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Suppression des visas
et liberté de circulation
Gustave Massiah (CEDETIM)
Je vous propose d'organiser notre réflexion sur les questions que
pose le lancement d'une campagne pour une réforme du système
des visas impliquant la suppression des visas pour les séjours
de moins de trois mois. La suppression des visas de court séjour
s'inscrit dans la perspective de la liberté de circulation. La
liberté de circulation n'équivaut pas à l'ouverture
des frontières. Celle-ci implique une discussion sur la liberté
d'établissement. Toutefois, la revendication de la liberté
de circulation comme la demande de régularisation des sans-papiers,
étant toujours confrontée à la discussion sur l'ouverture
des frontières, nous serons amenés à discuter de
ces différents aspects.
Permettez-moi d'abord une précision : je n'adhère
pas à la distinction si courante dans nos discussions entre le
réalisme et l'utopie. A propos des problèmes de l'immigration,
on a l'impression que pour être réaliste, il faut avoir
en poche une circulaire rédigée « L'adhésion
des guichetiers dans les consulats et les préfectures et l'assentiment
des électeurs du Front National ». Ce réalisme
là, manifestement, n'est pas à notre portée. A
partir de là, nous sommes rejetés avec quelque sympathie
et beaucoup de condescendance dans le camp des utopistes ou dans celui
des irresponsables. Quelles sont alors les marges de manoeuvre ?
Acceptons un bref détour par une réflexion sur les modalités
de la transformation politique et l'appréciation des rapports
de force. La méthode la plus classique repose sur la conquête
du pouvoir politique, de préférence par des élections,
et le changement de réglementation. Cette approche est évidemment
toujours d'actualité. On peut aussi, et c'est le propre du mouvement
associatif, se battre pour que changent les évidences. L'expérience
renouvelée montre la complémentarité des deux approches.
Elle montre aussi la sous-estimation constante de la seconde qui nourrit
la tendance à la subordination du mouvement associatif à
la classe politique. Et pourtant le changement réglementaire
est marqué par l'inertie alors que dans la bataille des idées,
les anticipations peuvent permettre à l'accélération
de l'emporter sur les vitesses acquises. Ceci pour dire que l'affrontement
à des évidences trompeuses sera au coeur de notre campagne.
La suppression des visas
est nécessaire et possible
Partons de l'hypothèse que la suppression des visas est nécessaire
et qu'elle est possible. Elle est d'abord nécessaire parce que
la situation n'est pas acceptable. Revenons sur le bilan que nous pouvons
tirer du système des visas. Ce bilan est désastreux. Il
faut admettre que la justification des visas n'est pas technique ;
il ne s'agit pas vraiment d'empêcher ceux qui y tiennent vraiment
d'entrer. La vérification à l'entrée des visas est
bien illusoire dans un pays qui reçoit plus de 60 millions d'étrangers
chaque année. Il faut donc croire que la volonté de durcir
le système des visas repose plus sur la volonté d'imposer
l'idée de contrôle que sur l'efficacité du contrôle
lui-même.
L'objectif c'est la dissuasion qui repose sur l'idée de la
fermeture des frontières. Les visas sont un des maillons de la
chaîne de la fermeture des frontières. Cette chaîne
égrène la limitation des visas, la limitation du droit
d'asile, la limitation des régularisations, les expulsions. Cette
chaîne repose sur une volonté, celle de décourager
et sur une conviction, c'est que pour décourager il faut humilier.
On atteint là l'inacceptable. Tous les témoignages ont
montré que cette volonté d'humilier n'est pas seulement
le fait de quelques guichetiers, qu'elle est systématiquement
couverte, qu'elle est même théorisée. Cette théorisation
développe la culture du mépris, légitime l'arbitraire
administratif et participe à la régression de l'état
de droit.
Cette situation inacceptable n'est pas fatale. En 1974, il y avait
peu de visas obligatoires et la tendance était à la suppression
des visas. Comment se fait-il alors que le système des visas
ait été tellement durci en 20 ans. Serait-ce que nos sociétés
sont plus pauvres ou plus menacées ? Pourtant, la société
française est plus de deux fois plus riche qu'à l'époque
bien que les inégalités se soient renforcées. Pourquoi
se sentirait-elle plus menacée ? Peut-être parce qu'une
vision du monde maladive se développe en Europe. L'Europe serait
ainsi un îlot de prospérité et de bonheur entouré
par des hordes de misérables qui veulent venir absolument la
voler ou lui faire la guerre. En définitive, la décolonisation
des esprits et des sociétés n'est pas achevée en
Europe et tout particulièrement en France. Dans la montée
des mouvements d'extrême-droite dans tous les pays européens
le noeud de mémoire de la décolonisation n'est pas secondaire.
