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Plein Droit
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Plein Droit n° 61,
juin 2004 Des travailleurs jetablesAntoine Math et Alexis Spire Le mode 4 de lAccord général sur le commerce des services (AGCS) vise, au nom de la libre concurrence, à faciliter le commerce mondial des services entre entreprises en permettant un recours accru à des travailleurs migrants détachés. Ce mode 4 sinscrit dans une tendance plus générale des politiques privilégiant des migrations de salariés envoyés sous contrat de travail et davantage assujettis à lemployeur. Au détriment de légalité des droits et des normes demploi. En septembre 2003 à Cancun, les pays membres de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) devaient renégocier lAccord général sur le commerce des services (AGCS) dans le but détendre la libéralisation du commerce des services à de nouveaux secteurs et à de nouvelles modalités ou modes de fourniture des services. Les représentants des différents pays de lOMC ne sont finalement pas parvenus à un accord mais on a beaucoup parlé, à cette occasion, du mode 4 de lAGCS qui permettrait lenvoi de migrants temporaires dans des conditions de travail et de salaire bien plus précaires que celles en vigueur dans le pays daccueil. Lapplication du mode 4 de lAGCS ne constituerait dailleurs pas une nouveauté radicale : il se situe dans le prolongement de ce qui existe déjà en matière de détachement de migrants temporaires dans le cadre dune prestation transfrontalière de service. Cette forme de mobilisation de la main-duvre étrangère laisse émerger une nouvelle catégorie de travailleur, celle du migrant détaché : il sagit dun étranger qui na le droit de rester sur le territoire que dans le cadre de sa relation contractuelle avec son employeur et qui est contraint de repartir à tout moment au bon vouloir de lemployeur et, dans tous les cas, au terme du contrat de service. Un tel régime permet de rendre compatible la fermeture des frontières des États les plus développés avec le besoin des entreprises de recourir à des migrants plus malléables et corvéables que ceux déjà présents sur le marché du travail. Dès lors, les termes du débat sur lavenir de limmigration doivent être reformulés : limportant nest pas de savoir quelle sera la quantité de migrants nécessaire au marché du travail, comme le laissent penser les discours dominants, mais plutôt quelles seront les conditions juridiques et sociales dans lesquelles les migrants seront maintenus. La caractéristique principale de lAGCS est de pousser à une marchandisation accrue des activités humaines en allant beaucoup plus loin quune simple extension du commerce des services. LAGCS couvre tellement de secteurs, que toutes les activités humaines sont potentiellement visées, y compris la santé, les services sociaux, léducation, les services récréatifs, culturels et sportifs, la recherche, le tourisme, les transports, les télécommunications, les services denvironnement (eau, énergie, etc.) ou encore les biotechnologies. De plus, lAGCS suit les règles de lOMC qui vont bien au-delà des accords de libre échange du GATT et dépassent le seul commerce proprement dit : tout pays peut contester comme « barrière illégale au commerce » nimporte quelle mesure (loi, décision) nationale ou locale dans un autre pays si cette mesure, par exemple sociale ou environnementale, compromet les avantages ou profits que des entreprises étrangères pouvaient raisonnablement sattendre à tirer des engagements de lÉtat au regard de laccord AGCS. Des migrants détachésLa logique de libéralisation des échanges défendue par lOMC vise avant tout à défendre les intérêts des entreprises, et plus particulièrement ceux des pays du Nord. Le mode 4 de lAGCS est lune des quatre façons dexporter un service selon lAGCS, lorsque ce service est fourni à travers lenvoi temporaire de personnes physiques par une entreprise pour effectuer une prestation de service dans un autre pays. Dans ce cadre, il sagit de préciser les avantages et les droits des entreprises qui commercent, mais la libre circulation préconisée ne sapplique pas aux personnes, de telle sorte que laccord reste compatible avec des législations nationales restrictives relatives à lentrée et au séjour. Le migrant envoyé nacquiert aucun droit au séjour. Ce processus de libéralisation institutionnalise la catégorie du migrant détaché dont le contrat de travail a été établi dans le pays de départ, avec le risque, si aucune restriction au libre commerce du service nest prévue, que ce soient les règles sociales du pays de départ qui sappliquent. A la différence de lutilisation de travail-leurs étrangers sans titre, cette forme de « délocalisation sur place » [1] seffectuerait non pas dans lirrégularité mais dans le cadre dune nouvelle légalité internationale. Une telle logique de dumping social à travers le mode 4 sinscrit dans la continuité du principe de libre échange tel quil est défendu au sein de lOMC. Lenvoi, pour des durées courtes, de travailleurs détachés permettrait de mettre en concurrence directe des systèmes productifs différents et de faire pression sur les salaires. Le secrétariat de lOMC écrivait ainsi à propos des services de santé : « Les bénéfices significatifs ne viendront pas tant de la construction et de la gestion des hôpitaux, etc., que de la