,
on reprochera simplement d'avoir organisé le deuil de son époux.
Une pratique courante du régime est, en effet, d'interdire les
cérémonies de deuil, au besoin en achetant le silence
de la famille.
La majorité des demandes d'asile zaïroises de notre échantillon
sont liées au (non-) fonctionnement de la société
zaïroise plus qu'à des événements précis.
Ainsi, aucun dossier ne correspond à un départ au cours
de la période de décembre 1990 à avril 1991,
malgré la violence des émeutes de la faim de décembre
1990 qui firent plusieurs victimes.
Ce constat relativise l'idée reçue selon laquelle les
manifestations de masse sont un facteur primordial d'exil. Les événements
qui, du fait de leur ampleur, ont les honneurs des médias, dissimulent
ceux qui, à l'intérieur du pays notamment, font à
peine l'objet de nouvelles brèves (ainsi des événements
de Mbuji-Mayi en avril 1991 ou des exactions de l'armée
dans le Nord-Kivu en ce moment).
Mais surtout, la répression au Zaïre, subtile, silencieuse,
s'opère sur fond de disparitions et de silences achetés.
Elle sécrète des formes d'intimidation, de mises à
l'écart, de sanctions professionnelles, de pressions sur la famille,
de chantages, voire d'emprisonnements, de tortures, de psychiatrisations
et jusqu'à l'élimination physique, qui sont loin de frapper
le militant tel qu'il correspond à notre représentation
traditionnelle. Dans un régime qui a fait de la corruption une
seconde nature, le simple exercice de la déontologie professionnelle
pour un agent des douanes, un infirmier, un magistrat, un journaliste,
un enseignant ou un militaire peut exposer à de grands périls.
Il n'y a pas que l'étudiant sous la matraque.
Le temps de latence entre les événements provoquant le
départ et l'arrivée en France telle qu'elle est déclarée
(de quelques jours à 15 mois, la durée moyenne étant
de 2 à 3 mois) s'explique par la durée des éventuels
emprisonnements, des préparatifs de départ (établissement
du passeport, du visa, achat du billet) et du trajet. Pour certains,
ce temps recouvre celui de l'arrivée en France de la relation
détaillée des faits par la presse kinoise, digérée dans
la perspective de demandes d'asile « opportunistes ».
Quoiqu'il en soit, sur 70 dossiers de l'échantillon, 54 font
état de persécutions ou de risques de persécutions.
Un tiers sentant la menace, ou effrayés par l'arrestation ou
la disparition d'un proche, prennent les devants. C'est le cas notamment
de membres des forces de sécurité, d'épouses sans
nouvelles de leur mari ou d'étudiants à l'étranger
exposés par leurs activités politiques à des représailles
des autorités zaïroises. Les deux-tiers mentionnent une
arrestation, toujours suivie d'une période de détention
sans inculpation. Il est le plus souvent difficile pour les Zaïrois
arrêtés d'identifier les agents qui mettent la main
sur eux. Les militaires sont le plus souvent en civil pour ce genre
de tâche. Il est rare qu'un document officiel soit brandi, et
l'anonymat des agents d'arrestation fait partie du métier.
La détention dure de 3 jours à 14 mois dans
notre échantillon, la moyenne se situant autour de 4 mois.
Elle se déroule le plus souvent dans un camp militaire (23 cas
sur 52), dans un cachot de la gendarmerie, de la Garde civile ou de
la sécurité (14 cas), plus rarement dans une prison
centrale (8 cas). Même s'ils n'en parlent pas, tous les Zaïrois
arrêtés et détenus font l'objet de tabassages musclés,
dès l'arrestation au domicile, dans le véhicule, à
l'arrivée au centre. La torture, pour autant qu'on puisse la
distinguer des mauvais traitements, n'est pas systématique, mais
elle est fréquente dans certains lieux : électricité,
eau, suspension du corps en l'air, station debout prolongée,
etc. Un requérant évoque des travaux forcés. Les
femmes sont presque toujours violées.
