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L'Europe et les exclus
de la libre circulation

par Claire Rodier

Texte publié dans « Les lois de l'inhospitalité », La Découverte, 1997. Reproduction interdite sauf pour usage personnel.



Héritiers de traditions trop différentes pour permettre d'envisager à court terme la définition d'une politique commune en matière d'immigration, les États de l'Union européenne sont néanmoins amenés à coordonner leurs législations dans ce domaine afin de les rendre compatibles. Ils sont en effet confrontés à ce qu'il est convenu d'appeler une pression migratoire d'un type nouveau. Celle-ci est due notamment à la mondialisation des courants migratoires dont les années quatre-vingt ont marqué le développement. L'effondrement de l'ancien bloc socialiste d'Europe de l'Est, l'instabilité politique chronique du continent africain, les modifications macro-économiques des échanges internationaux se combinent à l'intensification des moyens d'information et de la mobilité pour alimenter une obsession bien partagée au sein de l'Union européenne : la hantise d'un afflux massif de migrants attirés par l'Eldorado européen. Pour relever largement du fantasme — la déferlante d'Européens de l'Est annoncée au début des années quatre-vingt-dix n'est jamais arrivée —, cette obsession n'en contribue pas moins à légitimer la recherche d'instruments juridiques et techniques de plus en plus sophistiqués pour repousser l'« ennemi commun » que représente le migrant potentiel.

Certes, les quinze États de l'Union européenne n'ont pas tous la même approche des questions migratoires [Wihtol de Wenden, 1995]. Les anciens pays d'immigration (le Royaume-Uni, la France) ont une expérience rodée — sur le plan politique et policier — de la gestion des flux de main d'oeuvre, alors que l'Espagne et le Portugal, qui il y a une trentaine d'années encore fournissaient leurs futurs partenaires communautaires en bras pour le bâtiment, l'industrie et l'agriculture, n'ont été confrontés que récemment à l'installation d'étrangers sur leur sol. A ces facteurs historiques s'ajoutent des raisons géographiques : l'Allemagne, point de passage quasi obligé des migrants de l'Est vers l'Union européenne, de même que l'Espagne, l'Italie et la Grèce, dont les côtes offrent des centaines de points de passage aux migrants du Sud, sont soumises à des pressions plus immédiates que la Grande-Bretagne, protégée par son insularité, ou le Bénélux, par le filtre que constituent ses voisins communautaires. On ne peut enfin négliger des facteurs relevant de la politique interne à chaque État membre, tels que l'utilisation tactique, par certains gouvernements démunis devant une crise socio-économique qu'ils ne parviennent pas à gérer, du spectre de l'immigration clandestine et de la montée du racisme. La France en est un bon exemple : bousculés par la menace électorale que représente une extrême droite dont l'immigration est un des thèmes favoris, ses gouvernants successifs — de gauche comme de droite — laissent croire depuis quinze ans, sans qu'aucune analyse économique sérieuse ne le démontre, que les étrangers sont responsables du chômage.

Différences relatives

Ces contextes dissemblables expliquent les différences apparentes que revêtent les politiques nationales d'immigration menées par les États membres : on oppose souvent les opérations de « régularisation exceptionnelle » organisées ces dernières années par l'Espagne, l'Italie et le Portugal, puis plus récemment par la France, à la rigueur du mot d'ordre « immigration irrégulière zéro » brandi un temps par le gouvernement français. Il n'est pourtant pas certain que cette opposition soit pertinente. Elle pourrait ne traduire que la différence de méthode utilisée par les uns ou les autres pour faire face à leurs besoins conjoncturels de main-d'oeuvre dans les secteurs déficitaires (essentiellement l'agriculture, le BTP, les services et la confection). De fait, alors que l'ensemble les législations des Quinze reposent sur la protection de l'emploi national, la plupart ménagent des brèches, légales ou non, pour déroger à la règle.

