Rapport « Bruhnes »
sur les emplois du secteur privé
fermés aux étrangers
La présente étude s'inscrit dans le cadre de la communication
faite en Conseil des Ministres du 21 octobre 1998 demandant « une
analyse exhaustive des différentes professions dont l'exercice
est interdit, en droit, aux étrangers. »
Elle se concentre sur les professions du secteur privé
qui comportent une condition de nationalité ou de diplôme
et poursuit trois objectifs principaux :
- le recensement des professions dont l'accès est limité
aux étrangers,
- la mise en évidence des motifs de ces restrictions,
- l'analyse de leur légitimation et de leur bien fondé
aujourd'hui.
Le rapport intermédiaire présentait la première
phase de notre travail, à savoir l'établissement d'une
liste exhaustive des professions du secteur privé concernées
et de fiches synthétiques présentant l'ensemble des dispositions
régissant chacune de ces professions.
Cette première analyse avait conduit à distinguer plusieurs
niveaux de restriction, le niveau de restriction le plus élevé
concernant les professions dont l'accès est limité par
une stricte condition de nationalité française.
Suivant ce principe, deux grands types de restrictions pour ces professions
ont été distingués :
1. Interdiction d'exercer pour les étrangers dans les
professions dont l'accès est soumis à des conditions de
nationalité (auxquelles s'ajoute éventuellement
une condition de diplôme français) ;
2. Discriminations envers les étrangers pour les professions
dont l'accès est soumis à l'obtention d'un diplôme
français.
Dans un second temps, il a paru intéressant de compléter
cette approche par une analyse par famille professionnelle, afin
d'en tirer des éléments pertinents par grands types d'activité
économique. Nous avons, pour ce faire, identifié 15 grandes
familles professionnelles et pour chacune d'entre elles, nous nous sommes
interrogés sur les raisons ayant pu justifier historiquement
les restrictions à l'encontre des étrangers. Nous avons
également rencontré un certain nombre de responsables
d'organisations ou de syndicats professionnels représentant ces
professions.
À la lumière de ces différents éléments,
nous avons tenté de nous interroger sur le bien fondé
actuel des restrictions à l'encontre de ces professions.
Nos conclusions générales croisent ces deux approches,
afin d'avoir une vision transversale. Elles s'appuient également
sur des entretiens que nous avons pu avoir auprès de personnes
qualifiées sur ces questions (notamment le professeur Danielle
Lochak et monsieur Jean Michel Belorgey, conseiller d'État) et
intègrent le point de vue des organisations syndicales que nous
avons pu rencontrer (CGT, CFDT).
Dans un second volume de ce rapport, nous présentons l'ensemble
des fiches élaborées par profession.
Plus de 50 professions voient aujourd'hui leur accès soit
fermé, soit restreint aux étrangers et ce à des
niveaux très divers (voir la liste 1 à l'annexe 2
du présent volume), leur accès étant soumis à
une condition de nationalité.
Ces professions sont dans leur très grande majorité des
professions libérales. Parmi celles-ci on trouve la plupart des
professions libérales qui sont organisées sous forme ordinale.
Ces dernières sont régies par un Ordre professionnel,
organisme de caractère corporatif institué par la loi
au plan national, régional ou départemental et regroupant
obligatoirement les membres de certaines professions libérales
(avocats, médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, experts-comptables,
vétérinaires et architectes). L'ordre exerce, outre une
mission de représentation, une mission de service public consistant
dans la réglementation de la profession et dans la juridiction
disciplinaire sur ses membres.
L'exercice de 17 professions est soumis à une stricte
condition de nationalité française : ces professions
sont fermées à tous les ressortissants étrangers
quelle que soit leur nationalité.
Professions judiciaires *
Professions libérales :
- Administrateurs judiciaires
- Mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises
Officiers publics et ministériels :
- Greffiers des tribunaux de commerce
- Huissiers de justice
- Notaires
Transporteurs
Maritimes : Capitaines de navires français
Aériens :
- Personnel navigant professionnel (commandants de bord, pilotes,
mécaniciens, équipage...)
- Dirigeants d'une entreprise de transport aérien
Métiers de la communication
- Directeurs ou codirecteurs de publications de presse
- Directeurs ou codirecteurs de la publication d'un service de communication
audiovisuelle
- Directeurs d'une société de coopérative de
messagerie de presse
- Membres du comité de rédaction d'une entreprise éditant
des publications destinées à la jeunesse
Concessionnaires
- Concessionnaires de services publics
- Concessionnaires d'énergie hydraulique
Enseignement privé
- Directeurs d'une école d'enseignement technique du secondaire
- Directeurs d'établissements d'enseignement primaire et secondaire
Autres
* Dans ce tableau comme dans les suivants, les
professions annotées par ce symbole sont celles dont l'accès
est également soumis à une condition de diplôme
français.