Ceux qui ont à lire les demandes d'asile sont plus d'une fois
restés perplexes devant ces récits d'évasion qui
donnent l'impression qu'on sort à peine plus difficilement d'une
prison au Zaïre qu'on y rentre. Certes, les relations et l'argent
peuvent dénouer bien des situations dans un pays où tout
s'achète. Mais il y a pour le moins des degrés dans la
malléabilité des geôliers. On sort facilement du
cachot d'un bureau de zone, moins facilement de la prison centrale de
Makala, exceptionnellement du camp Tshatshi ou des cachots du SARM (Sécurité
militaire).
Globalement, si, dans 8 cas sur 44 recensés pour cette
rubrique (un peu plus d'un cas sur cinq), le détenu est libéré,
soit définitivement, soit plus souvent à titre provisoire
ou sous forme conditionnelle, dans 36 cas sur 44 (72 %),
le récit comporte un épisode d'évasion, le plus
souvent de la prison (la moitié des 44 dossiers), parfois
de l'hôpital où la personne, blessée après
les sévices subis, est transférée sous surveillance
(25 % des dossiers), parfois encore au cours d'un transfert vers
l'hôpital ou entre deux lieux de détention (4 cas).
D'autres persécutions peuvent intervenir, soit précédant
une détention accompagnée de mauvais traitements, soit
dirigées contre la famille de la personne emprisonnée,
soit provoquant le départ de celle-ci avant une éventuelle
détention.
Le voyage vers l'exil constitue la phase la plus aléatoire de
bon nombre de récits de demandeurs d'asile zaïrois. Plus
que jamais, il faut préciser ici que nous analysons des récits,
non des faits. Toutefois, les récits mensongers ne sont pas à
négliger : ils indiquent des filières (ce terme doit
être compris sans connotation péjorative : il faut
bien passer quelque part) qui fonctionnent.
Ainsi, les ambassades d'Italie à Kinshasa et Brazzaville sont
plus généreuses que celle de France. De ce fait, nombre
de Zaïrois arrivent en France après avoir obtenu un visa
italien. Mais l'Italie constitue alors un pays de premier accueil qui
ne représente pourtant qu'une étape pour le demandeur
d'asile, lequel déclare donc que l'asile y est impossible ce
qui est faux.
L'existence de cet itinéraire qui fonctionne effectivement
permet à un demandeur d'asile débouté vivant en
Suisse ou en Belgique de déclarer qu'il arrive du Zaïre
via l'Italie. Qui pourra vérifier ? Or, c'est précisément
là que le bât blesse, car l'intéressé sera
bien en peine de montrer son passeport et son visa (renvoyé),
son billet d'avion (revendu) ou de train (jeté) le cas échéant.
Quant à décrire l'itinéraire !
Un demandeur d'asile zaïrois sur quatre (18) de l'échantillon
est entré régulièrement sur le territoire. C'est
une proportion importante qui va à l'encontre des statistiques
nationales selon lesquelles 87 % des demandeurs d'asile zaïrois
sont entrés en France irrégulièrement en 1985,
et 93 % en 1986. Il est vrai qu'un tiers d'entre eux se trouvaient
déjà à l'étranger, munis de leur passeport.
45 % des requérants de notre échantillon sont venus
avec leur passeport, avec ou sans visa, 39 % disent être
venus avec le passeport d'un tiers (le plus souvent zaïrois, parfois
congolais), et 16 % sans passeport.
Parmi ceux qui viennent sans leur propre passeport, certains ont emporté
leur carte d'identité, mais d'autres en sont dépourvus.
Quant aux passeports empruntés, ils sont presque toujours renvoyés,
si bien que l'information est impossible à vérifier. Si
l'on ajoute le fait que la carte d'identité zaïroise est
souvent délivrée au Zaïre dans des conditions peu
orthodoxes, on comprend que l'identification d'un nombre important de
requérants zaïrois pose problème. Enfin, le ministère
zaïrois des Affaires étrangères connaît depuis
plusieurs mois une véritable pénurie de passeports.
