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Plein Droit n° 59-60,
mars 2004
« Acharnements législatifs » L'intégration,
alibi de la précarisation
Danièle Lochak
Professeur de droit public à l'Université
de Paris X-Nanterre
En précarisant encore un peu plus la situation
de ceux qui, pourtant, ont vocation à s'établir et demeurer
en France, la loi Sarkozy s'inscrit dans la continuité des textes
précédents. Mais elle innove en ce qu'elle justifie cette
précarisation, non seulement par la nécessité de
lutter contre la fraude (voir « Un récurrent soupçon
de fraude »), mais aussi et surtout par l'objectif d'intégration.
L'intégration devient ainsi, paradoxalement, l'alibi de la précarité
du séjour.
Depuis l'adoption de la loi de 1984 qui a créé
la carte de résident, toutes les réformes - à l'exception
de la loi Joxe de 1989 - ont eu pour objet et pour effet de remettre
progressivement en cause l'acquis que représentait ce titre de
séjour délivré de plein droit aux étrangers
ayant des attaches personnelles ou familiales en France (voir encadré).
La loi Sarkozy poursuit cette entreprise de déstabilisation :
elle crée de nouveaux obstacles à l'obtention de la carte
de séjour, notamment pour les conjoints de Français, pour
les étrangers malades, pour ceux qui justifient de dix ans de
résidence habituelle en France ; elle limite les conditions du
regroupement familial, notamment en ce qui concerne les ressources ;
elle multiplie les hypothèses de retrait des titres de séjour
; enfin et surtout, elle subordonne, dans une série de cas, l'obtention
d'une première carte de résident à une condition
d'intégration.
La carte de résident « doit être réservée
à ceux qui ont prouvé une réelle volonté
d'intégration, car l'on ne peut demander à la société
française de vous accueillir pendant une longue période
et ne pas avoir le souci de s'y intégrer », a déclaré
le ministre de l'intérieur devant les députés.
Le lien entre intégration et stabilité du séjour
se trouve ainsi inversé par rapport à la logique qui avait
présidé à la création de la carte de résident
en 1984 : la garantie de stabilité du séjour avait alors
été présentée comme devant favoriser l'intégration.
En effet, l'innovation fondamentale de la loi Sarkozy, ce n'est pas
de précariser de nouvelles catégories d'étrangers
auxquels la carte de résident ne sera plus délivrée
que sous conditions : en cela, elle s'inscrit au contraire dans la continuité
des textes qui l'ont précédée ; c'est de prendre
prétexte de la nécessaire intégration des étrangers
pour justifier leur maintien dans une situation précaire aussi
longtemps qu'ils n'ont pas donné des gages d'intégration.
La carotte et le bâton, en somme.
Le spectre du communautarisme
Cette injonction est adressée aux nouveaux immigrants dans un
contexte marqué par la thématique de l'opposition entre
l'immigration subie, qui n'inclut pas seulement, aux yeux du ministre
de l'intérieur, l'immigration clandestine, mais aussi le regroupement
familial et l'asile, et l'immigration choisie - choisie « en
fonction des besoins de notre économie et de nos capacités
d'intégration ». Tandis qu'il convient d'encourager
la seconde, il est en somme naturel d'imposer à la première
des contraintes, d'autant plus nécessaires que rôde le
spectre du communautarisme : « des communautés issues
de l'immigration s'organisent pour résister à l'intégration
républicaine par des pratiques endogames », «
des jeunes françaises issues de l'immigration sont mariées
de force à l'étranger », des jeunes femmes étrangères,
mariées et installées en France, sont privées de
l'accès à la langue française, à la formation
professionnelle et à la vie sociale, dit encore le ministre,
sans craindre d'opérer des amalgames douteux.
Et c'est pour contenir ces tendances communautaristes que - pour la
première fois, relève Nicolas Sarkozy pour s'en vanter
- la notion d'intégration dans la société française
est introduite dans notre droit et devient une condition d'accès
à la carte de résident.
Carte de séjour sous condition
Subordonner l'accès à des titres de séjour de
longue durée à des gages préalables d'intégration
ne peut avoir pour résultat qu'une précarisation de la
condition des étrangers, comme l'atteste le nouveau régime
des cartes de séjour qui généralise la délivrance
de la carte temporaire, y compris pour les étrangers ayant vocation
à s'établir en France, et rend plus difficile l'accès
à un titre de séjour de longue durée.
