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Plein Droit n° 69, juillet 2006
« 
Immigration, paroles de trop »

Quand des soldats coloniaux
se révoltaient

Emmanuel Blanchard
Doctorant en histoire

Le représentation communément admise d’une grande fraternité entre soldats coloniaux et nationaux pendant la Seconde Guerre mondiale a longtemps occulté les conflits, les discriminations et les humiliations qui étaient monnaie courante au sein de l’armée coloniale. Le récit de l’épisode de la mutinerie de Versailles en 1944 permet d’en restituer des bribes et donne un éclairage inattendu à la mémoire des luttes pour l’égalité.

En août 2004, le cinquantenaire du débarquement de Provence a été l’occasion de rappeler la contribution des troupes coloniales à la libération de la France. L’accent fut souvent mis sur la fraternité et l’égalité à l’intérieur des troupes combattantes de l’armée d’Afrique, sur l’accueil et la supposée absence de racisme de la population métropolitaine qui auraient déjà tant séduit les Afro-Américains à la fin de la Première Guerre mondiale [1]. Pourtant, loin de simplement partager la liesse d’une population française (bien vite rappelée, elle-aussi, aux dures réalités des temps de guerre et de pénurie), les troupes coloniales cantonnées en métropole ont rapidement été saisies par un mécontentement, dont les implications politiques ne sont alors pas sans inquiéter les services de renseignements. Ceux-ci, chargés de la surveillance du moral de l’ensemble des troupes, rendent régulièrement compte des soubresauts et de la « psychologie » des troupes coloniales cantonnées en métropole. Les renseignements généraux de Seine-et-Oise notent ainsi le 27 mars 1945 :

« Les indigènes auraient souhaité voir une mobilisation générale en France, car, disent-ils, nous sommes toujours les premiers au front, pour défendre un sol qui n’est pas le nôtre. On a l’impression que le Marocain souhaite que son pays acquière bientôt une autonomie au moins aussi large que celle qui est projetée actuellement pour l’Indochine » [2].

Cette insatisfaction des troupes coloniales, notamment liée à la politique de « blanchiment » [3] de la 1re armée d’Afrique, est alors avivée par la lenteur des rapatriements et les difficultés matérielles. Au regard d’une armée américaine qui apparaît comme un îlot d’opulence dans une France soumise à un rationnement très strict, les militaires venus des colonies supportent mal le peu d’égards qui leur sont faits en matière d’armement, habillement, casernement, ravitaillement… Cette misère, d’ailleurs reconnue par les comités départementaux de la Libération qui appellent, à plusieurs reprises, à améliorer « leur situation matérielle et sociale » (nombreux sont ceux qui ne reçoivent plus aucune solde…), est d’autant plus visible aux yeux de ces soldats que, à l’instar de ce qui s’était passé lors du débarquement américain en Algérie, fréquentes sont les scènes de fraternisation entre « coloniaux » et Afro-Américains, avec qui ils partagent nombre de moments de détente.

L’accès et la cohabitation dans les lieux de loisirs et de réjouissance, est d’ailleurs, semble-t-il, le premier motif de désaccords, parfois violents, avec les populations et autorités locales. Ainsi, à Versailles, où étaient casernés « 800 nord-africains et 900 noirs » [4], les troupes coloniales se virent progressivement barrer l’accès aux cinémas, cafés et maisons de tolérance de la ville. En quelques semaines, elles sont peu à peu exclues de l’ensemble de ces lieux, prétexte étant pris d’un certain nombre de rixes et incidents que leur indiscipline aurait créés. Ainsi, si l’accès des cafés ne leur est pas formellement interdit (certains commerçants s’en chargent, cette pratique perdurant d’ailleurs bien après la Libération), le général Basse, ayant autorité sur la place de Versailles, prit en novembre 1944 un arrêté prohibant la vente aux troupes coloniales de boissons alcoolisées dans les débits de la ville. Cette décision n’est pas isolée et touche d’autres régions, le plus souvent au nom de la défense de l’ordre public, parfois du respect des pratiques religieuses et culturelles des colonisés, argument dont ne sont pas dupes les intéressés chez qui il « suscite un vif mécontentement. Cette décision [est] prise comme un geste tendant à humilier les arabes et à les considérer comme des êtres inférieurs » [5].