Ainsi, l'Allemagne a développé une politique de contrats saisonniers, donc de courte durée, et offre la possibilité à des « frontaliers » — essentiellement des Polonais — de travailler sur son sol, sans toutefois qu'ils puissent y résider. L'Autriche mène de longue date une politique de quotas annuels d'étrangers admis au travail, dont le nombre (en diminution depuis quelques années) est adapté aux besoins des entreprises. Les pays du sud de l'Europe, on l'a vu, procèdent régulièrement à des opérations de régularisation d'étrangers qui, bien qu'entrés illégalement sur leur territoire, justifient y avoir trouvé un emploi. On ne saurait nier enfin — bien qu'il ne s'agisse naturellement pas d'une politique officielle — l'utilisation, dans certaines branches de l'économie, d'une proportion importante de travailleurs étrangers en situation irrégulière, que les lois sur le travail « clandestin » ou « illégal » n'enrayent guère.

L'objectif, finalement, est le même. Il s'agit, pour les États membres, de conserver une marge de manoeuvre tout en affichant une politique officielle de fermeture des frontières, tempérée par la gestion maîtrisée des seuls flux légaux que le respect des conventions internationales les oblige à admettre : l'immigration familiale et l'accueil (bien limité) de réfugiés. Cette politique s'appuie sur le contrôle matériel de leurs frontières (terrestres, maritimes, aériennes) et, en amont, se traduit par l'obligation pour les étrangers de présenter des visas d'entrée.

De Rome à Maastricht : la lente construction d'un espace sans frontières

Mais la construction de l'Europe communautaire a amené les États membres à envisager l'adaptation des modalités de contrôle de leurs frontières : le traité de Maastricht (art. 7A) prévoit en effet l'instauration d'un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des biens, des capitaux et des personnes est assurée.

En ce qui concerne les personnes, cet objectif a été progressivement atteint pour les ressortissants communautaires. Le principe de la liberté de circulation était déjà posé par le traité de Rome en 1957. Pendant longtemps, cette mobilité territoriale offerte aux ressortissants des pays du Marché commun — et seulement à eux — était lice à une mobilité professionnelle. La liberté de circuler ne concernait que la liberté d'exercer une activité économique (salariée ou non) dans un autre État que celui dont on était originaire.

Peu à peu, ont été mises en place des mesures destinées à assurer le droit au séjour des travailleurs communautaires et des membres de leur famille dans un autre État que le leur (1968), puis le droit d'y demeurer lorsqu'ils y avaient travaillé (1970). On relèvera que l'adoption de ces mesures stabilisatrices coïncide avec le démarrage de la croissance économique de l'Italie et la baisse de l'émigration d'italiens vers les autres pays membres. On retrouvera d'ailleurs le même phénomène avec l'adhésion à la Communauté européenne de l'Espagne et du Portugal : entrée officiellement en vigueur en 1986, elle était assortie d'une période de transition destinée à différer la liberté de circulation des travailleurs, dont l'échéance avait été fixée six ans plus tard. Le « risque » ayant été surévalué, on réduisit d'ailleurs cette période transitoire à cinq ans.

C'est avec l'Acte unique européen, en 1986, qu'apparaît la notion d'espace communautaire sans frontières, qui sera plus tard intégrée au traité de Maastricht. Dans cette perspective, il s'agissait d'élargir les possibilités de mobilité des ressortissants communautaires au-delà des seuls travailleurs et de leurs ayants droit. Des mesures sont ainsi adoptées en 1990 pour permettre aux étudiants, aux personnes retraitées et enfin à tous les « non-actifs » — c'est-à-dire ceux qui ne sont ni travailleurs, ni étudiants, ni retraités — d'exercer à leur tourleur droit à la liberté de circulation et d'établissement dans tous les États membres. À un détail près — les « non-actifs » doivent justifier de ressources suffisantes pour s'installer dans l'État d'accueil —, l'Europe des Quinze est bien devenue progressivement un espace de libre circulation pour les ressortissants des États qui la composent.