L'exercice de 15 professions est soumis à une condition
de nationalité française ou communautaire : ces
professions sont fermées aux ressortissants étrangers
sauf à ceux d'États membres de l'Union Européenne
ou d'États parties à l'accord sur l'Espace économique
européen (Islande, Liechtenstein, Norvège).
Professions de santé*
- Directeurs et directeurs adjoints des laboratoires d'analyse biomédicale
lorsqu'ils sont titulaires du diplôme de vétérinaire
- Vétérinaires
Professions judiciaires *
Officiers ministériels
- Avoués près les cours d'appel
- Avocats au Conseil d'État et à la Cour de Cassation
- Commissaires-priseurs
Intermédiaires
- Courtiers de marchandises assermentés *
- Courtiers interprètes et conducteurs de navires
Loisirs
- Directeurs, membres du comité de direction et personnel des
Cercles et Casinos
- Directeurs de salles de spectacles *
Armes et munitions
- Administrateurs des entreprises de poudre et substance explosive
- Détenteurs d'une licence de fabrication d'armes et de munitions
Autres
- Débitants de tabac
- Collecteurs agréés de céréales
- Dirigeants de régies, entreprises, associations ou établissements
des services extérieurs des pompes funèbres *
- Géomètres experts *
Enfin, l'exercice de 20 professions est soumis à
une condition de nationalité française, communautaire
ou d'un pays lié avec la France par une convention de réciprocité.
Ces professions sont interdites aux ressortissants d'États
non membres de l'Union Européenne, d'États parties à
l'accord sur l'Espace économique européen ou d'États
non liés avec la France par une convention de réciprocité.
Professions médicales *
- Médecins
- Chirurgiens-dentistes
- Sages femmes
Autres professions de santé *
- Directeurs et directeurs adjoints des laboratoires d'analyse biomédicale
pour les titulaires du diplôme de médecin ou pharmacien
- Pharmaciens
Professions judiciaires
Professions comptables et financières
- Démarcheurs financiers (Prestataires de services d'investissements,
anciens agents de change et auxiliaires des professions boursières,
anciens remisiers et gérants de portefeuille)
- Experts comptables *
- Commissaires aux comptes *
Intermédiaires *
- Agents généraux d'assurance
- Courtiers d'assurance
Sécurité, surveillance, recherches
- Dirigeants ou collaborateurs indépendants des agences privées
de recherches
- Dirigeants d'entreprises de surveillance, transport de fonds, protection
des personnes, ou gardiennage
Autres
- Débitants de boissons
- Guides interprètes de tourisme (nationaux ou régionaux)
et conférenciers nationaux*
- Usagers des marchés d'intérêt national
- Architectes *
- Commissionnaires de transport *
- Explorants et exploitants des ressources minérales des fonds
marins
La notion de réciprocité est une notion qui se situe
à la frontière du droit international public et du droit
international privé. En droit international public, elle définit
la situation dans laquelle un État assure à un autre État
ou à ses ressortissants un traitement équivalent à
celui que lui réserve ce dernier. On distingue plusieurs types
de réciprocité :
- La réciprocité de fait : celle qu'un État
pratique envers un autre État, lorsqu'il bénéficie
en fait, sur le territoire de cet État, du même traitement.
- La réciprocité diplomatique : celle qui
résulte d'un traité
- La réciprocité législative : celle
qui résulte de lois concordantes
Les représentants des professions concernées eux mêmes
n'ont su nous dire précisément quels ressortissants bénéficiaient
de cette condition de réciprocité. Une telle réponse
ne pourrait être fournie précisément que par le
Ministère des affaires étrangères (MAE), la procédure
se déroulant devant le MAE qui apprécie au cas par cas.
Pour près de 30 autres professions, l'exercice est soumis
à une condition de diplôme français (voir
liste 2 à l'annexe 2 du présent volume).