Voir le tableau « Qui
délivre les visas ? »
La France délivre 42 % des visas (surtout sur les passeports
personnels) dans notre échantillon, et l'Italie 38 % (surtout
pour les passeports que les requérants disent avoir empruntés
et renvoyés), la Belgique 13 %, les autres pays (Grèce,
Portugal, Suisse, ex-RDA) se partageant le reste. Dans certains cas,
les requérants disent avoir choisi la France dès le départ
et quel que soit le lieu d'arrivée en Europe ; dans d'autres,
ils évoquent les circonstances ou des « conseils ».
Quarante pour cent des demandeurs d'asile de l'échantillon sont
arrivés ou disent être arrivés
directement sur le sol français, par voie aérienne ou
maritime. Pour les autres, l'Italie est la voie royale d'arrivée
(36 %) du fait de sa relative souplesse dans la délivrance
des visas, des liaisons aériennes et maritimes avec le Zaïre,
de l'existence d'une communauté zaïroise dans ce pays (à
Rome notamment) de l'existence de réseaux de passeurs rodés
et, dans le cas de Lyon, de la proximité géographique.
L'ancienne puissance coloniale occupe une place non négligeable
(15 %). L'ex-RDA et l'ex-URSS avaient l'avantage d'être desservies
au départ de Brazzaville par l'Aéroflot à des prix
défiant toute concurrence.
L'actuel itinéraire-type du demandeur d'asile zaïrois du
moins dans le Rhône démuni de passeport ou
porteur d'un passeport emprunté et renvoyé par un vol
Brazzaville-Rome et avec une entrée irrégulière
en France, tient à plusieurs facteurs : pénurie de
passeports dans l'administration zaïroise, faiblesse du trafic
aérien Kinshasa-Paris (un aller-retour hebdomadaire), politiques
non uniformes des visas. Brazzaville-Rome a ainsi remplacé Matadi-Marseille.
Les itinéraires réels s'adaptent à la conjoncture,
et les itinéraires imaginaires se calquent sur les réels,
ce qui accroît l'effet de filière.
L'axe Brazzaville-Rome permet aujourd'hui au Kinois qui veut vraiment
quitter le Zaïre, pour autant qu'il en a les moyens, d'arriver
jusqu'en France. Pour le persécuté, cela reste une course
d'obstacles. Pour le « Migueliste » [11], c'est au moins une aventure.
Comme pour compliquer encore une situation déjà complexe,
le demandeur d'asile est vite « conseillé »
à son arrivée par ses compatriotes. Certains avis peuvent
être précieux en raison du décalage culturel et
de la disparité des procédures nationales. D'autres sont
franchement funestes. Ainsi, après son rejet par la Commission
des recours et la délivrance par la préfecture d'une invitation
à quitter le territoire, un étudiant qui pouvait véritablement
arguer de persécutions de la part des autorités académiques
et de la sécurité, mais à qui de bons « amis »
avaient conseillé de passer ses études sous silence pour
ne pas apparaître comme avant tout motivé par une carrière
universitaire, a de lui-même vidé sa demande de sa substance
et de pièces importantes. Il a vu cette demande rejetée
par l'Ofpra. Quant à la Commission des recours, elle s'est étonnée
de la nouveauté de certains aspects du dossier.
À ces conseils néfastes s'ajoute, à Lyon, l'insistance
de certains agents de la préfecture pour que le requérant
expédie sa demande d'asile à l'Ofpra dans les quarante-huit
heures ! Or, pour certaines demandes d'asile, il faut des heures
d'entretien avant de parvenir à un récit détaillé
des événements qui ont causé son départ.