Ouvrir les frontières
en maintenant des contrôles

La mise en oeuvre complète de l'objectif de l'Acte unique supposerait la suppression totale de tout contrôle aux frontières intérieures de l'Union européenne. Mais se pose alors aux Etats membres le problème des personnes à qui la libre circulation n'est pas destinée et qui sont pourtant nombreuses : les étrangers non communautaires. En effet, aucune des dispositions que l'on vient d'évoquer ne les concerne : ceux qui résident légalement dans un des États membres restent subordonnés à la législation interne de cet État. Il n'est pas question, pour eux, d'envisager de s'établir librement dans un autre pays de l'Union; quant à leur circulation dans l'espace communautaire, elle est pour l'instant toujours liée à l'obtention d'un visa (sauf s'ils résident dans un État signataire de la convention de Schengen, comme on le verra plus loin). Ceux qui ne résident pas en Europe ne sont pas censés non plus, s'ils ont réussi à pénétrer dans l'un des pays de l'Union européenne, pouvoir se déplacer librement d'un pays à un autre.

Comment s'assurer du respect de ces règles spécifiques aux étrangers non communautaires, dans un espace où les contrôles aux frontières internes sont abolis ? On pourrait poser la question plus crûment : comment superposer des législations nationales, qui restreignent et contrôlent les uns, à une loi européenne, qui ouvre les frontières aux autres ?

Faute d'avoir résolu l'équation, l'Union européenne a été « contrainte » de différer la suppression totale des contrôles aux frontières, qui devait intervenir en 1993. Une publication officielle diffusée par la Commission européenne, destinée à promouvoir la réalisation du marché unique européen, explique ainsi que, « alors que la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux est maintenant devenue une réalité, les personnes sont encore soumises à des contrôles d'identité au passage de certaines frontières intérieures. Le problème consiste, en l'occurrence, à concilier les exigences de la mobilité des individus avec la nécessité de contrôler le crime international et de réduire l'immigration clandestine » (on notera que les termes « personnes » et « individus » ne désignent ici, de fait, que les ressortissants des États membres).

L'association criminalité/immigration clandestine, classique dans le discours politique français, est également ancienne à l'échelon européen. Elle est à l'origine de la mise en place, surtout à partir de 1986 — date de l'adoption de l'Acte unique —, d'une multitude de groupes de travail interétatiques destinés à prévenir les incidences de l'ouverture des frontières sur la sécurité intérieure.

Schengen, ou comment les moyens supplantent l'objectif

La convention de Schengen est le fruit du travail de l'un de ces groupes. Composé au départ, en 1985, de cinq États membres (l'Allemagne, la France et les trois pays du Bénélux), le groupe initial devait être rejoint par l'Italie (1990), l'Espagne et le Portugal (1991), la Grèce (1992), l'Autriche (1995), puis la Finlande, la Suède et le Danemark (1996). Le dispositif opérationnel ne fonctionne cependant encore qu'entre sept d'entre eux (les cinq fondateurs, l'Espagne et le Portugal). On a souvent parlé du « laboratoire Schengen , en ce qu'un de ses objectifs était de réaliser — à petite échelle d'abord — ce vers quoi tend l'article 7A du traité de Maastricht, c'est-à-dire permettre la libre circulation, et donc supprimer les frontières intérieures d'un espace unique composé des pays signataires de la convention. Si les préoccupations initiales visaient surtout à faciliter les transports de marchandises en levant les contrôles douaniers, les États partenaires se sont trouvés rapidement confrontés à cette même difficulté qui bloque encore aujourd'hui, au niveau de l'Union européenne, la concrétisation de la mobilité totale des ressortissants communautaires : comment éviter que la suppression des contrôles frontaliers ne profite pas à ceux pour qui elle n'est pas prévue, autrement dit les étrangers non communautaires ? Le paradoxe est traduit de manière significative par le texte même de la convention; riche de cent quarante-deux articles, elle en consacre un seul à l'ouverture des frontières : « Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu'un contrôle des personnes soit effectué », et pratiquement tous les autres à l'aménagement de ce principe afin qu'il n'en soit pas fait un usage indu. Ces « mesures compensatoires » sont pratiquement dès l'origine considérées comme indispensables par les signataires de Schengen, pour lesquels il semble évident qu'ouverture des frontières signifie accroissement de la criminalité, du terrorisme, de la fraude, et naturellement de l'immigration clandestine. Car l'immigration vient rapidement au centre des débats des concepteurs de la convention, notamment de la part de sa composante française. En France, le thème de l'invasion étrangère devient alors un enjeu de politique interne, brandi par l'extrême droite et utilisé par la gauche comme par la droite parlementaire pour justifier le durcissement de la politique d'immigration. Bien que les événements ne démontrent en rien la pertinence de l'amalgame, la vague d'attentats de 1986 vient conforter le discours sur les liens entre terrorisme et immigration. Dans ce contexte, Schengen vient à point nommé : pour prévenir le « déficit de sécurité » que ne manquerait pas de provoquer la suppression des contrôles aux frontières, on va mettre en place un impressionnant dispositif fondé sur une appréhension essentiellement policière de la question. Dans un « double retournement » bien résumé par C.-V. Marie [1994] : « La protection des frontières extérieures qui devait être une conséquence de la réalisation de l'espace commun [...] en est devenue une condition préalable; la coopération policière, prévue pour être un instrument de la suppression des contrôles aux frontières, est devenue un objectif à part entière. »

