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Plein Droit
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Plein Droit n° 61,
juin 2004 Le travail sans le travailleurAlain Morice Lutilitarisme migratoire peut se définir comme cette propension quont les sociétés à régler la question migratoire sur lintérêt (ou le désavantage) escompté des étrangers quelles font ou laissent venir, principalement sous le rapport de la force de travail fournie. Une fois surgi sur la scène publique, cet utilitarisme se présente comme une somme danticipations et de conclusions alternativement favorables et hostiles à limmigration, qui donnent limpression dune doctrine pragmatique débouchant sur une gestion « au jour le jour », et parfois injuste. Lutilitarisme migratoire se distingue de ce que serait une authentique politique migratoire par son caractère incohérent, immédiatiste, cynique, et par ses effets souvent contraires aux droits de lhomme [1]. Tantôt les immigrés représentent « un apport indispensable à notre économie », tantôt ce sont (et souvent dans la bouche des mêmes) des fauteurs de chômage et de déficit de la prévoyance sociale. Il existe cependant des tendances lourdes de lutilitarisme migratoire, qui prend désormais un contenu nouveau à mesure que sa dimension européenne simpose progressivement, et devant lequel nous ne devons pas nous laisser prendre de court. Résumé des épisodes précédents à partir du cas français. Phase de reconstruction et de croissance industrielle (par exemple 1945-1972) : introduction opportuniste de sujets des colonies et de migrants des pays voisins, au gré de la demande demployeurs parfois contraints daller les chercher. La majorité des entrées sont clandestines, avec régularisation à la clé pour qui produira un contrat dembauche : il nexiste pas encore de stock (ni même le mot) de sans-papiers. Lutilitarisme escompte une disponibilité sans limites et un coût réduit pour la collectivité. Il sappuie en effet sur une double mythologie : dune part ces travailleurs ne développeront ni exigences ni revendications, car ils sont ici pour gagner le maximum dargent en un minimum de temps ; dautre part, ils ne resteront pas au delà de la période utile, ce ne sont que des « oiseaux de passage ». Ces croyances, largement partagées par les travailleurs immigrés, reculeront peu à peu devant les réalités, et rapidement la situation du logement deviendra calamiteuse. Le début des années soixante-dix sera marqué par une multiplication et une politisation des luttes, la résurgence du racisme hors usine, les premières expulsions et grèves de la faim [2]. Cest à ce moment-là que la notion de « seuil de tolérance » sera lancée pour un usage au niveau local : lidée est que les immigrés constituent un fardeau qui doit être équitablement réparti sur le territoire nous verrons plus loin comment cette notion de fardeau a récemment resurgi. Au cours de la phase suivante (1973-1982), les immigrés seront, à leur corps défendant, instrumen-talisés dans tout ce qui prépare le triomphe du néo-libéralisme et une montée en puissance de la xénophobie. En juillet 1974, le gouvernement suspend toute nouvelle immigration de travail permanente. Ladjectif « permanent » indique a contrario que ce nouvel avatar de lutilitarisme vise dorénavant un ajustement plus instantané des apports de main-duvre à « nos » besoins. Flexibilisation et externalisationPendant cette période, à la faveur de la « crise » pétrolière, tandis que les licenciements viseront prioritairement les étrangers, la question migratoire se transforme progressivement en un problème, ce dont témoigne sa présence croissante dans le champ des arguments électoraux, où la problématique de lextrême droite va devenir dominante. La transition est marquée, du côté gouvernemental, par toute une série dimprovisations qui vont de l« aide au retour » à la pénalisation des sanctions pour séjour irrégulier, en passant par lacceptation obligée du regroupement familial. En face, les sans-papiers commencent à se constituer en population spécifique et en force politique, ce qui mènera aux régularisations de 1981-1982. Fait notable : dans lensemble, les employeurs se sont tenus (et se tiendront ensuite) soigneusement à lécart du débat. Leurs états dâme restent enfouis et peu glorieux. Dans lindustrie, de nombreux étrangers (deux fois plus que de Français, en proportion) seront sacrifiés sur lautel des « licenciements économiques », instaurés en 1974. Dans les secteurs où la pratique de lemploi non déclaré est habituelle, certains patrons (par exemple dans le