Dans les maisons closes

Ces arrêtés ne sont d’ailleurs pas sans créer des incidents et ne semblent pas avoir fait diminuer le nombre de rixes sur la voie publique, réel problème dans une ville où sont casernées de nombreuses troupes, tant françaises qu’américaines. Les bagarres entre hommes en armes ont souvent pour prétexte la lutte pour l’accès aux femmes, principalement dans le cadre des nombreuses maisons de tolérance de la ville. Ainsi, au début du mois de novembre 1944, une soixantaine de Malgaches armés obligent les gendarmes à incarcérer un officier FFI qu’ils accusent de leur avoir tiré dessus pour interrompre une bagarre provoquée par un de ses hommes ayant lancé à la cantonade un « les femmes ici ne sont pas pour les nègres », déclenchant l’ire des Malgaches présents. Ces algarades dans les maisons closes de Versailles semblent alors courantes. Sans doute pour les raréfier, mais aussi pour tenir compte de la situation économique des tirailleurs et préserver une frontière sexuelle que les colonisés ne devaient pas franchir [6], les autorités locales avaient négocié auprès des tenancières un prix de passe « tout compris » (cent francs) réservé « aux indigènes coloniaux et nord-africains » [7]. La contrepartie est un contrôle sanitaire strict et sans doute une spécialisation de certaines maisons dans cette clientèle.

Les incidents ne cessent cependant pas : des tirailleurs armés investissent l’ensemble des maisons le 19 octobre 1944 pour réclamer une nouvelle baisse des prix. Ces établissements ferment alors provisoirement avant que les autorités militaires ne décident d’en restreindre les horaires d’ouverture à cette clientèle. Elles en profitent aussi « pour procéder à l’élimination progressive des meneurs parmi ces indigènes » [8]. Ce climat de défiance entre soldats coloniaux et le reste de la population, militaire et civile, atteint son paroxysme à la mi-décembre. Après de nouveaux incidents dans un cinéma ayant conduit à l’expulsion de militaires nord-africains, décision est alors prise de demander à la gendarmerie de leur interdire l’accès à l’ensemble des salles de projection de la ville. La maréchaussée est cependant vite débordée et dans une des salles, face aux protestations véhémentes d’une assistance d’environ cent cinquante soldats algériens déclarant que le film projeté (Les Trois Lanciers du Bengale [9]) les offensait, la direction est contrainte de changer de programmation. L’incident n’est cependant pas clos, et les forces de l’ordre, lasses d’être bravées, sont conduites « à quelques réactions rigoureuses » [10] et interpellent trois soldats algériens et marocains immédiatement conduits à Paris à la prison du Cherche-Midi.

Le lendemain, la ville de Versailles est en ébullition et doit faire face à une véritable mutinerie des troupes coloniales : des casernes sont attaquées, des gendarmes enlevés et désarmés, des groupes armés et organisés se positionnent au centre-ville. Face à la menace que ces troupes ne marchent sur Paris pour libérer leurs camarades, et pour mettre fin à ces désordres, les autorités locales demandent la libération des trois incarcérés et organisent l’échange des prisonniers. Devant cet affront (« Il est évidemment inadmissible que des militaires en état d’insubordination ouverte soient maîtres d’une ville telle que Versailles pendant toute une après-midi, et puissent désarmer et emprisonner des agents de la force publique »), le préfet de Seine-et-Oise en est réduit à demander des renforts et l’ouverture d’une enquête.

La politisation des mutins

Au-delà de ces événements, dont le déroulement n’est pas exempt de zones d’ombres, les conclusions de cette enquête sont particulièrement intéressantes. L’éclaircissement des faits est confié à la Brigade nord-africaine (BNA) de la préfecture de police de Paris qui dépêche trois inspecteurs sur place, hors de son ressort traditionnel, étendu pour ce cas en raison de sa supposée connaissance des populations incriminées [11]. Les rapports de la BNA [12] commencent par mettre en exergue des explications déjà évoquées, et ensuite incessamment reprises, par les autorités : de la 5e colonne au rôle néfaste des milieux algériens de Paris, en passant par le soutien et l’influence des soldats américains ou de la propagande allemande (beaucoup de ces militaires avaient été faits prisonniers en 1940 et venaient d’être libérés des chantiers de travail allemands), le thème de la manipulation extérieure est bien sûr privilégié. Ces rapports sont cependant riches dans le sens où ils laissent entrevoir une indéniable politisation des mutins et en particulier des Algériens et Tunisiens, objets de toutes les attentions, les « noirs » moins impliqués devant néanmoins être surveillés car « si les Sénégalais sont d’un naturel moins turbulents que les Arabes, ils sont par contre plus violents lorsqu’ils en viennent à se révolter » [13]. La BNA rapporte notamment que « peu de nord-africains descendaient le matin pour le salut du drapeau, par contre d’autres soldats restent dans leur chambrée, où ils rendaient les honneurs à un drapeau vert qu’ils avaient confectionné ». A plusieurs reprises la présence active de nationalistes tunisiens, militants du Destour, est notée.

