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Plein Droit
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Plein Droit n° 68, avril 2006 Démolitions très politiques en GuyaneSonia Fayman Les constructions spontanées de maisons constituent de longue date une réalité guyanaise, du fait de l’absence de politique de logement social. Les autorités laissent faire pour décider ensuite sélectivement de régulariser ou de détruire des habitations. Un nouvel épisode de cette politique très particulière s’est joué l’automne dernier. Le 26 octobre dernier, « à l’aube, encadrée par une centaine de gendarmes, une pelleteuse a gravi la pente [de la colline de la Cotonnière, à Matoury, à côté de Cayenne], pour entamer la démolition de maisons construites sans permis de construire, dans le cadre de jugements prononcés en 2001 et 2003» [1]. Ce jour là, neuf maisons ont été détruites, sur dix-sept programmées dans un premier temps et soixante-dix-huit jusqu’à la fin de l’année. Au total, trente et une maisons ont été abattues entre septembre et octobre 2005. Leurs habitants n’étaient pas avertis, sinon par ces décisions de justice datant de deux à quatre ans, et il ne leur a pas été fait de proposition préalable de relogement. La presse a fait voir des familles effondrées, des gens assis sur les gravats de leur maison, qui ne pouvaient pas croire à ce qui était arrivé. La construction sans permis est monnaie courante en Guyane. La DDE estimait, en 2003, que 8500 logements existants sur la bande littorale, qui abritent environ 30 000 personnes, n’avaient pas eu de permis de construire. À Matoury, le nombre de constructions illicites aurait progressé de 40 % entre 1999 et 2003. Des milliers de gens vivent dans des maisons « illégales », y compris des élus et des professionnels de l’aménagement. Mais, un certain nombre de constructions sont régularisées. Pourquoi, alors, en détruire aussi brutalement ? Matoury est une commune qui jouxte Cayenne, la capitale régionale ; cette dernière explose sous l’effet de la croissance démographique qui est extrêmement forte en Guyane. Depuis les années 80, plusieurs lieux-dits de la commune de Matoury, tels La Cotonnière à Balata et Cogneau-Lamirande, ont vu la construction se développer sur des terrains appartenant à des propriétaires absentéistes. Dans le cas de La Cotonnière, l’installation s’était faite avec l’accord du maire et une négociation a été menée en vue d’une régularisation, mais elle n’a pas encore abouti, bien que certains paient les taxes foncières et d’habitation et versent des provisions à EDF. A Cogneau-Lamirande, trois cent cinquante familles de créoles guyanais s’étaient installées au début, ainsi que quelques Européens, Antillais et Brésiliens, auxquels sont venus s’ajouter par la suite d’autres résidents étrangers. Huit cents familles y vivent aujourd’hui. Progressivement, des régularisations se sont faites, mais, pas plus que les récentes démolitions, elles n’ont correspondu à une politique publique clairement exprimée. Les destructions sont intervenues plusieurs années après les jugements. L’application ou la non application des décisions de justice est en effet laissée au bon vouloir de l’État et des élus locaux. Il est certain que la pratique de la construction sans permis contrevient au droit. Or, on le verra plus loin, le respect du droit est manié de façons diverses par les autorités en Guyane. Les maisons ont été construites avec toutes les normes de confort, sauf que les terrains n’ont jamais été viabilisés et que les habitations manquent d’adduction d’eau, de tout-à-l’égout et d’électricité. Il y a donc là une situation tout à fait paradoxale : on n’est pas dans un bidonville, les habitations sont potentiellement confortables, mais dans des sites qui n’ont pas été viabilisés. En écho à ce paradoxe, on note la position instable d’élus locaux et de représentants de l’État français qui naviguent entre laisser-faire et autoritarisme. Régulièrement sont annoncés des projets de résorption d’habitat insalubre (comme, par exemple, dans le quartier appelé Village chinois à Cayenne), des études sont financées et… rien ne se passe. À Matoury, des opérations de résorption de l’insalubrité et de rénovation sont à l’ordre du jour, confiées à la Semsamar, un opérateur basé dans l’île caraïbe de Saint Martin et qui travaille surtout en Guadeloupe. En fait, la Sersamar a été choisie par la collectivité locale pour l’aménagement de trois quartiers de Matoury, selon une procédure qui a été contestée par les élus