possibilité dy employer un personnel plus qualifié, plus efficace et/ou moins cher que celui qui pourrait se trouver sur le marché du travail local » [2]. Face à cette logique potentiellement destructrice pour les systèmes sociaux les plus développés, des organisations syndicales ont dailleurs demandé des garanties telles que la protection des travailleurs migrants contre toute forme de discrimination, le respect des normes de travail internationales et des lois nationales sur le travail et la sécurité sociale, et le respect des accords collectifs [3]. Contrairement à certaines déclarations alarmistes, les dirigeants de lUE se sont engagés, lors de la préparation du sommet de Cancun, à ce que « les conditions de travail, les exigences salariales minimales et déventuelles conventions salariales collectives en vigueur dans lUE [restent] applicables » [4]. Ces offres portent sur quatre catégories de travailleurs : les cadres dirigeants, les visiteurs daffaires, les salariés dans le cadre dune fourniture contractuelle de services et les travailleurs indépendants. Aucune de ces propositions na pour linstant abouti puisque les négociateurs de Cancun ne sont pas parvenus à un accord, mais il faut prendre la mesure des transformations déjà en vigueur au niveau européen. Le mode 4 de lAGCS existe déjà dans certaines situations et pour certains secteurs. De plus, il nest quune des formes possibles existantes dans le cadre des législations communautaires et nationales en ce qui concerne lenvoi de travailleurs temporaires pour une prestation transfrontalière de service. Au niveau communautaire, différents textes précisent déjà les règles relatives aux travailleurs migrants détachés au sein de lEspace économique européen (EEE). La liberté de circulation des services est une règle supérieure, au sein de la Communauté européenne, mais une directive adoptée en 1996 (96/71/CE) est venue la limiter quelque peu en imposant que le salarié envoyé dans le cadre dune prestation de service au sein de lEEE bénéficie des règles sociales du pays dexercice de lactivité. Le faux détachement est en outre interdit : une relation de travail doit exister au préalable entre lentreprise denvoi et le travailleur détaché. Aucun droit au séjourDans ce cas, lemployeur est tenu dappliquer aux travailleurs détachés les règles du pays dactivité, en particulier les périodes maximales de travail et minimales de repos, les congés annuels, le salaire minimal, et enfin les règles de sécurité et dhygiène au travail. Pour des détachements de moins dun mois, les entreprises peuvent toutefois se soustraire à certaines de ces obligations. Elles peuvent également échapper aux restrictions qui frappent les ressortissants dÉtats tiers en matière de libre circulation au sein de lUE. En effet, au nom de la libre circulation des services, une entreprise implantée dans lUnion peut parfaitement envoyer au sein de lEEE un de ses salariés, communautaire ou non, dont le droit à rester est alors strictement assujetti au bon vouloir de lentreprise dans le cadre de la prestation de service : « A la différence des travailleurs migrants, les travailleurs détachés dans le cadre de la prestation de services retournent dans leur pays dorigine après laccomplissement de leur mission, sans accéder à aucun moment au marché de lemploi de lÉtat membre daccueil » [5]. Ces règles ont été transposées dans le droit du travail français qui létend à toute prestation transfrontalière de service, y compris en provenance dune entreprise implantée hors dEurope [6]. En matière de protection sociale, lemployeur doit en principe verser les cotisations aux organismes du pays où lactivité est exercée et le salarié bénéficie du régime de sécurité sociale de ce même pays. Mais, dans le cas dun travailleur détaché dans le cadre dune prestation de service au sein de lEEE (ou de la Suisse), il est possible de maintenir le rattachement au régime de sécurité sociale du pays dorigine. Le règlement 1408/71 en précise les conditions, notamment une durée limitée à douze mois, exceptionnellement prolongeable de douze mois. Des conventions bilatérales entre la France et une trentaine de pays (dont les pays du Maghreb, la Turquie, les Philippines, les États-Unis) permettent également aux entreprises implantées dans ces pays deffectuer de tels détachements et de bénéficier ainsi de lexonération des cotisations. Des normes minimales applicables en matière de droit du travail ou de protection sociale sont donc prévues par les législations communautaire et française afin déviter que ne puissent se développer des activités exercées par des travailleurs ayant des droits sociaux bien inférieurs à ceux en vigueur sur le marché national du travail. Mais, en pratique, lenvoi de migrants détachés ouvre la voie à un abaissement des normes sociales pour trois raisons qui se cumulent. La première tient à la difficulté à faire respecter les normes sociales obligatoires en raison du nombre insuffisant dinspecteurs du travail et de la faible présence syndicale dans de nombreuses entreprises. Les illégalités sont alors dautant plus difficiles à déceler lorsquil sagit de travailleurs détachés qui arrivent pour une durée limitée dans un pays dont ils ne connaissent pas toujours la langue et la législation. La nature temporaire des emplois limite également fortement les possibilités de contrôle de