De son côté, le secrétaire général pour la police, sans voir les contradictions de son propos, écrit au directeur général de la Sûreté nationale à propos des soldats originaires d’Afrique du nord : « ils détestent les français et ils prétendent qu’ayant combattu pour la France, ils ont les mêmes droits que tous les français ». Cette stigmatisation d’une demande d’égalité des droits supposée illégitime est récurrente et parfois attribuée aux conséquences de la propagande allemande qui a eu « pour résultat de modifier leur état d’esprit, en leur donnant l’idée d’élever des revendications tendant à obtenir notamment une égalité absolue de traitement avec les citoyens français de la métropole. C’est ce qui explique qu’ils ressentent aujourd’hui plus vivement la différence de traitement dont ils sont l’objet » [14]. Ces revendications ne sont pourtant que la traduction de l’ordonnance du 7 mars 1944, confirmée et complétée trois ans plus tard par un nouveau statut de l’Algérie (septembre 1947) reconnaissant l’égalité totale entre métropolitains et Français musulmans d’Algérie sur la rive nord de la Méditerranée.

Au-delà de cette opposition politique, l’enquête de la BNA précise que « des conditions matérielles désastreuses » et « les retards apportés aux rapatriements » n’auraient fait qu’aviver ces volontés de « sédition ». Le mécontentement politique et le dénuement matériel semblent être le seul dénominateur commun d’hommes aux profils très divers (soldats faits prisonniers en 1940, tirailleurs ayant participé aux campagnes d’Afrique du Nord et de Provence, travailleurs enrôlés dans les chantiers allemands…) regroupés sur une base ethnique dans des centres de regroupement des indigènes nord-africains (CRINA) en attendant un rapatriement retardé par des raisons politiques (la peur de « l’agitation » que pourraient fomenter certains d’entre-eux une fois rentrés) et matérielles [15].

Ces rapports sont cependant encore plus intéressants dans leurs silences. Ainsi, tout à leur volonté de mettre en cause l’autorité de l’encadrement de ces troupes, les inspecteurs de la BNA rapportent leurs erreurs supposées mais taisent leurs explications de la mutinerie. Ces sous-officiers, qui n’ont que peu apprécié d’être l’objet d’une enquête menée par des policiers qu’ils qualifient d’« indigènes » [16], donnent à ces événements une compréhension intéressante, dont les renseignements généraux ont gardé la trace : « Les sous-officiers français de l’encadrement donnent, en général, raison à leurs hommes, tout en déplorant la gravité des incidents qui viennent de se produire. Ils font remarquer que les soldats indigènes souffrent vivement d’être traités, à Versailles, en “parents pauvres”. En effet, disent-ils, l’entrée des cinémas leur est interdite et certains cafés refusent de leur servir à boire. Ces hommes, pour la plupart anciens prisonniers, déjà aigris par une longue captivité, ressentent cruellement cette différence de traitement qu’ils considèrent comme humiliante. Ce sont ces interdictions et l’attitude de certains commerçants à leur égard, qui semblent à la base des regrettables incidents qui viennent de se produire » [17]. Ces explications, tout à fait plausibles du fait de la chronologie des événements au cours de l’automne et de l’hiver 1944, sont en tous cas, parmi d’autres, reprises par les autorités locales : « [les soldats nord-africains] se plaignent d’être traités en parents pauvres, en sont humiliés et il faut reconnaître que l’attitude de certains commerçants semble être à la base de quelques incidents .»

Ainsi, dans une France à peine libérée et dont l’assemblée provisoire discute du statut de l’Algérie, les soldats coloniaux ne réussirent pas à ouvrir les yeux des gouvernants quant aux conséquences de mesures et pratiques discriminatoires envers des populations auxquelles elles avaient fait, pour les nécessités du combat, miroiter le mythe de l’égalité. Les seules mesures concrètes adoptées pour répondre à cette rébellion restent d’ordre strictement policier : une partie des troupes est ainsi immédiatement éloignée de Versailles, et seules des difficultés matérielles et d’effectifs empêchent qu’elles soient toutes cloîtrées loin des populations locales dans « des camps vers le Midi ». Dans les jours suivants, « une importante rafle [est] opérée dans les cafés, débits et hôtels fréquentés par les Algériens » [18] afin de rassurer la population locale, technique de « maintien de l’ordre » qui connaîtra une importante postérité dans les années suivantes et sera systématiquement appliquée dans les quartiers de forte immigration algérienne. Outre-mer, les réponses aux revendications des peuples colonisés furent tout aussi policières et discriminatoires mais incomparablement plus violentes et meurtrières pour les révoltés, souvent anciens soldats de l’armée française, de Thiaroye (Sénégal), Sétif ou Madagascar. Aussi anecdotique soit-elle (« Des manifestations violentes […] à la suite d’une interdiction d’aller au cinéma » [19]), cette mutinerie de tirailleurs de Versailles est prémonitoire et représentative d’une amertume des anciens combattants coloniaux, face à la réalité de leur accueil en métropole [20], qui n’a pas peu contribué à la diffusion et à la structuration de l’indépendantisme.