Professions de santé
Professions paramédicales
- Assistants de service social
- Audioprothésistes
- Ergothérapeutes
- Infirmiers
- Laborantins
- Manipulateurs d'électroradiologie médicale
- Masseurs kinésithérapeutes
- Opticiens lunetiers
- Orthophonistes
- Orthoptistes
- Pédicures podologues
- Psychométriciens
- Puéricultrices
- Techniciens en analyse biomédicale
Autres professions de santé
- Préparateurs en pharmacie
Enseignement privé
Intermédiaires
- Agents immobiliers
- Agents de voyage
Pompes funèbres
- Agents de régies, entreprises, associations ou établissements
des services extérieurs des pompes funèbres
- Thanatopracteurs
Divers
- Conseils en propriété industrielle
- Dirigeants d'entreprises de coiffure, coiffeurs
Il existe, par ailleurs, un certain nombre d'autres professions pour
l'exercice desquelles les étrangers subissent ou ont subi des
discriminations On trouve parmi celles-ci :
-
Des professions dont l'exercice par des étrangers est soumis
à un quota. Bien qu'elles ne soient pas directement
interdites aux étrangers puisque leur accès n'est
pas soumis à une condition de nationalité ou de diplôme,
elles peuvent néanmoins être considérées
comme des professions fermées dans la mesure ou seul un nombre
limité d'étrangers peut les exercer. Il s'agit par
exemple des sportifs professionnels, des marins ou encore du personnel
des industries travaillant pour la défense nationale.
-
Des professions où les étrangers sont déclassés.
C'est le cas des médecins, des infirmiers, des aides
soignantes. Ce type de déclassement s'observe cependant essentiellement
dans le secteur public.
-
Des professions pour lesquelles le ministère
de tutelle adopte une attitude restrictive. C'est le cas notamment
de l'union des caisses nationales de sécurité sociale
(U.C.A.N.S.S), organisme de droit privé pour lequel rien
ne s'oppose à la possibilité pour les caisses de recruter
des agents de nationalité étrangère :
on ne trouve ni dans la loi et les règlements, ni dans les
conventions collectives de dispositions imposant une condition de
nationalité. Mais la position du ministère de tutelle
est plus restrictive, puisque sans exclure le recrutement d'étrangers,
il indique que les caisses, parce qu'elles gèrent des services
publics, doivent limiter ce type de recrutement aux postes qui n'impliquent
pas de participation directe et effective au service public de la
protection sociale. C'est ainsi que sont exclus les agents de direction
et agents comptables ainsi que les agents habilités par délégation
du directeur à ordonnancer et payer les dépenses,
encaisser les recettes, contrôler l'assiette des cotisations.
-
Des professions dont l'accès est soumis à un contrôle
particulier de l'administration (au sens large). Il s'agit de
régimes dérogatoires au droit commun concernant l'entrée
et le séjour des étrangers en France, tel qu'il est
déterminé par l'ordonnance du 2 novembre 1945,
concernant plus particulièrement les journalistes, les exploitants
agricoles, les artisans et les commerçants. Les étrangers
qui souhaitent exercer une profession commerciale ou artisanale
doivent obtenir un titre de séjour contenant une mention
particulière : respectivement celle de commerçant
ou d'artisan. De même, les exploitants agricoles sont soumis
à une procédure spécifique. Enfin, les journalistes
étrangers doivent obtenir une carte d'identité
de journaliste professionnel. Cette carte est délivrée
dans les conditions fixées par une commission paritaire dite
« commission de la carte d'identité des journalistes
professionnels ». Lorsque la demande est formulée
par un étranger, celui-ci doit être en situation régulière
au regard des dispositions sur le travail des étrangers. La
Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels
doit, lorsqu'elle est saisie d'une demande de carte professionnelle
formulée par un étranger, demander l'avis du ministre
chargé de l'information. Cet avis est donné après
enquête de celui-ci auprès des divers départements
intéressés.
-
Il existe enfin certaines professions dont les restrictions
ont été abolies récemment. C'est le cas
notamment des transporteurs routiers de personnes et/ou de marchandises
(décret 31/08/99) mais également des banques et établissements
financiers, des colombophiles (L 27/6/57 abrogée par D 94,
Cf Code rural), du personnel des hôpitaux, des experts auprès
des tribunaux (condition de nationalité supprimée
en 1971), des masseurs kinésithérapeutes (condition
de nationalité supprimée en 1985, mais il reste une
condition de diplôme français), des professions de
la pêche en mer (condition de nationalité supprimée
en 1985 mais il reste zone de pêche réservée
aux pêcheurs français).
- Certaines restrictions légales ne le sont plus dans les
faits : ils en est ainsi des métiers de la communication
qui, bien que soumis à une condition de nationalité
française, sont en pratique ouverts aux ressortissants communautaires,
les textes n'ayant pas encore été revus.