À l'égard des étrangers non communautaires (on écartera ici le cas des demandeurs d'asile, auxquels la convention consacre un volet important), le dispositif Schengen s'articule autour de trois axes : dans le cadre d'une politique commune de délivrance de visas, l'instauration d'un visa unique leur permettant l'accès et la circulation dans tout l'espace Schengen pour une durée maximale de trois mois, à condition de déclarer leur entrée à chaque passage de frontière (« virtuel » puisque, rappelons-le, les contrôles sont censés y être abolis...) ; la possibilité pour les étrangers résidant légalement dans l'un des États signataires de circuler dans les autres sans avoir à produire de visa; la mise en commun des données nationales relatives aux « indésirables » de chaque pays, par le biais d'un fichier informatisé, le Système information Schengen (SIS), obligeant, sauf cas exceptionnel, tous les États partenaires à refuser le droit au séjour ou à organiser l'expulsion des étrangers qui y sont inscrits. On a ainsi pu voir un ressortissant algérien né en France et y ayant toujours vécu en situation régulière se voir retirer son titre de séjour en 1995 (date d'entrée en vigueur de la convention de Schengen) par l'administration française, au motif que son nom apparaissait au SIS : il y avait été inscrit par la Belgique, à la suite d'une expulsion prononcée par ce pays en 1988!

Circulation des « personnes » :
lesquelles ?

En créant un sous-espace (Schengen) dans l'espace (communautaire), la convention multiplie les différences de traitement entre les personnes, selon leur statut. Il faut en effet distinguer:

  • d'abord, les ressortissants des « États Schengen », à qui est garantie la liberté de circulation sans contrôles aux frontières internes ;

  • ensuite, les ressortissants communautaires des pays non membres de Schengen, qui jouissent aussi de la libre circulation aux frontières internes, mais pas aux frontières externes de l'espace Schengen (au sens de la convention, leurs pays sont des États tiers) ;

  • puis les étrangers non communautaires, résidant dans l'un des « États Schengen », qui peuvent circuler librement à l'intérieur de l'espace Schengen à condition de déclarer leur entrée à chaque passage d'une frontière interne ;

  • enfin, les étrangers non communautaires, non résidents dans l'un des « États Schengen », soumis à visa et tenus eux aussi à la déclaration d'entrée sur le territoire.

Sachant que — postulat initial — les contrôles aux frontières sont supprimés, comment vérifier qu'une personne a l'une ou l'autre de ces qualités ? En réalité, il n'existe pas d'autre moyen que de renforcer les contrôles en dehors des frontières, mais... pas trop loin : c'est pourquoi la loi française a introduit en 1993 la nouvelle possibilité d'effectuer des contrôles d'identité dans la zone de vingt kilomètres qui court le long de la frontière terrestre. Reste le problème du choix des personnes à contrôler. À cet égard, les consignes à ses fonctionnaires de M. Faussaire, directeur des Libertés publiques au ministère de l'Intérieur français, seront claires: « Il y aura lieu d'effectuer ces contrôles avec discernement, notamment quand ils porteront sur un ressortissant d'un État membre de l'Union européenne » (circulaire du 23 mars 1995). On ne saurait mieux inviter aux contrôles au faciès.