Notes

[1] Toutefois certains commentateurs nuancèrent le mythe d’une union sacrée entre la population et ses libérateurs venus des colonies : « Cette égalité et fraternité d’armes prit fin dès que l’armée d’Afrique débarqua sur le sol français (…) Là, les Africains redevinrent des gens de seconde zone (…) C’est à la démobilisation de l’armée de libération que la discrimination renaît de ses cendres. » (Stephen Smith in Le Monde, 15 août 2004). La question de la « cristallisation » des pensions fut aussi évoquée dans de nombreux articles (voir aussi Plein droit, n° 56, mars 2003).

[2] Rapport des renseignements généraux (RG) d’Argenteuil, « État d’esprit des indigènes du 4e tirailleur marocain », 27 mars 1945. Archives départementales des Yvelines (AD 78), 1 W 500.

[3] Ce terme désigne le remplacement de troupes coloniales par des membres des forces françaises de l’intérieur (FFI).

[4] Courrier du secrétaire général pour la police de Seine-et-Oise au directeur général de la Sûreté nationale, 16 décembre 1944, AD 78 1 W 500. Dans la plupart des rapports administratifs ou politiques, les termes de « nord-africains » et « noirs » laissent la place à ceux d’« indigènes » et de « nègres ». Dans toutes les citations reproduites dans cet article, nous avons délibérément maintenu l’orthographe d’origine des noms de nationalités, c’est-à-dire sans capitale initiale.

[5] Note des RG, section Afrique du Nord, 25 juillet 1947. Archives de la préfecture de police (APP), HA 32.

[6] Christelle Taraud, La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1930-1962), Payot, 2003. Des troupes coloniales qui restèrent stationnées en métropole furent ainsi dotées de bordels militaires de campagne (BMC) avec des « pensionnaires » de même origine que les soldats.

[7] Rapport du commissaire de police chef du service de contrôle sanitaire, 11 octobre 44, AD 78 300W36.

[8] Note du général Basse au préfet de Seine-et-Oise, 17 novembre 1944, AD 78 300W36.

[9] Film de Henry Hathaway, avec Gary Cooper (1934), dans lequel « trois officiers de l’armée britannique, affectés dans un régiment du nord-ouest de l’Inde, tombent aux mains du redoutable Mohammed Khan, chef de la rébellion contre l’occupant anglais ».

[10] Lettre de Roger Léonard, préfet de Seine-et-Oise, au ministre de l’intérieur, 15 décembre 1944, AD 78 1W 500..

[12] En date des 18 et 23 décembre 1944, AD 78 1W500.

[13] Lettre de Roger Léonard au ministre de l’intérieur, 17 décembre 1944, AD 78 1W500. Roger Léonard sera par la suite préfet de police de Paris (1947-1951) puis gouverneur général de l’Algérie (1951-1954).

[14] RG de Versailles, « Renseignements sur l’état d’esprit des militaires nord-africains stationnés à Versailles », 16 décembre 1944, AD 78 1W500.

[15] Bulletin de renseignement du Service des affaires musulmanes (SAM, ministère de la Guerre), 20 janvier 1945, Archives nationales (AN) F1A 3297.

[16] Une partie des BNA était composée de « Musulmans » originaires d’Afrique du nord. En l’espèce, c’était le cas d’au plus un des trois enquêteurs.
[17] RG de Versailles, op. cit.

[18] Lettre de Roger Léonard au directeur de la Sûreté nationale, 22 décembre 1944, AD 78 1W500.

[19] Bulletin de renseignement du SAM, op.cit.

[20] Qu’il convient cependant de nuancer : certains originaires des territoires d’outre-mer ont alors fait le choix de rester en métropole et de ne pas bénéficier de mesures de rapatriement supposées obligatoires.

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Dernière mise à jour : 11-08-2006 12:18 .
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