Il est difficile d'avoir une vision exhaustive de l'ensemble des effectifs
des professions concernées, dans la mesure où pour
un certain nombre d'entre elles :
-
La classification retenue ne correspond pas à la classification
de l'INSEE ; Il n'existe pas de chiffres pour les catégories
identifiées en tant que telles mais seulement pour des catégories
plus larges (ex. directeurs)
-
Il n'existe pas de recoupement possible avec le ROME (Répertoire
des métiers)
- Certains chiffres sont classés « secret défense »
(ex. administrateurs des entreprises de poudres et substance explosives)
Par ailleurs, il ne nous a pas été matériellement
possible de remonter à la source de toutes les informations,
certaines recherches nécessitant une investigation approfondie
auprès d'interlocuteurs divers, parfois difficilement identifiables
et exigeant des délais d'attente trop importants. Cependant les
données sur les effectifs sont disponibles pour la majorité
des professions, ce qui nous permet d'obtenir un minorant des effectifs
des professions soumises à restrictions. Il ressort de ce calcul
que :
Au total, le nombre d'emplois concernés dépasse donc
1 200 000 emplois, tous types de restrictions confondues (conditions
de nationalité ou de diplôme).
Les arguments qui peuvent justifier ces restrictions sont rarement,
si ce n'est jamais, clairement identifiés dans les textes qui
restreignent ou interdisent l'accès des étrangers à
la profession. En effet, les textes législatifs ou réglementaires
définissant les conditions d'accès des étrangers
aux professions réglementées sont rédigés
de façon impérative. Ils imposent les conditions sans
en expliquer les motivations ni les raisons. Cette constatation est
valable pour toutes les professions identifiées.
En outre, certaines conditions et restrictions d'accès ne sont
pas posées et explicitées directement dans les textes
et doivent être déduites. Ainsi, les directeurs de laboratoires
d'analyse biomédicale sont nécessairement médecins,
pharmaciens, ou vétérinaires, dans la mesure où
ils doivent avoir obtenus l'un de ces trois diplômes et être
inscrits au tableau de l'ordre professionnel dont ils relèvent.
Or des conditions de nationalité et de diplôme existent
pour ces trois professions, ce qui impose de fait ces conditions aux
directeurs de laboratoires...
Par ailleurs, les frontières entre le secteur privé et
le secteur public ne sont pas toujours clairement identifiées.
Ainsi, les débitants de tabac ont le statut de commerçant
mais sont en même temps préposés de l'administration.
De même, les offices publics et ministériels sont des charges
dont les titulaires remplissent une mission de service public tout en
assurant la représentation d'intérêts privés.
Ceux-ci exercent leurs fonctions en vertu de l'investiture qui leur
est conférée par le gouvernement. Seuls les officiers
publics sont délégués de l'autorité publique ;
ils peuvent ainsi conférer à leurs actes l'authenticité
ou revêtir ceux-ci de la formule exécutoire. Il s'agit
bien de fonctions publiques et non de professions libérales.
Les revenus professionnels tirés de ces charges et offices entrent
cependant dans la catégorie des bénéfices non commerciaux.
Au travers de l'analyse historique menée pour chaque famille
professionnelle, nous avons pu distinguer les fondements de la réglementation
actuelle : des raisons économiques (réflexe protectionniste),
politiques ou tout simplement xénophobes sous-tendent le plus
souvent les arguments invoqués, tels que l'exigence de moralité
ou le défaut de confiance à l'égard de la personne
qui ne possède pas la nationalité française.
Elles expliquent la fermeture aux étrangers de professions liées
au service public (de la santé, de la justice, des funérailles
...) ou exercées dans des domaines sensibles dans lesquels l'État
exerce ou a exercé un contrôle étroit. Ces professions
sont considérées par certains auteurs comme étant
des fonctions publiques.
Les restrictions trouvent leur origine dans la crainte que les étrangers
ne soient pas animés du même dévouement que les
nationaux. Cette idée découle d'une conception de la Nation
française considérée comme un tout, auquel viennent
se greffer des éléments extérieurs : les étrangers.
Elle découle de ce que le célèbre jurisconsulte
Domat exprimait en ces termes au XVIIème siècle :
« on exclut les étrangers des charges publiques
parce qu'ils ne sont pas du corps de la société qui compose
l'État d'une nation, et que ces charges demandent une fidélité
et une affection au prince et aux lois de l'État qu'on ne présume
pas dans un étranger ».
En restreignant l'accès des étrangers à certaines
professions, le législateur et les pouvoirs publics ont également
été motivés par le souci de préserver la
moralité publique. Une telle motivation se fonde principalement
sur la crainte de l'influence étrangère. Les professions
concernées sont celles impliquant une diffusion du savoir, des
connaissances et de la culture et peuvent toucher aussi certaines activités
de loisirs : métiers de la communication, de l'enseignement,
des jeux et loisirs...