prêt-à-porter), soucieux de leur image de marque, feront des contrats aux régularisés, tandis que dautres les remplaceront par de nouveaux sans-papiers. Mais il faut voir que le basculement massif des travailleurs étrangers de la grosse entreprise industrielle au monde opaque de la sous-traitance et des services nest pas anodin, et prépare les bouleversements dont limmigration subit aujourdhui les effets : les mesures de 1974 annoncent un formidable mouvement de léconomie vers la flexibilisation et lexternalisation des formes de mise au travail. Le plan monétariste et libéral de 1983, dit Plan Delors, consacre des restructurations économiques où les travailleurs immigrés nont plus leur place traditionnelle : cest la fin annoncée de l« OS Billancourt » et, plus généralement, de louvrier-maison-à vie [3]. Face à la double humiliation dun passé dexploitation suivi dun rejet aussi injuste, ce nest sans doute pas par hasard que cette nouvelle période coïncide si nettement avec lémergence dun mouvement durable et, quoique protéiforme, orienté vers la conquête dune dignité (qui se traduira souvent par un rejet de la servitude laborieuse consentie par les pères) : celui des enfants issus de limmigration. Cela, pas plus que la fixation en France de la génération des immigrés, navait été ni prévu ni planifié par la théorie utilitariste. La Marche pour légalité de 1983 consacre lexistence politique dune population jusqualors ignorée. Les thèmes de lintégration, puis de la discrimination, feront leur entrée dans le débat public. Nouveau mythe se substituant à celui des oiseaux de passage, lintégration offre vingt ans après un bilan aussi désastreux, où la France montre son incapacité à gérer ses minorités de façon conforme, non à lutilité immédiate, mais aux droits fondamentaux [4]. Le concept nen est pas moins utilisé pour autant, aux fins de légitimer le refoulement des candidats à limmigration : « Contrôler nos frontières afin dintégrer ceux qui sont sur place » Plus tardivement, on sen servira aussi pour répandre toutes les variétés culturalistes dun discours qui rejette la responsabilité de la faillite sur les supposés bénéficiaires, objets dune confusion vicieuse, qui vise dorénavant aussi (et de plus en plus) des enfants nés en France, et souvent français de ce fait. Dans le monde du travail, cela donnera le refrain connu : « Je les embaucherais volontiers, mais ils ne savent pas ce que sont leffort et la discipline. » De nombreuses études sociologiques démontrent leffet auto-réalisateur de telles prédictions où, pour comble, lintégration impossible se retourne comme argument pour un surcroît de xénophobie aux frontières. Quant aux luttes contre les discriminations, si lon sen tient à la question du travail, le tableau nest pas moins sombre : certes, dans les activités non qualifiées et payées mal, voire de la main à la main, où nexistent ni la sécurité de lemploi ni celle des personnes, la discrimination continue dagir « en faveur » (si lon peut dire) de lembauche dimmigrés, avec ou sans papiers ; pour le reste, et pour les enfants dimmigrés que cela touche de plein fouet, la discrimination à lembauche et aux déroulements de carrière, continue de représenter le plus complet des obstacles à la disparition du « démon des origines », ce poison qui se répand dans lEurope entière. Un système-piège pour le travailleur étrangerEt aujourdhui ? Depuis 1995 environ, un vrai tiraillement déchire les milieux politiques, qui amène (chose nouvelle) le patronat libéral à intervenir dans le débat public. Cest maintenant au niveau européen que le « problème migratoire » se discute et entend se résoudre. La donne est complexe, depuis quon ne salarme plus seulement dune immigration indésirable, mais aussi, et en même temps, du manque de bras. Cruel déchirement où, pour le moment encore, lutilitarisme ne retrouve pas ses petits. Voici les paramètres de la discussion. Dun côté, sortant dune discrétion bien sentie (surtout lorsquil sagissait demploi illégal), les employeurs réclament moins de rigidité globale : tant pour ce qui est de lapplication des lois travaillistes que, corollaire, pour ce qui est de lemploi détrangers ad libitum ; experts, parlementaires et commissaires européens entonnent la même antienne : « Bientôt, nous manquerons de travailleurs, repensons une immigration raisonnée » une musique qui se chante maintenant à lONU ou au BIT. Et lon se focalise sur les migrants qualifiés, sachant que, pour les autres, la clandestinité tolérée pourvoira à la demande. Mais de lautre côté, lÉtat et ses ministres sont prisonniers de