ladministration et favorise le contournement des règles du travail. De plus en plus dentreprises envoient ainsi des salariés faussement détachés, et les inspecteurs du travail ont alors beaucoup de mal à prouver linfraction, surtout lorsque les documents sont dans la langue dorigine des travailleurs. Pour les entreprises implantées hors de lEEE, les difficultés de contrôler leffectivité des règles sont encore plus grandes. Dans le cadre du mode 4, le risque serait de faire face à une myriade dentreprises installées très loin, sans implantation sur place, et alimentant le marché du travail temporaire par des travailleurs renouvelés sans cesse. Le deuxième risque dabaissement des normes sociales vient de la position de subordination très forte que le travailleur détaché entretient vis-à-vis de son employeur. Son droit au séjour étant strictement conditionné à la réalisation de la prestation de service, il dispose dun pouvoir de négociation très défavorable. En cas de litige, il risque à tout moment de perdre non seulement son emploi comme les autres salariés, mais aussi son droit de se maintenir sur le territoire. La nature très temporaire du séjour et le pouvoir absolu conféré à lemployeur empêchent également toute possibilité dune représentation syndicale. La troisième raison favorisant le contournement des normes sociales réside dans labsence dégalité de traitement avec les salariés locaux. En effet, le salarié envoyé en France dans le cadre dune prestation transfrontalière de service ne bénéficie pas de toutes les règles du droit du travail : il ne peut se prévaloir des règles relatives au contrat de travail, au licenciement, à la représentation et surtout au taux de salaire en dehors du SMIC (et même à ce dernier dans certains cas). Il peut, par exemple, occuper un emploi payé au SMIC, alors que le « tarif » sur le marché du travail du pays daccueil pour son emploi est plus élevé ; dans ce cas, il ne peut faire jouer la concurrence pour obtenir une rémunération conforme à lemploi quil occupe. A la différence de tout autre salarié résidant et sauf sil est ressortissant dun des pays de lEEE (ou de la Suisse), il ne bénéficie pas de la libre circulation, et ne peut donc menacer de changer demployeur. Le risque dabaissement des normes sociales est alors bien réel. Ainsi, à la suite de la concrétisation du marché unique des services au sein de lEEE au début des années 1990, des sous-traitants portugais puis polonais sont entrés sur le marché allemand en fournissant une main-duvre très bon marché avec un système de roulement. Le recours à cette main-duvre envoyée dans le cadre dun détachement a constitué en Allemagne une forte pression à la baisse sur les salaires et a occasionné une érosion des dispositions conventionnelles du secteur. Ce qui est vrai au sein de lEEE, le serait encore plus dans le cadre de lAGCS qui autorise les États à limiter limmigration « à condition de ne pas annuler ou compromettre les avantages [pour les entreprises] découlant » de la libre fourniture de services via le mode 4. Les entreprises peuvent ainsi recourir à des travailleurs étrangers en dépit de la législation restrictive sur le séjour et en toute légalité. Lentreprise Alstom a pu par exemple, sur les chantiers de Saint-Nazaire, obtenir des autorités que ses sous-traitants puissent avoir légalement recours à des travailleurs détachés (voir dans ce numéro, article « Alstom, roi de la sous-traitance ») ; cette possibilité a ensuite donné lieu à dinnombrables illégalités que la presse a le plus souvent attribuées à la rigueur insuffisante des lois sur limmigration. Cette erreur de raisonnement, largement répandue, procède dune méconnaissance des règles de libre prestation de services au sein de lEEE. En réalité, le risque dabaissement des normes est toujours plus grand quand le migrant est maintenu, comme dans le cadre dun détachement, dans un statut plus précaire et entièrement subordonné à lemployeur. Pour sopposer à ce risque de dumping social, il est absurde de vouloir durcir encore la législation sur limmigration puisque ce nest pas elle qui régit lenvoi de travailleurs détachés. Cest, au contraire, en octroyant à ces travailleurs les mêmes droits quaux résidents, en leur donnant la possibilité de résister face aux exigences des employeurs, que lon garantira le respect effectif des normes sociales en vigueur.
Notes[1] Cf. Emmanuel Terray « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place » in Sans-papiers : larchaïsme fatal, La Découverte, 1999, p. 9-34. [2] Secrétariat de lOMC, « Background note on health and social services ». Cité in Attac (2001),Remettre lOMC à sa place, édition Mille et une nuits, page 61. [3] « Déclaration des syndicats sur les négociations AGCS », Global Unions, Etuc et Wcl, 7 juin 2002. Traduction française sur www.attac.org (original sur www.tuc.org.uk/international) [4] Commission européenne, « OMC services. LUE propose daméliorer les échanges commerciaux au bénéfice des pays en développement » IP/03/582, Bruxelles, 29 avril 2003. [5] Communication de la Commission européenne du 25 juillet 2003 sur la mise en uvre de la directive 96/71/CE dans les Etats membres (COM(2003) 458 final). [6] Les dispositions figurent aux articles D. 341-5 et suivants du code du travail.
Dernière mise à jour :
22-06-2004 17:35
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