de l’opposition indépendantiste, pour son manque de transparence et de concertation au sein de l’équipe municipale. Ces élus ont mis en avant, à ce propos, que la Semsamar avait été critiquée par la Chambre régionale des comptes de Guadeloupe pour des pratiques de gestion irrégulières. La Zac de Cogneau Lamirande a été annoncée avec panache. Sous le titre « Ensemble construisons un vrai quartier », le maire a fait distribuer des plaquettes dans lesquelles il invitait les habitants à la présentation du projet, en avril 2005. La plaquette annonce que « la ville et l’État s’engagent à réaliser les réseaux électriques aux normes, l’assainissement pour toutes les maisons, les réseaux d’eau potable, les réseaux de tout-à-l’égout, la réfection des rues, des écoles, des placettes et des espaces de jeux pour les enfants ». Elle ajoute que « les familles seront associées à toutes les étapes de l’opération et régulièrement informées » et signale, en caractères gras, que « les familles s’engagent à acheter la parcelle de terrain qu’elles occupent aujour-d’hui illégalement ». Un échelonnement des procédures de régularisation est indiqué et les éventuels constructeurs sont prévenus que toute nouvelle construction illégale sera détruite. Mais il n’est nulle part question de démolir les maisons déjà construites. Donc les démolitions d’octobre viennent en contradiction flagrante avec ce qu’affiche le projet de Zac. Le représentant de la Semsamar ne déclarait-il pas que « ces opérations de destruction sont en inadéquation avec la réalité du devenir de ces quartiers » ? « En décembre, disait-il, nous assisterons à la première vague de régularisation foncière qui concerne deux cents familles de Cogneau-Lamirande. Celles de la Cotonnière doivent commencer en 2006 » [2]. Il s’agissait en fait de démolitions ciblées soit sur des opposants politiques, soit sur des étrangers ou des Français d’origine étrangère dont la commune voudrait se débarrasser. Or, agissant ainsi, elle s’est déconsidérée elle s’est heurtée à une vive résistance des habitants qui ont bénéficié de soutiens jusqu’en métropole. Si les habitants jetés dehors par la démolition de leur maison oscillaient entre rage et désespoir, autour d’eux la réaction en effet n’a pas tardé. Les jeunes des quartiers attaqués, notamment, se sont levés contre la police. Très rapidement, syndicats, partis et associations ont exprimé leur soutien en manifestant sur place et à Paris. Devant la mobilisation des habitants du quartier et l’écho très négatif fait aux démolitions, le secrétaire général de la préfecture a annoncé un sursis, peu après les démolitions. Une délégation guyanaise est venue en France, appuyée par les associations Droit au logement (Dal) et No-Vox, et soutenue entre autres par le Gisti, l’Association internationale techniciens, experts et chercheurs (Aitec), et les Verts. Dès le 27 octobre, un « Appel aux autorités de la République et aux institutions locales concernées pour que cessent les destructions » est signé par un grand nombre d’organisations. Le 16 novembre, une manifestation se déroule à Matoury et, à Paris, plusieurs associations, partis et syndicats font une conférence de presse le 25 novembre dans laquelle ils demandent l’arrêt des démolitions. C’est dans ce contexte que s’est tenu un peu plus tard, les 17 et 18 décembre 2005, le deuxième Forum social de Guyane, qui a consacré un atelier à la question de l’habitat et du foncier. Le choc des images téléviséesAucune autre démolition n’a été faite depuis ces mobilisations, en dépit de ce qui était annoncé. Pour autant, rien n’est réglé sur le fond. En revanche, on a assisté à une évolution de l’opinion en Guyane, dans un sens favorable au mouvement anti-démolition. Jusque là, un point de vue très répandu était que les quartiers spontanés de Matoury étaient peuplés d’étrangers. La société de Guyane est en effet très fragmentée et nombre de créoles guyanais se sentent menacés par l’afflux d’immigrants. Mais la brutalité de l’opération de démolition d’octobre, les images télévisées de familles anéanties, sur les gravats de leur maison, ont fait changer ces représentations. De plus, il est devenu évident que les habitants délogés étaient aussi des créoles guyanais et qu’ils avaient été parmi les premiers à s’insurger. Quelles sont les perspec-tives aujourd’hui ? Le gouvernement a été saisi et une mission d’experts doit se rendre sur place. Une dizaine de familles a reçu un courrier les informant officiellement du report du jugement devant statuer sur le