leurs engagements électoraux, payant aujour-dhui lerreur davoir voulu se placer sur le terrain de lextrême droite : depuis les années quatre-vingt, l« opinion publique » quils ont forgée leur renvoie limage de limmigré associée au mal sous toutes ses formes (chômage, délinquance, surtout). Il leur est devenu parfois difficile dassumer la position libérale et utilitariste des employeurs, qui penchent au contraire pour des frontières poreuses et pour un nouvel opportunisme. Doù toutes les formules embarrassées et les revirements de position qui font le quotidien des déclarations officielles [5]. Au delà de et chapeautant ce dilemme que, encore une fois il faut envisager maintenant à léchelle de lUnion européenne (UE), plusieurs tendances lourdes de lutilitarisme migratoire actuel peuvent être distinguées :
Respectivement, ces trois tendances renvoient au déni de lasile et du droit de vivre en famille ; aux quotas et à tous les systèmes dérogatoires qui sy ajoutent ou sy substituent ; et enfin à la question, peut-être la plus importante de toutes, de la généralisation annoncée de lemploi à temps préfixé, véritable piège pour le travailleur étranger. Il est important de considérer que ces tendances agissent simultanément et forment système, quels que soient les dosages et les rythmes nationaux au sein de lUE : la réflexion théorique doit tenir compte de cette unité. Première tendance : dans les discours, en dépit de textes protecteurs, lasile et le droit de vivre en famille sont toujours plus assimilés à de limmigration irrégulière. A présent, largument familial est vu partout comme un abus tel que tout mariage, toute filiation, tout regroupement, et même toute visite de parents sont suspects de fraude. Au delà de ce préjugé négatif, on voit poindre une offensive contre tout type de migration qui pourrait déboucher sur une installation définitive : jadis inconscient et à courte vue, lutilitarisme contemporain prétend instaurer une précarité institutionnelle en séparant les migrants les uns des autres. Des réfugiés très « économiques »Lasile, quant à lui, est volontiers qualifié d« économique » ou de « faux » au sens de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés. Dans les pays de langue anglaise, les requérants dasile sont maintenant qualifiés de bogus asylum seekers (« demandeurs dasile bidons »), et plus officiellement de « migrants illégaux ». Ce tour de passe-passe sémantique transforme un droit internationa-lement reconnu en un préjudice pour lÉtat qui reçoit de fait lasile est maintenant qualifié de « fardeau » (burden) dans les instances internationales. Ainsi, les déboutés du droit dasile alimentent un stock structurel de sans-papiers, en effet très « économiques » puisque mis hors du droit et donc passibles de surexploitation comme le sont tous les hors-droits de cette sorte. Désormais, la suspicion généralisée à légard des réfugiés est devenue le premier pourvoyeur de lemploi illégal, accélérant en retour le recul du droit du travail. Alors que les pouvoirs publics, voire les dispositifs pénaux, focalisent l« opinion » sur les passeurs et les trafiquants de main-duvre, il importe de réaffirmer avec force que, compte tenu des taux respectifs de demandes dasile satisfaites et dévaporation dans la nature des déboutés, ce trafic officiel est, lui, organisé en toute connaissance de cause au bénéfice des employeurs de certains secteurs bien répertoriés. Deuxième tendance : avec ou sans quotas, la sélection des migrants a pour objet un contingentement qualitatif et quantitatif de la main-duvre. Notons avant tout quelle trahit, chez ses partisans, un certain complexe de supériorité bien dans le prolongement de lesprit colonial, et qui présage mal du succès de la troisième tendance examinée plus loin. On se souvient que le chancelier Schröeder avait provoqué, au début de lan 2000, de vives réactions parmi la droite allemande lorsquil avait annoncé un plan dintroduction de 30 000 informaticiens étrangers, nombre quil avait dû réajuster à 20 000 puis, en mars, à 10 000 tout en promettant, sans aller jusquà préciser la méthode envisagée, que ces informaticiens seraient invités à quitter le pays en fin de contrat. Ce quon sait moins, cest que le déferlement de candidatures attendu ou redouté na pas eu lieu (imprévisibles étrangers, que répugnent des emplois offerts de si bon cur ) [6]. Quoi quil en soit, lidée des quotas est dans lair et divise lUE, moins sur le principe, qui ne rencontre quune opposition modérée de la part des pays qui, comme la France, ny sont guère favorables, que sur la volonté