Il crée des fantasmes. Dans plusieurs pays européens,
les étrangers ne se précipitent pas sur la possibilité
de naturalisation. On pense que tout le monde veut venir s'installer
en France ; est-ce tellement sûr ? Il y en a évidemment
qui le souhaitent. Mais en fait, le monde n'est pas prêt à
s'y ruer. A la limite, ce serait même vexant.
La première évidence à laquelle nous sommes affrontés
c'est qu'une suppression les visas est impossible. Comment remettre
en cause l'idée, présentée comme une évidence,
que toute réforme qui ne serait pas fondée sur un durcissement
des visas n'est pas envisageable, que personne n'en voudrait et qu'elle
n'est pas possible. Et on peut se demander pourquoi on arrive à
cette évidence selon laquelle personne ne voudrait de l'ouverture
des frontières, que tout le monde serait d'accord avec la fermeture
des frontières. Elle renvoie à la conviction que l'écrasante
majorité serait xénophobe et raciste et, qu'à la
limite la meilleure façon de ne pas effrayer les racistes c'est
surtout de ne pas dire que l'on est antiraciste. Et c'est surtout de
faire comme si on allait arriver à limiter le racisme en ne le
remettant pas trop en cause. Nous arrivons à situation dans laquelle
un seul pôle structurerait le champ idéologique sur le
racisme, les autres pôles étant considérés
comme illégitimes.
Pour proposer la suppression des visas nous n'allons pas attendre
que ceux qui sont susceptibles de le faire soient persuadés que
tout le monde est d'accord. Même si nous risquons d'être
minoritaires à l'issue d'un débat public, ce qui n'est
pas démontré, nous préférons avoir à
nous battre pour détendre cette idée plutôt que
d'accepter de la voir rejeter au rang des vieilles lunes. Nous démontrerons
ainsi que dans nos sociétés, il y a des citoyens qui entendent
lutter pour la liberté de circulation et qu'il faudra en tenir
compte. C'est l'intérêt fondamental de la campagne que
nous voulons mener.
Le discours consensuel sur l'immigration
est une fausse évidence
La deuxième évidence contre laquelle il nous faut lutter
c'est l'idée selon laquelle l'ouverture des frontière est
dangereuse et impossible. La maîtrise des flux devient alors l'élément
déterminant de toute politique de l'immigration et la nécessité
de cette maîtrise justifie tous les dispositifs de contrôle
et toutes les mesures répressives à l'encontre des étrangers
Ce n'est pas très facile de remettre en cause des évidences
dans la mesure où elles s'appuient sur le bon sens considéré
comme la preuve de la « vérité vraie ».
Il y a d'ailleurs dans les évidences une part de vérité
qui correspond à certains aspects des réalités. Ce
qui n'est pas acceptable c'est le refus de reconnaître le caractère
contradictoire des réalités et la justification qui n'est
jamais neutre, construite à partir de certains aspects des situations
réelles et qui se présente comme une totalité irréfutable.
Ceci pour dire que la lutte contre les évidences est toujours difficile
et ne peut pas consister en leur simple négation.
Par exemple, la remise en cause de la centralité donnée
dans le discours à la maîtrise des flux migratoires ne
peut pas consister à simplement affirmer qu'il ne faut pas de
maîtrise. De même, il est aussi difficile de partir de la
reconnaissance de la part de réalité dans le discours
car on est très vite enfermé dans ce discours ; souvenons-nous
des ravages « des bonnes questions et des mauvaises réponses ».
C'est pourquoi, la lutte contre les évidences ne peut pas être
restreinte au débat intellectuel, bien que celui-ci reste essentiel.
Les luttes sociales en opposant une évidence à une autre
permettent d'éclairer plus largement la réalité
et ouvrent l'espace du débat politique. La lutte des sans-papiers
n'a-t-elle pas ainsi contribué à déchirer le voile
qui recouvrait tout le débat sur l'immigration ?