On pourrait, après deux ans d'application, multiplier les exemples qui démontrent s'il en était besoin que le versant « libre circulation » de Schengen a été rapidement supplanté par son versant policier. Matériellement ingérable — Didier Bigo estime à 1,7 milliard le nombre de franchissements annuels des frontières extérieures de l'espace Schengen; pour lui, ce chiffre rend « totalement irréalistes des mesures, mêmes temporaires, de fermeture complète des frontières" [Bigo, 1996a] —, la convention, au regard de l'expérience française, aura surtout servi de prétexte aux parlementaires pour durcir la législation sur les étrangers. On peut donc tout craindre de la généralisation, au niveau de l'Union européenne, du mécanisme Schengen. Cette généralisation est en cours: depuis le sommet d'Amsterdam de juin 1997, la convention est intégrée au traité d'Union — même si tous les États membres n'y sont pas parties prenantes. Elle a d'ailleurs déjà servi de modèle à l'Union, notamment pour l'instauration d'un visa unique et la mise en place d'un « Système information européen », grand frère du SIS. On va voir cependant que, s'agissant des ressortissants d'États tiers, les préoccupations des Quinze ne sont pas limitées aux problèmes des frontières.

La coopération intergouvernementale :
un choix contre la transparence

Un rapport sur la politique d'immigration et d'asile, adopté en décembre 1991 par les ministres chargés de la matière dans les États membres, présentait l'« harmonisation » comme une nécessité impérieuse dans la perspective de l'avènement de l'espace européen sans frontières. Le principal argument à l'appui de cette urgence était que, la pression migratoire se renforçant (quoique de façon inégale) pour tous les États membres, les politiques nationales n'étaient plus adaptées pour y répondre. Il fallait donc trouver une réponse commune à ce problème, « pour éviter que la politique d'un État membre n'ait des incidences négatives sur celle des autres » (groupe ad hoc immigration, SN 4038/91 WGI 930).

Soucieux de définir une politique harmonisée — sinon commune — en matière de gestion des flux migratoires, les États de l'Union européenne ont, dans un premier temps, délibérément écarté la question de l'immigration du champ communautaire. Jusqu'au Conseil européen d'Amsterdam, en juin 1997, elle relevait en effet exclusivement de la coopération gouvernementale, échappant ainsi aux règles institutionnelles de l'Union (vote à la majorité, contrôle de la Cour de justice des communautés notamment) qui caractérisent le traitement des questions économiques, monétaires et sociales.

Si une ébauche de « communautarisation » de la politique d'immigration est apparue avec le traité d'Amsterdam, celle-ci reste très timide. Car une telle transformation supposerait de renoncer à l'un des aspects les plus sensibles de la souveraineté nationale, celui qui touche aux questions de frontières et de police. Peu nombreux parmi les Quinze sont ceux qui sont prêts à franchir ce pas. À ce souci s'ajoute la défiance mutuelle qui caractérise souvent leurs rapports : la « guerre de la drogue » franco-néerlandaise, la méfiance à l'égard de l'Italie et de la Grèce (considérées comme peu fiables en matière de surveillance des frontières), les accusations de complaisance du Royaume-Uni à l'égard de certains groupes islamistes constituent autant d'entraves à la « communautarisation » des questions d'immigration.

La méthode de la coopération intergouvernementale permet de contourner le premier obstacle, car les décisions prises échappent à tout contrôle des instances communautaires. S'il est prévu que la Commission européenne est « pleinement associée » aux travaux, elle est de fait privée de toute compétence dans leur processus d'élaboration. Le rôle du Parlement européen est tout aussi symbolique : ses positions sont censées être « dûment prises en considération » sans plus. Si elles sont trop critiques, elles suscitent au pis l'indifférence, au mieux l'agacement des Etats concernés (tel celui manifesté par le gouvernement français, en réponse à l'avis très sévère porté, début 1997, sur le projet de loi Debré). Si l'on ajoute que, à de rares exceptions près (les Pays-Bas et, dans une moindre mesure, l'Allemagne), les États membres n'ont pas mis en place une procédure d'examen préalable de leurs travaux par les parlements nationaux, on prend la mesure du contexte dans lequel se construit la politique d'immigration de l'Union européenne : en dehors de tout contrôle démocratique (communautaire ou national), les gouvernements — ou, le plus souvent, des hauts fonctionnaires spécialisés dans les questions policières [Bigo, 1996b] — définissent entre eux les grandes lignes de la gestion des questions migratoires.