Les restrictions trouvent leur origine dans la nécessité
de protéger l'économie nationale et d'éviter que
ses principaux leviers ne se trouvent entre des mains étrangères.
Elles traduisent la volonté de préserver certains emplois
face à la concurrence étrangère et d'en réserver
le monopole aux français. La crainte invoquée est celle
de l'incompétence ou du défaut de qualification, d'ou
l'exigence seule ou assortie d'une condition de nationalité
de la possession d'un diplôme français. Ce type de protectionnisme
a été particulièrement marqué dans les professions
organisées en ordre.
Cette protection légale contre la concurrence étrangère
est datée. Après la crise des années trente, la
montée du chômage a conduit à l'adoption de mesures
xénophobes (médecins, vétérinaires, architectes...).
Il s'agit d'une période pendant laquelle la liste des professions
interdites ou restreintes s'étend considérablement (cf.
Noiriel, Le Creuset français, p. 284 à 287).
Les représentants professionnels que nous avons pu interroger
ne semblent pas particulièrement attachés au maintien
de la condition de nationalité. Tous conviennent que les raisons
qui ont conduit à imposer ces restrictions ne sont plus justifiées
aujourd'hui et aucun de ceux que nous avons rencontrés n'a déclaré
être opposé à la suppression de cette condition.
C'est le cas, en particulier du Conseil de l'ordre des médecins.
Rien ne justifie aujourd'hui, selon son président, une telle
restriction si ce n'est des raisons d'ordre historique ou idéologique.
Au contraire, il est choquant qu'un médecin étranger titulaire
d'un diplôme français ne puisse pas automatiquement exercer
en France.
Cette position rejoint celle exprimée par les représentants
de l'ordre des avocats. Déjà, l'interprétation
de la condition de réciprocité par le conseil national
des barreaux a conduit à ouvrir largement la profession. On compte
aujourd'hui 700 avocats étrangers exerçant dans le
barreau de Paris (sur un total de 13 000), dont la moitié
sont ressortissants d'un pays européen et l'autre moitié
d'un pays non européen. De plus, les réfugiés et
apatrides échappent déjà à la condition
de nationalité.
L'ordre des experts-comptables ne semble pas, lui non plus,
attaché au maintien de cette condition. Lors de la réforme
de 1994, la condition de nationalité devait être supprimée
mais le Conseil d'État s'y est opposé. L'ordre estime
que ce sont les pouvoirs publics qui sont attachés au maintien
de cette condition.
Une telle attitude se retrouve chez les débitants de tabac.
Le Président de la confédération nous a déclaré
explicitement ne pas s'opposer à la suppression de la condition
de nationalité, si du moins les candidats étrangers répondent
aux conditions d'exercice de cette profession. Le nombre de débitants
de tabac diminue, certains débitants ne trouvant pas de successeur,
notamment dans les zones rurales. Les débitants de tabacs seraient
donc prêts à accueillir des étrangers au sein de
leur profession, à condition toutefois que l'administration soit
elle aussi disposée à employer des étrangers.
De ces deux notions découlent les raisons profondes de l'exclusion
stricte des étrangers de l'exercice de certaines professions,
en particulier les professions judiciaires. Afin de déterminer
si la condition de nationalité française reste justifiée
aujourd'hui pour accéder à certaines professions, il faut
se demander dans quelle mesure celles-ci participent à l'exercice
de l'autorité publique ou concourent à la sauvegarde
des intérêts généraux de l'État et
des autres collectivités publiques. Ce sont les seuls critères
qui paraissent désormais admissibles pour exclure les étrangers
de l'accès à certaines professions.
L'analyse de la législation communautaire permet d'éclairer
le premier point. D'une part, l'article 39 du Traité instituant
la Communauté européenne (ex article 48 du Traité
de Rome), qui prescrit l'abolition de toute discrimination fondée
sur la nationalité en ce qui concerne l'emploi, réserve
dans son § 4 le cas des « emplois dans l'administration
publique », auxquels ce principe n'est pas applicable.
D'autre part, l'article 45 (ex article 55) relatif à
la liberté d'établissement exclut de la même façon
de son champ d'application « les activités participant
dans cet État, même à titre occasionnel, à
l'exercice de l'autorité publique ». Enfin, le
règlement 1612/68 du Conseil du 15 octobre 1968, relatif
à la libre circulation des travailleurs, précise dans
son article 8 qu'un travailleur ressortissant d'un État
membre « peut être exclu de la participation à
la gestion d'organismes de droit public et de l'exercice d'une fonction
de droit public ».