La première justification du discours sur la maîtrise
des flux migratoires tiendrait dans la recherche d'un consensus raisonnable
excluant l'extrême droite et faisant l'impasse sur quelques rêveurs
irresponsables, entendez les associations. Ce consensus dépassionnerait
le débat, sortirait pour leur plus grand bien les immigrés
de leur rôle de boucs émissaires et priverait le Front
National de l'argument dont il se sert pour prendre en otage la droite
et polariser le débat politique. Il nous faut d'abord dire que
si cette ambition était réalisable, nous applaudirions
sans retenue. Seulement, ... voilà ! Et ce n'est probablement
pas par hasard, par malchance, ou par la faute des associations. La
voie du consensus étant durablement bloquée, il faut bien
revenir au débat politique.
Repartons de ce qui constitue le discours dominant sur la politique
de l'immigration. Ce discours enchaîne trois propositions :
la maîtrise des flux migratoires passe par la fermeture des frontières ;
I'intégration des étrangers « réguliers »
et la lutte contre le racisme passent par la lutte contre l'immigration
clandestine ; pour arrêter l'immigration, il faut développer
les régions d'émigration et négocier des accords
avec les états d'origine des immigrés.
Ce discours séduisant est partagé par beaucoup ;
il est quasi consensuel, et a par exemple été défendu
il n'y a pas si longtemps par Charles Pasqua. L'inconvénient
de ce discours, c'est qu'il n'est pas vrai. Aucune des assertions n'est
complètement fausse mais chacune est contestable et contradictoire ;
la cohérence des propositions est illusoire. La faiblesse et
le manque de fiabilité du discours marque la limite de la recherche
d'un consensus, au delà de la discussion sur la possibilité,
l'opportunité et l'intérêt politique d'une telle
démarche.
Prenons un premier exemple. L'intégration des étrangers
en situation régulière nécessiterait l'expulsion
des clandestins et la limitation de l'immigration. Or c'est l'inverse
qui s'est passé. La lutte contre les clandestins a entraîné
une réglementation et des dispositifs de plus en plus répressifs
qui ont précarisé les « réguliers ».
La mise en cause du regroupement familial a fragilisé les familles.
La double peine par exemple a fonctionné comme une machine à
insécuriser tous les étrangers, une fabrique de clandestins.
Le « délit de sale gueule » a trouvé
de nouveaux prolongements. L'insécurité s'est étendue
dans la société française bien au delà des
étrangers. L'intégration des étrangers en situation
régulière serait certainement facilitée par une
élimination de l'immigration clandestine qui prendrait la forme
de la régularisation des sans-papiers.
Prenons un deuxième exemple, celui du rapport entre développement
et immigration. Il est bien démontré que le sous-développement
et la domination font partie des causes majeures des flux migratoires
et qu'il est indispensable de s'y attaquer. Pour autant, il est faux
d'en tirer la conclusion qu'il suffit de développer les régions
d'émigration pour tarir l'émigration. L'expérience
historique constante nous apprend que tout développement dans
une région se traduit dans un premier temps par une accélération
de l'émigration, du fait de la déstabilisation des rapports
sociaux et de la rupture des équilibres sociaux provoqués
par le changement. Ce n'est que dans un deuxième temps, assez
longtemps après, que le développement, qui est forcément
un déséquilibre, entraîne un arrêt de l'émigration
et peut même, comme on l'a encore récemment vérifié
avec l'Espagne, transformer une région d'émigration en
une région d'immigration.
L'intérêt du codéveloppement n'est pas remis en
cause, d'autant que la nature des rapports internationaux nécessite
une approche volontariste pour sortir du cercle vicieux de la dépendance
et que la France y a des responsabilités particulières
de par son histoire et de par sa situation actuelle. Encore faut-il
bien voir que si l'objectif du codéveloppement est de tarir à
court terme les flux, le moyen d'y parvenir est plus d'empêcher
le développement que de le promouvoir. C'est bien le cas chaque
fois que le droit de vivre et de travailler au pays devient une obligation
d'y rester, une interdiction de quitter son territoire, une assignation
à résidence. Les accords entre états, qui sont
plus souvent des accords entre des régimes, sous couverture d'
« aide » au développement, visent au contrôle
de l'émigration et décrédibilisent encore plus
les régimes et la coopération. Sans liberté de
circulation, les accords de coopération décentralisée
et de partenariat, qui sont, au delà de leurs difficultés
et de leurs contradictions, parmi les tentatives les plus prometteuses
aujourd'hui, seront vidés de leur contenu et pervertis.