Si la procédure française d'attribution du statut, avec
sa double instance de décision (Ofpra et Commission des recours)
permet à un(e) Zaïrois(e) qui a fui des persécutions
d'être reconnu(e) réfugié(e), encore faut-il que
son dossier soit, une fois au moins et le plus tôt possible, correctement
établi, et que les conseils entourage, associations,
avocats, médecins comme les officiers de protection
à l'Ofpra tiennent compte de quelques paradoxes et bizarreries
zaïroises. Par exemple, on doit savoir que la fameuse « carte
verte » (carte d'identité zaïroise) est souvent
délivrée sur la seule base des déclarations du
demandeur, et que sa délivrance est, pour l'officier d'état-civil
qui a depuis longtemps renoncé à pouvoir vivre de sa paie,
l'occasion d'un petit revenu. Le cas échéant, cette carte
sera rédigée au domicile de l'agent, sans être légalement
enregistrée (ce qui ne l'empêche pas d'être dotée
d'un numéro fantaisiste). Est-elle perdue ou détériorée,
on en délivre un duplicata où l'on ajoute les prénoms
des enfants nés entretemps, sans modifier la date de délivrance
initiale !
On doit savoir également que les cartes d'étudiants sont
fréquemment délivrées... en fin d'année
universitaire, pour permettre l'accès aux examens (c'est notamment
le cas à Lubumbashi), si bien qu'une carte établie en
octobre peut avoir de fortes chances d'être... inauthentique.
Bien entendu, sa délivrance permet au personnel administratif
d'arrondir ses fins de mois, car il exige son renouvellement annuel,
quand bien même le règlement porté au verso prévoit
le contraire.
Autre paradoxe : on peut quitter le Zaïre, la sécurité
présidentielle aux trousses, avec un visa obtenu sur... intervention
du protocole de la présidence. Il suffit d'y connaître
un « frère » (de la famille largement élargie,
de l'ethnie) qui acceptera de « coopérer »,
c'est-à-dire de délivrer le document moyennant finances.
De même, si, en principe, chaque unité de l'armée
est dotée de son uniforme propre, les « déguisements »
ne sont pas rares. Aussi les Zaïrois disent-ils souvent avoir eu
affaire à la DSP (Division spéciale présidentielle)
quand il s'agissait d'agents du SARM (Service d'action et de renseignements
militaires). Il arrive, en effet, que les autorités militaires
habillent des éléments de la DSP haïe
avec des uniformes des parachutistes du camp CETA (Centre d'entraînement
des troupes aéroportées) qui inspirent davantage confiance.
Le retour de la majorité des Zaïrois présents en
France et ailleurs en Occident se heurte, en premier lieu, à
l'état délabré de la situation économique.
Qui peut aujourd'hui imaginer ramener sa famille à Kinshasa n'oublions
pas que les demandeurs d'asile sont presque tous Kinois
où 200 000 emplois formels ou informels ne parviennent pas
à faire vivre quatre millions d'habitants ?
Il ne manque pas de militants politiques qui, depuis un ou deux ans,
sont retournés au pays mener le combat qui leur semble nécessaire
afin qu'un jour la démocratie advienne (s'y ajoutent ceux qui
sont allés gentiment manger dans la main du Guide) :
ils ont laissé ici femme et enfants.
C'est que le Zaïre reste un pays où règne l'insécurité,
où les forces de la répression continuent leur uvre,
où les événements peuvent s'emballer en quelques
heures, comme en septembre dernier. À ce titre, tout le
monde, et pas seulement les militants politiques, se trouve menacé.
Toutefois des risques majeurs (arrestations, mauvais traitements, voire
tortures et exécutions) demeurent pour ceux que leurs activités
et/ou leurs relations ont conduits à faire l'objet d'une surveillance
étroite de la sécurité, et dont le retour ne passerait
pas inaperçu.
Enfin, restent les cas difficiles des membres des services de sécurité
et des forces de répression qui, pour des raisons diverses, ont
à un moment donné déserté leur poste. Le
plus souvent déboutés, ils risquent presque à coup
sûr d'être purement et simplement exécutés
après leur arrivée : ceux-là en savent trop
sur le régime et ses pratiques.
Notes
[11] De « Miguel »,
l'Europe mythique, objet du désir de bien des jeunes désuvrés
de Kinshasa, de Matadi et d'ailleurs.
Dernière mise à jour :
11-03-2001 15:41.
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