La Cour de justice des communautés européennes (CJCE)
a été amenée à préciser la notion
« d'activités participant à l'exercice de l'autorité
publique ». Elle a estimé que l'exception au principe
de la liberté d'établissement ne concernait que des activités
et non des professions entières, dans la mesure où, s'agissant
de professions indépendantes, il est possible de détacher
les activités participant à l'exercice de l'autorité
publique des autres actes accomplis par la profession. Par ailleurs,
il a été admis qu'il n'était pas possible aux États
membres de dresser unilatéralement la liste des activités
exclues de la liberté d'établissement. La France a donc
dû, au fur et à mesure, mettre sa législation interne
en conformité avec les directives communautaires, et au cours
des dernières années les ressortissants de la CEE puis
des pays partie prenantes à l'accord sur l'Espace économique
européen se sont vu ouvrir l'accès à
des fonctions ou professions qui restent fermées aux étrangers
soumis au droit commun, parce qu'elles comportent un certain degré
de collaboration au service public.
On peut distinguer deux niveaux liés au concept d'exercice
de l'autorité publique, sur la base desquels il convient
de discuter du bien-fondé de la condition de nationalité
française :
-
Au plus haut niveau, ce qui relève de la souveraineté
de l'État dans ses fonctions régaliennes :
il s'agit de tout ce qui concerne l'état civil, la monnaie,
la justice, la diplomatie, le maintien de l'ordre public et la défense
du pays. Les quatre composantes de l'ordre public sont : la
tranquillité, la salubrité, la sécurité
publique et la moralité publique. Dans cet esprit, la condition
de nationalité française s'applique notamment aux
officiers publics ou ministériels, que ceux-ci exercent la
profession d'auxiliaire de justice (huissiers de justice, greffiers,
avoués à la Cour d'appel) ou participent à
l'exercice de l'autorité publique : mission d'authentification
pour les notaires, estimation et vente publique aux enchères
des meubles et effets mobiliers corporels pour les commissaires-priseurs,
réalisation de travaux et documents topographiques servant
à la définition des droits attachés à
la propriété foncière ou à la préparation
de missions publiques ou privées d'aménagement du
territoire pour les géomètres experts. Elle s'applique
également aux capitaines de navire et aux commandants de
bord, qui peuvent être conduits par leur fonctions à
exercer des fonctions d'officier d'état civil ou, dans le
premier cas, des fonctions consulaires et de police.
- L'exercice de l'autorité publique peut englober par ailleurs
ce qui relève de la fonction de régulation de
l'État et de la notion de service public, entendue au
sens de « puissance publique tournée vers le service ».
C'est ainsi que la nationalité française sera exigée
pour les titulaires d'une délégation de service public
ou pour les dirigeants de messagerie de presse (au nom de l'idée
que ces derniers doivent veiller à la distribution équitable
de la presse), aux collecteurs agréés ou aux courtiers.
Encore faut-il que ces services publics soient considérés
comme stratégiques pour le pays afin de justifier une telle
condition de nationalité.
La notion de sauvegarde des intérêts généraux
de l'État et des autres collectivités publiques est,
quant à elle, plus difficile à apprécier. La protection
des intérêts supérieurs de la nation implique, en
effet, des exigences différentes selon que le pays fait face
à une situation de crise ou non.
En l'absence de crise, on ne voit pas clairement ce qui peut justifier
par exemple l'exigence de nationalité française imposée
aux collecteurs agréés de céréales, au personnel
naviguant professionnel des compagnies aériennes, aux directeurs
ou codirecteurs de publications de presse, aux directeurs ou codirecteurs
de la publication d'un service de communication audiovisuelle ou bien
encore aux membres du comité de rédaction d'une entreprise
éditant des publications destinées à la jeunesse
(sauf à considérer que l'intérêt supérieur
de la nation exige de lutter contre les subversions identitaires).
La sauvegarde des intérêts généraux de l'État
peut également justifier des restrictions s'appliquant aux professions
qui exercent une fonction déléguée de sécurité
morale ou sanitaire : c'est le cas par exemple des vétérinaires.
Un certain nombre d'anomalies paraissent d'abord devoir être
corrigées. Il semble important tout d'abord d'achever l'adaptation
du droit français au droit communautaire ce que certains textes
ont oublié de faire. Ainsi aurait-il fallu inclure dans le code
de l'aviation civile les modifications apportées par le droit
communautaire. L'ouverture des professions de personnel navigant
(à l'exception du commandant de bord, qui peut être
amené à remplir des fonctions d'officier d'état
civil) et de dirigeants d'une entreprise de transport aérien
aurait du être formalisée dans le code de l'aviation civile.