Ce dernier exemple montre bien les glissements progressifs du discours.
On part de l'idée qu'il faut s'attaquer aux causes des flux migratoires.
On propose de renforcer l' « aide au développement »
ou, mieux encore, de construire du codéveloppement et de lier
ainsi coopération et immigration. On peut alors interdire, en
toute bonne conscience présumée, l'immigration puisqu'on
va s'attaquer aux causes. On peut aussi négocier avec les régimes
des accords de contrôle et de police qui construisent un espace
international fondé sur la remise en cause des droits individuels
et la négation de la liberté de circulation. La construction
du discours s'appuie sur des arguments qui ne sont pas faux et qui sont
présentés comme des évidences. Ils sont retournés
et mis au service d'un discours d'ensemble dont la cohérence
est plus que contestable et peuvent servir de fondement à une
politique dont on peut déjà mesurer la perversité.
On voit bien fonctionner la démonstration jadis formulée
par Guy Debord, « le vrai est devenu un moment du faux »
Le lien entre régularisation,
liberté de circulation et ouverture
des frontières est fallacieux
La deuxième justification du discours sur la maîtrise des
flux migratoires est donnée par l'enchaînement entre régularisation,
politique de l'immigration et ouverture des frontières. L'argumentation
est la suivante : « la régularisation pour tous
ceux qui sont en France serait un signal d'appel à l'immigration
clandestine ; la politique de l'immigration et les lois sur l'entrée
et le séjour des étrangers et sur la nationalité
doivent prémunir de l'afflux indésirable d'étrangers
et reposent d'abord sur la lutte contre l'immigration clandestine ;
tous ceux qui n'admettent pas ces principes seraient pour l'ouverture
incontrôlée des frontières dont tout le monde verrait
les dangers ». L'impossibilité réaffirmée
de l'ouverture des frontières conduit donc inéluctablement
à refuser la régularisation pour tous.
Subordonner la régularisation au débat sur l'ouverture
des frontières relève du dogmatisme et de l'amalgame.
L'enchaînement introduit entre régularisation, politique
de l'immigration et ouverture des frontières n'est pas acceptable.
Ces trois questions, certes reliées entre elles, ne relèvent
pas de la même temporalité et des mêmes considérations ;
elles ne sont pas de même nature et leur traitement politique
ne peut être le même.
La régularisation est une réponse à une simulation
d'urgence, elle doit être traitée en tant que telle et
relève du respect des droits de l'homme. De plus, traitée
en elle-même, elle ne pose pas de problèmes majeurs ;
en quinze ans, depuis la régularisation de 1982, il n'y a pas
eu d'explosion de l'immigration clandestine et une grande partie des
sans-papiers ont été produits par les changements de la
réglementation. Il est beaucoup moins grave pour la société
française de régulariser 150 000 à 200 000
personnes qui vivent en France depuis, pour la plupart, de nombreuses
années et qui y ont acquis des droits, que d'accepter la présence
constante et renouvelée de sans-papiers maintenus sciemment dans
la clandestinité.
La politique de l'immigration et de l'entrée et du séjour
des étrangers est une question qui relève du moyen terme.
La question posée est celle de l'ordonnance
de 1945. La Commission Nationale Consultative
des Droits de l'Homme propose de refonder le droit des étrangers
sur l'égalité des droits et d'accepter de ne plus couvrir
toute l'action administrative par la référence au maintien
de l'ordre public. N'y a-t-il pas là matière à
un véritable débat politique public ?
Le débat sur l'ouverture des frontières est un débat
difficile et fondamental ; il doit être ouvert. Il gagnerait
à ne pas être occulté par des fantasmes entretenus ;
même les plus farouches partisans de l'ouverture des frontières
ne proposent pas d'organiser des charters pour faire venir en France
toute la misère du monde. Il faut d'abord rappeler que la liberté
de circulation n'implique pas l'ouverture des frontières ;
la question qui est posée est celle de la liberté d'établissement.