La forme que prennent ces décisions est particulièrement ambiguë : des « actions » et des « positions » communes, des « résolutions », des « recommandations » et des « conclusions » ont ainsi été adoptées depuis 1992 dans les domaines de l'immigration et de l'asile, sans qu'une définition juridique claire ne permette d'en saisir la portée. À l'instar des actes communautaires, ces textes définissent leur propre champ d'application, font parfois référence à des objectifs communautaires, prévoient des délais de transposition en droit interne et semblent revêtir un caractère contraignant. Pour autant, les principes qu'ils établissent ne lient pas formellement les États, et les particuliers ne peuvent s'en prévaloir lors d'actions éventuelles, ce qui fait estimer au Parlement européen que « l'approche de l'harmonisation, via une pseudo-législation qui se présente sous la forme de résolutions et de documents analogues, laisse à désirer..

Asile et immigration familiale

On ne s'étonnera pas de constater que l'asile et le regroupement familial, qui correspondent, dans un contexte de fermeture des frontières, aux seules sources légales d'immigration, ont constitué les premiers chantiers d'harmonisation mis en oeuvre. La question de l'asile a donné lieu depuis 1992 à trois résolutions, une conclusion et une position commune, essentiellement orientées vers la recherche d'outils susceptibles de permettre aux États membres de refuser l'examen des demandes présentées par des étrangers qui se prévaudraient « à tort » de la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés.

La résolution sur l'harmonisation des politiques nationales en matière de regroupement familial (juin 1993) définit, quant à elle, des conditions très strictes pour l'admission des familles de ressortissants d'états tiers légalement installés dans un État membre. Adoptée un an après la diffusion d'un rapport de la Commission des communautés préconisant, au contraire, l'assouplissement des règles généralement en vigueur dans les États membres, cette résolution est caractéristique des dangers que représente la méthode de l'intergouvernemental : sur une question qui met en jeu le respect de droits fondamentaux consacrés par des conventions internationales (Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, Convention internationale des droits de l'enfant), elle pose, comme on l'a vu, en dehors de tout contrôle supranational, des principes qui tendent de fait à restreindre considérablement les possibilités de réunification des familles.

La résolution sur le regroupement familial révèle en outre le caractère auto référent des actes intergouvernementaux. Il est notoire que la France a joué, au sein du Conseil des ministres européens, un rôle prépondérant dans son adoption; deux mois après celle-ci, en août 1993, le Parlement français modifiait sa législation sur le regroupement familial (loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua »), en y introduisant des principes directement inspirés de la résolution européenne.

Emploi : la préférence communautaire,
sauf en cas de besoin...