La réforme comporte en effet deux volets étroitement
articulés : d'un côté elle supprime l'accès
de plein droit à la carte de résident pour plusieurs catégories
d'étrangers (membres de famille, parents d'enfants français,
étrangers titulaires de la carte « vie privée et
familiale ») ; de l'autre elle subordonne la délivrance
d'une première carte de résident « à l'intégration
républicaine de l'étranger dans la société
française, notamment au regard de sa connaissance de la langue
française et des principes qui régissent la République
française » (art. 6 et art. 14). C'est la commission
des lois du Sénat qui a proposé de substituer à
la formulation initiale, qui faisait référence à
« l'intégration satisfaisante dans la société
française » la notion d'intégration «
républicaine ».
Le lien avec le contrat d'intégration que le gouvernement est
en train de mettre en place est évident : pour avoir une chance
d'obtenir une carte de résident, l'étranger devra avoir
suivi le parcours d'intégration proposé - et en pratique
imposé (apprentissage du français, rudiments d'instruction
civique). S'il ne l'a pas suivi, ou si l'on estime qu'il n'en a pas
tiré suffisamment profit, il conservera une carte temporaire.
C'est ce que confirment aussi bien les débats parlementaires
que l'intervention de François Fillon devant le Haut Conseil
à l'Intégration, le 8 décembre 2003. Actuellement
dans une phase expérimentale, le dispositif devrait à
terme, c'est-à-dire dès la fin 2005, concerner la totalité
des migrants réguliers : conjoints de Français, bénéficiaires
du regroupement familial, titulaires d'une carte « vie privée
et familiale » ou des titres de séjour autorisant à
travailler, réfugiés statutaires, bénéficiaires
de régularisation. Et selon les termes mêmes du ministre,
il s'agit « d'institutionnaliser un processus qui conduira
à lier signature et respect du contrat et délivrance de
la carte de résident de longue durée ».
Mais si la signature du contrat d'intégration et l'assiduité
aux modules de formation linguistique et civique seront à l'évidence
une condition nécessaire, elles ne seront pas, tout aussi évidemment,
une condition suffisante. Ne serait-ce que parce que le module dit de
« formation civique » poursuit des objectifs démesurément
ambitieux dont on a toute raison de penser qu'ils ne pourront pas être
atteints dans le laps de temps prévu : six heures, pour des personnes
dont la plupart ne sauront pas encore le français.
Liberté, égalité
laïcité
?
Il s'agit en effet, d'après les documents officiels, de : 1.
faire connaître le fonctionnement institutionnel et administratif
de la France (1 h 30) ; 2. faire connaître les principes fondamentaux
et les valeurs de la société française aux nouveaux
arrivants : liberté et notamment liberté d'opinion, liberté
de pensée, liberté de religion, laïcité ;
les principes d'égalité et notamment égalité
des droits hommes/femmes, et autonomie des femmes ; les principes de
solidarité (impôts, prestations sociales) ; la participation
à la vie de la cité ; l'accès à la nationalité
française et la citoyenneté (4 h 30). On a du mal à
imaginer que les stagiaires puissent assimiler autant de choses en si
peu de temps ! et encore plus de mal à croire, dans ces conditions,
que la simple assiduité à ce module de six heures, et
même aux cours de français, seront considérés
comme un gage suffisant d'intégration, débouchant ipso
facto sur la délivrance d'une carte de résident.
Cela veut dire, en clair, que les services préfectoraux conserveront
un large pouvoir d'appréciation, en fonction de critères
à la fois subjectifs et arbitraires, pour décider si l'intéressé
remplit ou non la condition d'intégration républicaine.
L'obtention de la carte de résident récompensera un comportement
jugé conforme aux principes de la République française
: liberté, égalité,
laïcité !
En ces temps de polarisation sur le foulard, il n'est pas interdit de
penser que le port dudit foulard sera au minimum un mauvais point, au
pire un obstacle dirimant à l'obtention de la carte de résident.
Intégration
ou déstabilisation
?
Les premiers visés par cette fragilisation du droit au séjour
sont les membres de famille - conjoint et enfants mineurs : alors qu'ils
recevaient de plein droit un titre de même nature que celui détenu
par la personne qu'ils venaient rejoindre, et donc souvent une carte
de résident, ils se verront délivrer dans tous les cas
une carte temporaire d'un an et ne pourront solliciter une carte de
résident qu'au bout de deux ans de présence en France,
et sous condition d'« intégration républicaine ».