den faire un choix souverain sur le plan strictement national, et non communautaire. Ce qui est en jeu, disons-le demblée, cest une publicité jugée non souhaitable, pour des pratiques qui donnent mauvaise conscience. Parlant au nom de la France, de lAllemagne et dautres pays, le président Chirac a énoncé à lissue du sommet de Thessalonique de juin 2003, quil était « a priori, hostile au système même des quotas. » Que cache cet « a priori » ? En réalité, avoués ou non, les quotas ont toujours existé. Autrefois, les entreprises allaient « faire leur marché » dans les pays dont la main-duvre leur convenait le mieux. Dans lagriculture (cf. ci-après), les contrats saisonniers font annuellement lobjet dune circulaire de la Direction des populations et des migrations (DPM) en fixant le volume. Petits arrangements en sourdineEt cest là toute la limite de cette « hostilité » aux quotas dont la France se prévaut. Dans un rapport qui exprime le point de vue officiel [7], le député Mariani plaide pour une « immigration voulue et non subie » le terme « subie » visant à nen pas douter les bénéficiaires du regroupement familial et du droit dasile. Sen prenant à la proposition de la présidence italienne de lUE de fixer des quotas par nationalité et qualification (censés favoriser les négociations daccords de réadmission avec les pays dorigine) [8], ce député estime que « le système des quotas politise limmigration ». Alors quil suffit de le faire sans le dire ! Et dinvoquer lautorité de l« expert » Patrick Weil, lui aussi hostile aux quotas, non parce que ceux-ci empestent le racisme et limpérialisme, mais parce quon doit leur préférer, résume Thierry Mariani, « des systèmes plus souples, telle (sic) que la levée de lopposabilité de lemploi par secteur professionnel, en fonction des besoins et de manière pragmatique, avec des autorisations de travail attribuées sur des critères individuels (qualifications, etc.) ». On ne sait quels critères se cachent derrière ce « etc. » : la nationalité, la race, la religion, le sexe, ou sinon quoi [9] ? Décidément subjugué par les préconisations de Patrick Weil, oubliant leurs affiliations politiques opposées mais est-ce si étonnant [10] ? le législateur Mariani lui emprunte la trouvaille de la seule loi qui simpose : celle du silence. Le citant, il évoque lintroduction régulière, depuis la mi-1998, dinformaticiens : « Cela sest fait sans tambour ni trompette », lui a confié lexpert, ajoutant que diverses circulaires ont ainsi permis de contourner la loi tout en évitant la rigidité des quotas. Au député de se lamenter sur ce malheureux paradoxe : « La procédure française, dérogatoire et non médiatisée, ( ) présente linconvénient dêtre méconnue et donc de ne pas attirer les meilleurs candidats ». Cest, en passant, laveu dun double déni de droit franchement assumé, remarquable quand il vient dun homme qui fait la loi : que vivent les petits arrangements, en sourdine de surcroît, nous dit le parlementaire ! Cette histoire nous en rappelle une autre : celle du premier ministre Jospin qui, lorsquon sut, en 1998, que environ 65 000 sans-papiers seraient exclus de la régularisation exceptionnelle, leur tint publiquement ce langage : ne vous faites pas voir, et nous nirons pas vous chercher chez vous (car « ça, cest exclu ») ; toutefois, en cas de contrôle, vous aurez « vocation » à être éconduits [11]. Une telle complicité entre les politiques xénophobes et léconomie souterraine est rarement si avérée, mais une telle sincérité trahit une évolution de lidéologie utilitariste vers le cynisme pur. Peu après, Silvio Berlusconi sadressera dans des termes semblables aux sans-papiers dItalie, allant jusquà suggérer aux licenciés de la grande industrie de se faire embaucher sur le marché clandestin du travail. Troisième tendance enfin, qui se matérialise par lannonce dune nouvelle articulation organique entre le droit des étrangers et le droit du travail : cest le retour à la précarité juridique du contrat et du séjour, soumettant celui-ci à celui-là. Ici non plus, la chose nest pas inédite, puisque nombre de titres de séjour sont précaires. Mais à lhorizon, se profile la mise en cause des titres de plein droit renouvelables automatiquement. Par rapport aux objectifs dintégration, on ne peut que rester perplexe devant un turn over ainsi programmé : cette régression sanalyse-t-elle comme cause ou comme conséquence dune faillite de lintégration ? Séjour sous conditionLes initiatives italiennes se signalent par une banalisation du séjour sous condition, dont la dimension de servitude personnelle