De ce point de vue, les arguments avancés par ceux qui redoutent
l'ouverture des frontières ne sont pas secondaires ; les
risques sont réels et doivent être appréciés
en tant que tels. Ils concernent les afflux massifs de population ;
la remise en cause des droits sociaux ; la remise en cause des
droits nationaux.
L'ouverture des frontières entraînerait-elle des afflux
massifs de population ? Il faut admettre que ce n'est pas impossible,
mais il faut aussi dire que c'est peu probable. Les départs massifs
sont moins liés au désir de quitter son pays qu'à
l'appel, souvent explicite des sociétés d'accueil. On
peut même avancer que la fermeture des frontières, la difficulté
à circuler et revenir, limite les départs. Ainsi, l'entrée
de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce dans l'Union Européenne
avait été retardée par crainte d'émigration
massive vers l'Europe du nord ; c'est l'inverse qui s'est produit,
beaucoup d'émigrés sont rentrés chez eux. En matière
de migrations, comme dans d'autres domaines, les régulations
administratives et répressives ne sont pas forcément les
meilleures. Même si certaines situations peuvent entraîner
des limitations et des mesures d'urgence, la protection contre l'invasion,
instaurée en dogme, n'est pas la meilleure des postures.
La liberté d'établissement implique-t-elle la remise
en cause des droits sociaux et particulièrement du droit du travail ?
Là aussi, il faut reconnaître le risque, surtout dans une
situation caractérisée par les stratégies systématiques
de précarisation et de remise en cause du salariat au niveau
de l'emploi, des salaires et de la protection sociale. Le refus du libéralisme
et de la mondialisation libérale perd en crédibilité
quand on accepte d'interdire la seule liberté de circulation
des personnes dans une situation marquée par la priorité
donnée à la circulation des marchandises et des capitaux.
Le renforcement du droit international est une des conditions de la
défense des droits sociaux. La question sociale ne peut-être
sous-estimée ; rappelons toutefois que la fermeture des
frontières facilite rarement les luttes sociales et que toute
remise en cause des droits des travailleurs immigrés s'est traduite
par un renforcement de la précarité pour tous les travailleurs.
L'ouverture des frontières remettrait-elle en cause les droits
nationaux ? Le débat sur l'ouverture des frontières
n'est pas le débat sur leur abolition. Cette question n'est pas
vraiment d'actualité. La question de l'identité nationale
ne doit pas être éludée. Nous avons trop en mémoire
l'importance du droit à l'autodétermination dans le mouvement
historique de la décolonisation pour le sous-estimer. De même,
nous savons que l'espace national est celui qui a porté historiquement
une production d'égalité à laquelle nous n'entendons
pas renoncer. Quelle sera la place des droits nationaux et des identités
nationales dans la nouvelle situation historique ? Voilà
une question centrale pour l'avenir ; elle ne peut être traitée
à la légère au détour d'une discussion sur
la régularisation ou les visas. Il n'est pas équivalent
d'accepter et de théoriser la fermeture des frontières
ou d'aller vers l'ouverture en partant de la situation actuelle et en
tenant compte des risques.
Le débat sur l'ouverture des frontières a, en définitive,
peu à voir avec l'immigration et les étrangers, c'est
un débat sur la nature et l'avenir de la société
française. Ceux qui sont favorables à l'ouverture des
frontières ne sont pas des adeptes forcenés de la mondialisation
ou des irresponsables indifférents aux problèmes réels
de la société française. Ce sont des citoyens soucieux
de défendre leur conception de l'avenir de la société
française. Ils ont pu mesurer les dangers de la fermeture des
frontières et la régression pour l'état de droit
de la remise en cause des droits des étrangers. Comme l'a si
bien exprimé Danièle Lochak, ils en sont venus à
se demander : « Y a-t-il une alternative à l'ouverture
des frontières ? »
L'honneur perdu
de la politique française
La déconstruction du discours consensuel sur l'immigration permet
d'esquisser les grandes lignes de ce que serait une politique dont nous
pourrions être fiers : La régularisation de tous les
sans-papiers répondant à une situation d'urgence accompagnée
de l'amnistie des infractions à l'ancienne réglementation
du séjour ; la suppression des visas de séjour de moins
de trois mois ; le retour sur la remise en cause en 1986 du droit
du sol à la naissance, fondé depuis 1889 sur l'universalisme
et l'égalité des droits ; la révision de l'ordonnance
de 1945 dans le sens proposé par la Commission Nationale Consultative
des Droits de l'Homme préservant l'égalité des droits
de la référence constante au maintien de l'ordre public ;
la suppression des mesures discriminatoires, notamment de la double peine ;
le droit de vote de tous les résidents aux élections territoriales ;
la remise en cause du principe de fermeture des frontières et le
débat public sur l'ouverture des frontières, la progression
des droits sociaux et l'approfondissement des droits nationaux.