La condition stricte de nationalité française imposée
par les dispositions du code est contraire aux textes communautaires.
De même dans le secteur de la presse, les ressortissants
communautaires sont exclus par la réglementation. Or, ceux-ci
peuvent en pratique accéder à ces professions. Une telle
contradiction s'explique par le caractère désuet des textes
qui sont désormais contraires au Traité de Rome. Il semble
nécessaire de les réactualiser. Ceux-ci devraient prévoir
la possibilité pour les ressortissants communautaires d'exercer
ces professions du secteur de la communication.
Une telle adaptation ne serait aucunement incompatible avec le maintien
d'une condition de résidence sur le territoire français
imposée à un directeur de publication, afin de pouvoir
opérer des poursuites éventuelles à son encontre.
On peut s'interroger sur l'opportunité de maintenir une inégalité
de traitement entre communautaires et non communautaires en ce qui concerne
l'accès à certaines professions. En effet, autant des
discriminations entre nationaux et non nationaux peuvent être
fondées sur l'application des principes décrits ci-dessus
(exercice de l'autorité publique et sauvegarde des intérêts
généraux de l'État), autant le traitement plus
favorable accordé aux ressortissants communautaires paraît
de plus en plus difficile à justifier, sachant que la libre circulation
des travailleurs (et peut-être demain des personnes) au sein de
l'Union européenne continuera de constituer une variable discriminante
essentielle, s'agissant des conditions d'entrée et de séjour
dans notre pays.
Cet alignement des ressortissants non communautaires sur les ressortissants
communautaires se justifierait d'autant plus que les règles actuelles,
fondées sur l'existence de conventions de réciprocité,
sont opaques, incertaines et contestables dans leur principe même.
Mal connues (par les représentants des professions eux-mêmes),
appliquées de façon peu lisibles, les conventions de réciprocité
paraissent être une survivance d'une époque révolue,
où la France accordait des privilèges à ses anciennes
colonies. À l'heure de l'Organisation Mondiale du Commerce et
de la libéralisation des échanges de services, les clauses
de réciprocité risquent de plus de perdre l'essentiel
de leur contenu si elles sont, au nom de la clause de la nation la plus
favorisée, accordées à l'ensemble des pays signataires
de l'accord tarifaire.
De plus, les conventions de réciprocité sont contestables
dans leur principe. D'une part, parce qu'elles ne parviennent que très
imparfaitement à atteindre leur objectif premier, à savoir
protéger les Français résidant à l'étranger ;
d'autre part, parce qu'elles placent des personnes privées les
étrangers résidant en France comme les français
résidant à l'étranger au centre de
rapports de force entre États.
Autant les représentants des professions ne semblent pas particulièrement
attachés au maintien de la condition de nationalité, autant
ils sont fermes quant au maintien de la condition de diplôme français.
Ainsi, les représentants des professions de santé
justifient cet attachement pour des raisons de sécurité
vis à vis de leurs clients étant donné l'importance
des conséquences d'une erreur éventuelle dans le domaine
médical. Le diplôme français demeure à leurs
yeux un gage de qualité de la formation, pour les professionnels
eux-mêmes et pour leurs clients, et permet de s'assurer de l'effectivité
de la formation. Les représentants des infirmières
par exemple, insistent sur le profond attachement de la profession
à cette condition de diplôme français, l'exigence
de qualification étant impérative pour garantir la qualité
des soins.
Pour les représentants de l'ordre des experts comptables,
la condition de diplôme français est une condition de qualification
qui revêt aux yeux des clients une réelle importance, dans
la mesure où elle lui donne une garantie de professionnalisme,
cette profession n'étant pas réglementée dans tous
les pays étrangers.
Les représentants de la coiffure sont aussi très
attachés à la condition de diplôme français,
que ce soit pour des raisons de sécurité du consommateur,
prestige et organisation de la profession.
On peut néanmoins se demander si des diplômes étrangers
ne sauraient sinon égaler, du moins être comparables à
des diplômes français pour garantir la qualité de
la formation et la compétence des professionnels qui les exercent.
C'est notamment le point de vue des masseurs kinésithérapeutes
qui, s'il sont très attachés au principe d'une formation
sanctionnée par un diplôme, affichent une position relativement
ouverte en ce qui concerne la nationalité de ce diplôme.
Dès lors que le nombre de matières enseignées est
suffisant pour garantir la qualité de la formation, la fédération
suggère la création d'un diplôme européen
ou international.