retient lattention. En juin 2002, la sanatoria (loi de régularisation, dite Bossi-Fini [12]) instaure lamnistie pour les employeurs de travailleurs à domicile sans papiers [13], à charge pour eux de remplir un formulaire entraînant régularisation de la personne « émergée » (avec spécification obligatoire du lieu où la personne logera, on devine pourquoi). Le permis de séjour, valable un an, est renouvelable sur production dun contrat de travail. Faute de quoi lemployé devient expulsable. Laspect lucratif pour le budget italien nest pas à négliger, cette sorte damnistie étant facturée par lÉtat (et, cest à craindre, récupérée sur les salaires des employés). La sanatoria ouvre une voie inquiétante et lon se permettra un rapprochement avec le cas, nullement exceptionnel, de cet employeur français qui, pour se débarrasser de ses ouvriers embauchés avec de faux papiers, les livre à la police [14]. Lintervention légale du lien personnel entre patron et salarié dans lautorisation et la pérennisation du séjour augure en effet très mal des droits du subordonné : à laune des droits de lhomme, lusage exclusif de la force de travail dautrui et le privilège lié de pouvoir mettre fin à sa présence font mauvais ménage. Le modèle transalpin nest pas si lointain. En France, lOffice des migrations internationales (OMI) introduit chaque année de 10 000 à 15 000 saisonniers, employés principalement dans les cultures maraîchères et dans les vergers, sous contrats de 4 à 6 mois (exceptionnellement 8). Ces contrats, très convoités dans les campagnes marocaines et tunisiennes, sont nominatifs, ce qui est utilisé par les exploitants pour sassurer de la docilité de leur main-duvre, sous peine de non renouvellement lannée suivante. Ils nouvrent droit au séjour que pour la stricte période contractuelle, et alimentent ainsi accessoirement le secteur du travail non déclaré, endémique dans lagriculture. Ce système, mis en place dans les années soixante, alors pour utiliser une main-duvre ibérique quon ne souhaitait pas voir se fixer sur le sol français, pourrait passer pour un archaïsme, si les propositions les plus récentes du patronat ne lui apportaient pas un écho inquiétant. Vers une gestion policière de la main duvre ?En janvier 2004, le rapport Virville proposait une « refonte constructive » du code du travail, recommandant notamment linstauration de contrats à durée déterminée « de projet » (ou « de mission », dans la terminologie du syndicat patronal), valables pour lexécution dune tâche précise et temporaire [15]. Cette réforme ne concernerait pas spécialement les travailleurs étrangers. Mais, appliquée à limmigration, elle aboutirait à subordonner la régularité du séjour à lattribution demplois précaires, dune durée fixée à discrétion par lemployeur (voir dans ce numéro art. p. 41. Ce dispositif fait lui-même partie dun ensemble plus vaste qui, à léchelle de lUE, entend généraliser les formes dembauche temporaires et, pour les immigrés, externalisées (voir dans ce numéro « Des travailleurs jetables », p. 33). Certains ultra-libéraux vont même jusquà proposer, dans la sphère du BIT, la création dune « bourse » aux immigrés, où les travailleurs nationaux vendraient aux patrons des « licences » pour lemploi temporaire détranger [16]. Le mot « temporaire », qui était au fondement des règles demploi au temps de lapartheid, est désormais omniprésent dans les déclarations européennes. « Venez à la demande, mais ne vous fixez pas », semble-t-on dire à la nouvelle génération de migrants. Voilà qui amène à envisager avec scepticisme le sens des politiques de régularisation à répétition telles que les pratiquent les pays sud-européens. En Italie, 635 000 titres travail-séjour lié (voir ci-dessus) ont été distribués au début de cette année [17], pérennisant la précarité (si lon peut dire) de leurs « bénéficiaires ». La généralisation de ce procédé signifierait, à terme, la disparition des titres de résident. Les métamorphoses actuelles de lutilitarisme migratoire prétendent éliminer le « fardeau » de lintégration [18] en faisant le pari quon peut dissocier la force de travail de la personne qui la fournit : avoir le travail sans sencombrer du travailleur. Mais comme chacun sait que (du moins dans les pays démocratiques), les migrations de travail débouchent automatiquement sur linstallation structurelle dune bonne partie des migrants, ces nouvelles orientations annoncent une gestion de plus en plus administrative, voire policière, de la main-duvre. Gestion probablement impossible, mais porteuse de nouveaux malheurs contre les personnes.