Ce programme n'a rien de visionnaire, il s'inscrit dans l'évolution
de la société française. Chacune des propositions
a été discutée et formalisée par des secteurs
engagés dans les pratiques sociales et l'action politique. Dans
la période récente, à différents moments,
des individus, des associations, des syndicats, des partis politiques,
des institutions ont soutenu et demandé la mise en oeuvre de
l'une ou l'autre de ces propositions. Aucune de ces propositions n'est
exorbitante du droit commun ou inapplicable, la plupart d'entre elles
ont servi de référence au cadre juridique et institutionnel,
parfois pendant plus d'un siècle. Leur remise en cause est récente,
elle date de quelques années. Il est difficilement imaginable
que tout discours sur l'immigration et les étrangers puisse être
présenté comme illégitime dès qu'il ne va
pas dans le sens d'une plus grande répression et d'une réduction
des droits et des libertés ? Il faut certes tenir compte
des rapports de force dans une situation donnée et leur appréciation
peut être discutée. Mais il s'agit aussi de faire évoluer
ces rapports de force par les luttes sociales, la discussion intellectuelle
et le débat politique.
La question posée porte sur l'appréciation de l'évolution
de la société française. Pour notre part, nous
considérons qu'il s'agit d'une évolution et d'une régression
qui s'est imposée à la politique française. Nous
pensons aussi qu'une modernisation sociale et politique de la société
française est souhaitable et possible. Les forces sociales et
intellectuelles porteuses de cette modernisation ne manquent pas en
France. Ne pas aller aussi loin que possible dans l'extension de l'espace
des droits et des libertés, c'est manquer une occasion.
Mais, il y a beaucoup plus grave. En ne régularisant pas tous
les sans-papiers, on maintient dans la clandestinité des dizaines
de milliers de personnes, on justifie l'arbitraire administratif, on
prépare par des procédures kafkaïennes le retour
à la clandestinité de tous ceux à qui on a donné
une carte d'un an, on a fiché et projeté dans une situation
scandaleuse tous ceux qui se sont présentés de confiance,
on prétend expulser tous ceux qui ne sont pas régularisé
tout en admettant que c'est impossible. Pour éviter de heurter
ceux qui sont sensibles aux discours de l'extrême droite et de
la droite extrême, on a voulu faire vite et éviter le débat
public. Le résultat, c'est que la question de l'immigration va
pourrir de façon durable le débat politique en France.
Tout cela alors que rien ne s'opposait et que rien ne s'oppose encore,
en droit et en fait, de régulariser tous les sans-papiers. On
peut légitimement se demander qui sont les irresponsables ?
Il y a aujourd'hui des situations dramatiques du point de vue des
droits et des libertés. L'acceptation de la zone de non-droit
est inacceptable. La légitimation de l'inacceptable est l'honneur
perdu de la politique française.
Revenons pour conclure à notre campagne. La campagne pour la
suppression des visas de court séjour s'inscrit dans la lutte
pour la liberté de circulation. Les politiques nationales relèvent
de nos responsabilités citoyennes. Ces responsabilités
doivent s'élargir à la progression du droit international
qui est un des instruments de régulation de la mondialisation.
La liberté de circulation participe du front des nouvelles libertés
à conquérir et à réinventer pour le monde
à venir.
Gustave Massiah - 30 novembre 1997
Cette intervention a été préparée
dans le cadre de la campagne pour la suppression, pour l'entrée
en Europe, des visas de séjour de moins de trois mois. Cette
campagne est organisée par les Ligues des Droits de l'Homme de
plusieurs pays européens (Belgique, France), maghrébins
(Algérie, Maroc, Tunisie) et africains (Mali, Sénégal).
Dernière mise à jour :
23-11-2000 19:47.
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