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« Immigrant on te veut,
immigré on te craint »
ÉDITO
La France apporte, pierre après pierre, prudemment mais avec
constance, sa contribution à l'ainsi nommée « harmonisation
» des politiques d'immigration et d'asile de l'UE. Nous avons
épinglé ici même [1]
quelques prolongements législatifs de cette offensive. L'objectif
d'intégration (qui n'est qu'un leurre, chacun le sait) justifie
désormais la précarité du statut des étrangers,
et confirme le postulat selon lequel tout candidat au séjour
ou à l'asile est suspect de fraude. Cependant, le tableau devient
surréaliste, car, dans le même temps, les voix de certains
employeurs influents se joignent pour réclamer ce que les autorités
(bridées par la peur, devenue classique, de se faire doubler
sur leur droite) s'échinent à esquiver : à savoir
une reprise « utile mais raisonnée » de l'immigration.
Une immigration à la demande, ni plus ni moins
[2]. Rarement la langue de bois a eu tant d'espace pour s'épanouir,
car un tel cynisme ne s'exprime pas ainsi. Rappelons que le contexte
est ici celui (toujours en vigueur) de la décision de juillet
1974, qui a suspendu toute nouvelle immigration de travail. Dans la
pratique, employeurs et hommes politiques sont sans doute d'accord sur
ce point : le seul bon immigré est celui qui, par son invisibilité
et par sa soumission, apporte satisfaction à « notre »
économie sans nuire à « notre » équilibre
culturel et social (voire religieux ajoutent lamentablement certains).
« Immigrant, on te veut, immigré on te craint ».
Les autorités ont la charge de négocier cette gageure,
entre réalisme et xénophobie. Elles ne se privent pas
de le faire, quand elles encouragent en sous-main l'emploi d'étrangers
sans titre, notoirement utiles à certains secteurs économiques.
Parallèlement, en vitrine, on procède par envoi de ballons
d'essai et maladresses calculées, le tout semblant tenir lieu
de politique.
Ainsi, la loi de programmation pour la cohésion sociale, dite
loi Borloo, en passe d'être adoptée à l'heure où
ces lignes sont écrites, prévoit entre autres de faire
sortir du domaine exclusivement public les compétences de l'Agence
nationale pour l'emploi (Anpe) ce qui constitue le gros morceau
de la loi et, accessoirement, de l'Office des migrations internationales
(Omi). Quoi que l'on pense de ces institutions, il y a matière
à s'inquiéter, ne serait-ce qu'à cause de cette
façon insidieuse où, de loi en loi, le privé s'insinue
dans le public. On peut craindre que les étrangers n'aient rien
à gagner dans ce processus.
La privatisation des agences pour l'emploi pourrait, en ce qui concerne
les immigrés et leurs enfants, amener un renforcement des discriminations
à l'embauche et à la pérennisation des emplois.
Par un retour de balancier, l'État pourrait en user pour juger,
avec pour preuve les évaluations des agences privées,
que les requérants d'emploi font preuve de mauvaise volonté
ou d'incompétence. Un surcroît de racisme n'est pas à
exclure, dans des lieux où l'on sait que la réception
des « étrangers » ou assimilés laisse à
désirer. On voit aussi se profiler un accroissement des formes
de placement de type intérim sauvage ou prêt de main-d'uvre
dérogatoire au code du travail, où les agences privées
pour l'emploi useront de l'argument ethnique pour mobiliser la force
de travail des étrangers dans des conditions défavorables
pour eux. De telles modalités existent déjà mais
la vigilance s'impose.
Quant à l'Omi, officiellement doté du monopole de l'introduction
de travailleurs étrangers en France, il se voit rebaptisé,
avec les mêmes attributions de service public, « Agence
nationale de l'accueil des étrangers et des migrations »
(Anam). Nuance sans doute porteuse de sens : la loi Borloo nous dit
que l'Anam pourra, « par voie de convention, associer à
ce service public tous organismes privés ou publics, notamment
les collectivités territoriales ». Quels seront notamment
les effets sur le recrutement et le statut des travailleurs ? La référence
aux collectivités territoriales, en particulier, est inquiétante,
quand on sait les enjeux électoraux qui, dans des secteurs comme
l'agriculture et le tourisme, président aux politiques d'emploi
saisonnier.
Malgré eux, les étrangers sont ainsi mêlés
à ces débats. Craignant peut-être d'être en
reste derrière ses homologues italien et espagnol, qui ont chacun
promu des lois sur le séjour conditionnel, le gouvernement français,
par la voix de son ministre de l'intérieur, vient à son
tour de lancer l'idée du permis de travail de type « au
revoir et merci » : sitôt le contrat achevé, sitôt
commence la situation irrégulière du migrant.
Et de développer, toute honte bue, au nom de l'assainissement
de la situation, cette dialectique devenue banale : « La lutte
contre l'immigration irrégulière est une priorité
de mon action », car celleci « affaiblit nos efforts en
vue de l'intégration et de la promotion des chances ».
D'où il suit que l'objectif est maintenant celui d'une «
immigration régulière choisie ». C'est donc qu'elle
était auparavant « subie » ? On oublie qu'avant 1970,
on envoyait officiellement des agents recruteurs dans les douars
L'idée du ministre de l'intérieur nous amuse et nous
inquiète. D'une main récusant les quotas d'introduction
par nationalité (car « cela ne correspond pas à
notre culture »), de l'autre il les appelle de ses vux au
nom de cette « immigration choisie » qui, partant du constat
de pénuries sectorielles de main-d'uvre, nous amène
à « nous diriger vers des pays qui peuvent offrir ces capacités
».
Ne s'arrêtant pas en si bon chemin, il préconise d'instituer
des CDD spéciaux pour étrangers. Il y a là un certain
crétinisme, puisque notre histoire montre la vanité du
mythe des « oiseaux de passage » : on sait que rien n'y
fait et que, tous statuts confondus, nombre de migrants s'installent
durablement. Il reste que la formule du « CDD pour immigrants
» est porteuse de dispositions d'esprit et de conséquences
perverses. Mise en application, elle aura pour premier effet d'alimenter
éternellement le stock de sans-papiers, pour le plus grand profit
des utilisateurs de leur main-d'uvre. Est-ce cela que l'on veut,
officiellement ?
Notes
[1]
Voir Plein droit,
n° 59-60, mars 2004.
[2]
Voir aussi Plein droit
n° 61, juin 2004.
Dernière mise à jour :
11-01-2005 18:36
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Cette page : https://www.gisti.org/
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