Notes[1] Cf. « Choisis, contrôlés, placés », renouveau de lutilitarisme migratoire », Vacarme, hiver 2000, n° 14, p. 56-60. [2] Cf. Abballah M. H., « Jy suis, Jy reste ! Les luttes de limmigration en France depuis les années soixante », Ed. Reflex, 2000. [3] Sur ces deux périodes, cf. lanalyse fournie par Claude-Valentin Marie : « A quoi sert lemploi des étrangers ? », in Fassin D. et al, Les lois de linhospitalité, La Découverte, 1997, p.145-175. [4] Cf. Faber J., « Les indésirables : lintégration à la française », Grasset, 2000. [5] Ancien ministre de lintérieur, M. Pasqua a donné lexemple de cette confusion quand, après avoir lancé la formule « immigration zéro », il se mit, une fois retourné dans lopposition, à prôner la régularisation de tous les sans-papiers. [6] Cf. Vermès J. -P., « Les difficultés de recrutement : quelles réalités ? quels remèdes ? », Rapport présenté à la Chambre de commerce et dindustrie de Paris, déc. 2000, p. 90 ; cf. aussi le rapport Mariani, cité ci-après, p. 33. [7] Mariani T., « Rapport dinformation sur la politique européenne dimmigration », Assemblée nationale, n° 1238, nov. 2003, p. 29-33. [8] Giuseppe Pisanu à la Commission européenne, 9 juil. 2003. [9] Seuls des critères comme lâge, laptitude physique et la compétence pourraient être légalement invoqués (les autres critères étant en principe interdits). Mais ils sont contenus dans le pluriel de « qualifications ». [10] En 1996, P. Weil, invitant à « briser les tabous et les réglementations » et disant que « tout devrait être envisagé », saffirmait séduit par les quotas de travailleurs agricoles, linterdiction pour les migrants frontaliers de rester la nuit dans le pays daccueil, ou encore limportation temporaire de travailleurs par des compagnies étrangères. Cf. « Pour une nouvelle politique dimmigration », Esprit, avr. 1996, p. 136-154. Rappelons que cet expert a inspiré la loi Chevènement de 1997, dite Reseda où, reprenant une idée fixe de Charles Pasqua, lasile (le « a » de reseda) était mis sur le même plan que les questions de police des étrangers. [11] Lionel Jospin à France Info, 24 nov. 1998. [12] Du nom de leurs inspirateurs, tous deux leaders dextrême droite (Ligue du Nord et Alliance nationale). [13] Etaient concerné(e) s surtout, mais non exclusivement, plusieurs centaines de milliers de colf (domestiques) et de badanti (aides aux personnes dépendantes). [14] Libération, 10 fév. 2003. [15] Virville M. de, « Pour un code du travail plus efficace », Rapport au ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité, 15 janv. 2004. Cf. Libération, 15 janv. 2004 ; Le Monde, 16 janv. 2004. Quoique layant notoirement inspiré, le Medef sest offert le luxe de juger insuffisant le rapport Virville sur divers points, notamment sur le fait que la « refonte » du code du travail devait être « complète ». Cf. « Moderniser le code du travail. Les 44 propositions du Medef », 4 mars 2004. [16] Cf. Eric Weinstein, « Migrations et intérêt général : pour une nouvelle approche de limmigration économique », Revue internationale du travail, vol. 141 (2002), n° 3, p. 249-278. [17] La Stampa, 29 janv. 2004 ; Le Monde, 3 fév. 2004. [18] Selon la délicate formulation du commissaire européen Vitorino au Parlement de Strasbourg (11 fév. 2003).
Dernière mise à jour :
22-06-2004 16:35
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