Si elle n'a pas encore eu un impact aussi immédiat sur les réglementations internes, la résolution « concernant la limitation de l'admission à des fins d'emploi de ressortissants de pays tiers » (juin 1994) illustre de façon éclairante un autre aspect de la politique européenne de l'immigration. Cette résolution, rappelant le contexte de sous-emploi qui conduit les États de l'Union européenne à renoncer à une politique d'« immigration active », prétend organiser la mise en oeuvre d'une « préférence communautaire à l'emploi ». Elle préconise donc le maintien ou le renforcement de mesures de restriction à l'admission de travailleurs étrangers. On pourrait s'interroger sur la nécessité d'entériner, par un acte intergouvernemental, des pratiques déjà établies dans les États membres si, après l'exposé de cet objectif, la résolution n'abordait la question des exceptions au principe. On comprend alors que l'un des buts, sinon le principal, de la résolution sur l'emploi est d'encadrer les inévitables entorses à la règle de la préférence communautaire que les États commettent. Car la préférence à l'emploi national (ou, traité de Rome oblige, à l'emploi communautaire) n'a jamais empêché, même en période de crise, qu'il soit fait appel à l'immigration. Parmi les cas pouvant justifier l'embauche de migrants non communautaires, la résolution prévoit celui où un employeur est confronté à l'« indisponibilité à court terme d'une offre de main-d'oeuvre sur le marché national ou communautaire du travail, qui porte sérieusement préjudice au fonctionnement de l'entreprise ou à l'employeur lui-même ». Suivent les règles à respecter : la durée du recrutement de ces migrants ne saurait excéder quatre ans, délai qui ne pourra qu'exceptionnellement être prolongé « mais uniquement si [...] ils répondent toujours aux critères appliqués initialement lors de la décision relative à leur admission à l'emploi » (en clair, si le poste ne peut toujours pas être pourvu par un national ou un communautaire). Il n'est pas anodin de relever que, dans nombre de réglementations nationales des États membres, l'accès à une stabilisation du droit au séjour est ouvert à partir de cinq ans de résidence. En limitant à quatre années la durée des recrutements des travailleurs étrangers, la résolution organise à titre préventif les obstacles à leur installation durable dans l'État d'accueil.

Bateau ivre

Pour façonner sa doctrine en matière d'immigration, l'Union européenne ne s'est inspirée que des principes les plus rétrogrades en vigueur dans certains des États qui la composent, utilisant la méthode de l'alignement par le bas. Sourde aux mises en garde régulières d'un Parlement européen préoccupé par les menaces qui pèsent sur le respect des droits de l'homme, indifférente aux conseils de la Commission, qui plaide pour l'égalité de traitement (en matière de circulation et d'accès à l'emploi) entre les ressortissants des États membres et ceux des pays tiers qui résident sur le territoire de l'Union, la coopération intergouvernementale a privilégié jusqu'à présent une gestion essentiellement policière et utilitaire des flux migratoires. En reproduisant la classique association immigration-insécurité-crise économique, dont l'« efficacité » est loin d'être démontrée au vu des problèmes insolubles qu'elle continue à poser autour de la question des frontières, cette doctrine s'est surtout traduite par une approche idéologique de la gestion des mouvements de population.

On ne saurait nier l'influence prépondérante exercée, au sein des Quinze, par les plus déterminés, telle la France, à voir leurs principes érigés en modèle. Soucieux de n'être pas désignés dans ce domaine comme les mauvais élèves de l'Europe, les pays du Sud, qui ont besoin du soutien logistique de leurs partenaires pour faire face aux situations exceptionnelles qui peuvent menacer leurs frontières, essentiellement maritimes, se soumettent d'ailleurs volontiers à ces pressions.

Mais, au-delà de cette influence, il apparaît aujourd'hui que, avec les instruments mis en place, la politique européenne de l'immigration fonctionne de façon de plus en plus autonome: résultat paradoxal de la mise à l'écart des institutions communautaires. Échappant au contrôle de celles-ci, il n'est pas certain qu'elle s'inscrive toujours dans la logique des États. En témoigne sa remarquable continuité, indépendamment de la couleur politique de leurs gouvernants qui, au gré des alternances électorales, encouragent cette fuite en avant.

Loin d'unir leurs forces pour s'adapter aux conséquences des profondes mutations économiques — l'immigration n'en étant qu'une des composantes — qui bouleversent déjà la planète, les États membres, dérisoires capitaines d'un bateau devenu ivre, figent l'Union européenne dans la conception dépassée d'un espace à défendre dont les étrangers non communautaires sont les hôtes indésirables.

Bibliographie

BIGO D.

MARIE C.-V. (1994), L'Union européenne face aux détournements de population : raison d'états et droits des personnes, onzième séminaire sur la migration de l'Organisation internationale pour les migrations, Genève.

WIHTOL DE WENDEN C. (1995), « Les politiques d'immigration européenne », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 19, p. 24-34.

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Dernière mise à jour : 26-08-2004 18:30 .
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1997/rodier/europe.html


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