sort de leur maison. La mobilisation se maintient, avec notamment des barrages régulièrement dressés sur la route à proximité de Cogneau Lamirande. Le maire d’une autre commune, Macouria, se dit prêt à procéder à des régularisations. De même, à Rémire-Montjoly, le quartier « spontané » dit BP 134 est en passe d’être régularisé. Le maire de Matoury se trouve donc un peu isolé dans la conjoncture actuelle. D’autres signes encourageants, conséquences directes du mouvement de refus des démolitions, sont à noter : c’est par exemple, l’annonce du déblocage d’un financement du ministère de la cohésion sociale pour la construction de 1 400 logements sociaux supplémentaires, dont 400 logements locatifs très sociaux et d’autres en accession à la propriété à taux zéro. D’autre part, bien que cela n’émane pas du même mouvement mais de dix-sept ans d’occupation active de terres agricoles étatiques par les cultivateurs militants de l’Apatag, Association pour l’accès aux terres agricoles en Guyane, la régularisation de terres agricoles s’amplifie actuellement. Ces différentes mesures, pour positives qu’elles soient pour les habitants de la Guyane, ne modifient pas la situation coloniale. Ce « département français d’outre-mer » connaît en effet un mode d’administration particulier. L’intérêt stratégique que représente pour la France la base spatiale de Kourou conditionne toute la gestion de ce vaste territoire (principalement occupé par la forêt amazonienne et peuplé presque uniquement sur le littoral) – gestion autoritaire et opaque dans laquelle tous les postes clé de l’administration d’État sont tenus par des métropolitains, sous les ordres d’un préfet gouverneur. La Guyane est donc fermement tenue en mains par l’appareil politique, militaire et administratif français, à coups de transferts sociaux et d’exercice discrétionnaire du pouvoir, mêlant laxisme et répression. Trois domaines sont spécialement sensibles et manifestes de l’inégalité régnante : l’habitat, la scolarisation et la gestion du peuplement. Rétablir le droit dans l’habitatLa situation de l’habitat est critique, notamment dans la presqu’île de Cayenne, du fait d’une absence de politique publique d’aménagement et d’une gestion urbaine peu rigoureuse. La capitale régionale est en mauvais état : les espaces publics sont délaissés ; les logements sociaux, en nombre insuffisant, sont souvent mal entretenus, et le coût du foncier n’est pas corrigé par une action publique volontaire qui en favoriserait la construction ; la population a tendance à quitter la ville-centre pour des lotissements de périphérie, légaux ou illégaux. Plusieurs phénomènes se combinent, reflet de contradictions sociales et économiques relevant de la géopolitique française en Guyane, et sources d’inégalités. Ce sont notamment la ségrégation liée à l’origine nationale ou ethnique et à l’état civil, l’inconfort attaché d’un côté à l’habitat précaire et de l’autre à l’absence d’entretien et de réparation du parc social par les bailleurs, le mitage de l’espace et le détournement de la loi du fait de la construction d’un habitat hors normes par toutes les catégories de la population. Rétablir le droit ne consiste pas à démolir de façon arbitraire quelques maisons construites, comme tant d’autres, sans permis. Il s’agirait plutôt que les collectivités et l’État mènent des politiques foncières et des opérations de régularisation et d’assainissement qui permettraient aux habitants d’accéder légalement à la propriété – ce que souhaitent la plupart des occupants sans titres de parcelles bâties. Mais aussi, une politique du logement digne de ce nom, se doit de produire de l’habitat locatif social de qualité. La question de la scolarisation est tout aussi problématique. La Guyane a une proportion de jeunes voisine de 50 %, le taux de natalité étant parmi les plus élevés d’Amérique du sud et de la Caraïbe. Du fait de la très forte pression démographique, le rythme d’ouverture de classes est en retrait par rapport à la demande, alors que la scolarisation devrait être une priorité. Plusieurs centaines d’enfants ne sont pas scolarisés en primaire : des enfants de sans-papiers, des enfants des Noirs marrons(3) vivant le long du fleuve Maroni, qui n’ont pas tous un état civil(4), des enfants dont les parents ne peuvent pas produire deux attestations de domicile (et comment le faire quand on n’a ni facture d’eau ni facture d’électricité ?) [5]. La rentrée 2005 s’est passée dans de très mauvaises conditions, dénoncées par les parents et les enseignants : sureffectifs des classes de ZEP ; trois cents lycéens sans affectation. Un observatoire de la non scolarisation a été créé, mais ce qui est en cause c’est l’incapacité à construire le nombre de classes correspondant à la population en âge d’aller à l’école. Il est sûr que, dans aucune région métropolitaine, une telle situation ne serait supportée année après année. L’immigration, enfin, est une donnée centrale de la réalité guyanaise. Les « grands chantiers » successifs du site spatial de Kourou de 1967 à 1988, ont généré un flux migratoire très important à l’échelle de la Guyane qui a alors représenté un isolat de prospérité dans son environnement géographique (Nord-Est du Brésil, Surinam, Guyana, Venezuela). La présence de la population métropolitaine s’est également accrue au cours de cette période, alors que toutes les tentatives précédentes de colonisation de peuplement s’étaient soldées par des échecs [6]. Une fois Kourou construit, les immigrés ont eu tendance à rester, même sans emploi, mises à part quelques centaines de travailleurs colombiens recrutés et rapatriés par les soins de l’Office national des migrations [7]. Dès lors, de fortes inégalités se sont manifestées dans le domaine de l’emploi, avec, en corollaire, un développement du secteur informel de survie. L’immigration n’a pas cessé car si, à bien des égards, la Guyane est sous-équipée par rapport à la métropole dont elle dépend, le niveau de vie y est notablement plus élevé que dans les pays voisins du continent sud-américain et de la Caraïbe. Les anciens immigrants sont, pour la plupart, en situation régulière et certains ont pris la nationalité française. Mais, pour les autres, les régularisations se font au compte-gouttes et dans un parfait arbitraire. On assiste même à des situations aberrantes, en droit, tel celui d’une résidente haïtienne qui s’est vu refuser le renouvellement de sa carte de séjour au motif qu’elle avait résidé dans une maison dont la démolition avait été prescrite par jugement quatre ans avant.
La politique d’intégration n’a pas été appliquée en Guyane de la même façon qu’ailleurs. Alors que c’est la région qui a le plus fort pourcentage de population étrangère (30 %), elle n’a pas bénéficié de la présence d’une direction régionale du Fasild, le fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations [9]. Toutes les demandes allant dans ce sens se sont heurtées à un refus. Dernièrement, un changement s’est opéré avec la nouvelle politique d’intégration, puisqu’un bureau de l’Anaem, Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations, a été créé. Mais, dans le même temps, le ministre de l’outre-mer a fait, en septembre 2005, la scandaleuse proposition de remettre en cause le droit du sol : les enfants nés en Guyane de mère étrangère (près de 60 % des naissances en 2004) n’auraient plus le même accès à la nationalité française que ceux nés en métropole de parents étrangers. La Guyane est une terre d’immigration, de longue date. Diverses populations sont venues s’ajouter aux différents peuples amérindiens premiers, les unes librement, d’autres, esclaves et bagnards, sous la contrainte. Ainsi s’est construit un peuplement multiple, dans des rapports de violence et de domination qui ont profondément marqué cette société. Mais d’autres aspects existent, qui positivent le mélange, les mariages mixtes par exemple qui font qu’en 1999, un bébé sur trois en Guyane est né de deux parents de nationalités différentes. Resterait à valoriser ce caractère multiculturel de la société de Guyane en acceptant toutes ses composantes au même titre et en veillant à ce que tous ceux qui y vivent aient un même accès au droit.
Notes[1] Le Monde du 28 octobre 2005. [2] Interview du journal France-Guyane, 28 octobre 2005. [3] Descendants des Africains qui ont fui l’esclavage et se sont cachés dans les forêts du plateau des Guyanes. [4] Voir « Session de rattrapage pour l’état civil guyanais, Plein droit n° 43, septembre 1999, p. 22. [5] Voir « Enfants à la rue en Guyane », Plein droit n° 64, avril 2005, p. 20. [6] Voir notamment Serge Mam-Lam-Fouck, Histoire générale de la Guyane française, Ibis Rouge Editions-PUC-GEREC, 1996. [7] Devenu ensuite OMI, Office des migrations internationales et aujourd’hui ANAEM, Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations. [8] Les données de 1999 sont moins détaillées que celles de l’atlas de 1996. [9] Les autres DOM n’en ont pas non plus.
Dernière mise à jour :
12-04-2006 13:18
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