Cependant, la création de tels diplômes supranationaux
se heurterait à des difficultés pratiques, que l'on observe
déjà aujourd'hui au sein de l'Union européenne
en matière d'harmonisation des diplômes, d'homogénéisation
des formations, de systèmes d'équivalences adaptés.
De plus, des effets pervers sont à redouter, notamment pour
les professions dont l'accès est limité en France par
un numerus clausus : si les équivalences sont acquises,
les étudiants pourront être tentés d'effectuer leurs
études dans un pays offrant des conditions d'accès plus
aisées. On remarquera qu'une telle pratique se vérifie
dès aujourd'hui au sein de l'Union européenne, par exemple
pour les masseurs kinésithérapeutes : les étudiants
français, soucieux d'échapper à la sélection
opérée par les écoles françaises, s'inscrivent
en Belgique pour y suivre une formation, jugée moins sélective.
Dans un premier temps, le système actuel pourrait être
amélioré en prévoyant une commission d'équivalences
pour tous les diplômes examinés, avec éventuellement
un examen supplémentaire ou un stage validant, l'objectif principal
étant de s'assurer de la compétence des professionnels.
C'est notamment la position défendue par le représentant
du barreau des avocats de Paris. Selon lui, le marché et le libre
jeu de la concurrence opéreront une sélection naturelle
entre les bons et les mauvais avocats, entre ceux qui peuvent exercer
en France et ceux qui ne le peuvent pas, le critère essentiel
dans ce domaine étant celui de la compétence et
non celui de la nationalité.
Les derniers développements du droit communautaire sont intéressants
à cet égard. Actuellement, les avocats titulaires d'un
diplôme étranger doivent subir un examen de contrôle
de connaissances (langue française, droit français et
déontologie). Selon la nouvelle directive, les avocats ressortissants
d'un État membre de l'UE ou partie à l'accord EEE ne seront
plus soumis à l'examen de contrôle des connaissances, mais
seront contraints de porter leur titre d'origine (non traduit en français)
pendant au moins 3 ans, avant de pouvoir accéder au titre du
pays d'accueil. Pendant cette période, ils seront cantonnés
à l'exercice du droit de leur pays d'origine. Mais, déjà,
les avocats français peuvent conclure avec des avocats établis
dans un État membre de l'Union européenne des conventions
de groupements transnationaux pouvant comporter la mise en commun des
résultats.
La position du barreau des avocats de Paris est des plus ouvertes :
tous les avocats étrangers devraient pouvoir porter leur titre
et faire tous les droits, le marché se chargeant de sélectionner
les avocats les plus compétents. D'autant que s'opère
une évolution générale du droit, qui fait qu'aujourd'hui
(et plus encore demain) on envisage le droit davantage dans sa spécificité
que dans sa nationalité. Le droit devient progressivement universel
comme en témoignent les exemples du Tribunal pénal international
ou de la lutte contre le blanchiment de l'argent. On peut même
envisager à terme une délocalisation de l'exercice du
droit, avec l'avènement du commerce électronique.
La question de l'accès des personnes ne possédant pas
la nationalité française à un certain nombre de
professions se pose de façon nouvelle dès lors que l'économie
française est entrée dans un système mondial d'échanges
commerciaux régulé par les règles définies
dans le cadre de l'OMC. À la veille d'une libéralisation
probablement substantielle des échanges de services, certaines
restrictions actuellement en vigueur paraissent anachroniques.
Deux points majeurs retiennent l'attention. D'une part, on ne voit
plus très bien ce qui peut fonder la distinction actuellement
existante entre ressortissants communautaires et non communautaires.
Dès lors qu'une personne étrangère obtient un titre
de résidence sur le territoire français ce
qui est par définition plus facile pour un ressortissant d'un
État membre de l'UE , on ne voit pas pourquoi certains
seraient autorisés à exercer une profession non strictement
réservée aux citoyens français et pas d'autres.
D'autre part, il paraît inéluctable de progresser dans
le sens d'une meilleure reconnaissance mutuelle des diplômes.
Si l'intensité des échanges s'accroît, comme c'est
probable, dans le domaine des services, il faudra que des équivalences
soient définies, par exemple dans le cadre de l'OMC, de façon
beaucoup plus systématique que ce n'est le cas à présent.
Reste à savoir le degré d'exigence que la France peut
être en droit de demander. Si, dans certaines professions, on
peut penser que le marché jouera son rôle et opérera
une sélection ex post des meilleurs professionnels, dans
d'autres professions le principe de sécurité commande
une grande vigilance. C'est évidemment le cas de toutes les professions
médicales et paramédicales.
Dernière mise à jour :
15-04-2001 22:43.
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