La justification de ce recul incontestablement grave ? C'est encore
le ministre qui nous la donne : « Pourquoi voulons-nous
supprimer la délivrance automatique de la carte de résident
aux regroupés familiaux ? Pour une raison simple : nous avons
constaté qu'un certain nombre d'hommes font venir des femmes
qui sont ensuite enfermées dans la famille, à qui on ne
permet pas d'apprendre le français, et qui se retrouvent ainsi
prises dans un communautarisme parfaitement clanique. Ce que nous voulons,
c'est obliger celui qui fait venir, dans le cadre du regroupement familial,
une personne, laquelle est généralement sa femme, à
lui permettre d'apprendre le français et de s'insérer
dans notre société ; si elle ne fait pas ce parcours,
elle n'aura pas droit à la carte de résident ».
On relèvera au passage cette perversion de la logique et de l'équité
qui conduit, pour contraindre les maris, à faire pression
sur leurs femmes !
Sont aussi visés les parents d'enfants français qui,
au nom, cette fois, de la lutte contre une soi-disant prolifération
des « paternités de complaisance »,
se voient supprimer l'accès de plein droit à la carte
de résident. Ils obtiennent en compensation, si l'on peut dire,
un délai ramené à deux ans (au lieu de cinq, désormais,
dans le cas général) pour solliciter le passage - discrétionnaire
et subordonné à la condition d'intégration - à
la carte de résident.
Est enfin supprimé le passage de plein droit à la carte
de résident après cinq ans de séjour régulier
en France pour les titulaires de la carte « vie privée
et familiale ». Pour ceux-ci - qui ont par hypothèse des
attaches en France - la délivrance de la carte de résident
dépendra encore de l'appréciation discrétionnaire
du préfet et des gages d'intégration qu'ils seront en
mesure de fournir.
D'une façon générale, le nouveau dispositif vise
à reculer le plus longtemps possible l'accès à
un titre de longue durée et à filtrer soigneusement les
heureux bénéficiaires de ce titre. C'est là l'un
des aspects essentiels de l'entreprise de précarisation systématique
réalisée par la loi Sarkozy, dans laquelle s'inscrivent
d'autres dispositions également significatives. Le législateur
a ainsi ajouté des conditions nouvelles rendant plus difficile
l'accès à la carte de séjour temporaire : non prise
en compte, pour le calcul des dix ans de résidence habituelle,
des années pendant lesquelles l'intéressé a résidé
en France avec de faux papiers ; obligation, pour les conjoints de Français,
de faire état d'une vie commune dès la première
demande de carte et plus seulement lors de son renouvellement ; ou encore
modification des critères d'appréciation des ressources
pour le regroupement familial, puisque désormais « les
ressources doivent atteindre un montant au moins égal au SMIC
» alors que, dans la rédaction précédente,
l'insuffisance des ressources ne pouvait motiver un refus si elles étaient
supérieures au SMIC. Autrement dit, le préfet peut refuser
le regroupement familial même si les ressources sont équivalentes
au salaire minimum, s'il estime que les charges qui pèsent sur
le budget du demandeur (compte tenu du nombre d'enfants par exemple)
sont trop lourdes par rapport à ses revenus.
Un autre aspect très symptomatique de la précarisation
du séjour réside dans la multiplication des cas de retrait
du titre de séjour. Poursuivant sur la voie de l'autre loi Sarkozy
- la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure
- qui a permis de retirer sa carte de séjour temporaire à
l'étranger passible de poursuites sur le fondement des articles
du code pénal qui répriment la traite des êtres
humains, le proxénétisme, le racolage, l'exploitation
de la mendicité, le vol dans les transports en commun, ou la
mendicité agressive, le nouveau texte ajoute à cette énumération
certaines infractions à la législation sur les stupéfiants
ainsi que le fait de travailler sans autorisation. Il remet également
en vigueur une disposition introduite une première fois par la
loi Pasqua de 1993 et supprimée en 1998, qui permet de retirer
son titre de séjour à l'étranger qui a fait venir
son conjoint ou ses enfants en dehors de la procédure de regroupement
familial ; or le regroupement « de fait » est
souvent la seule solution pour éviter que la famille ne demeure
séparée à jamais, au point que le Conseil d'État
est régulièrement amené à annuler pour violation
de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme
des décisions de rejet de demandes de regroupement familial sur
place.
En mettant en avant l'intégration, la loi Sarkozy
ne se préoccupe nullement, on le voit, de faire à la population
immigrée une place dans la société française,
pas plus qu'elle ne se soucie réellement du sort des nouveaux
immigrants. Tout au contraire, elle adresse à une partie de cette
population une injonction stigmatisante et ne pourra avoir pour effet
que de l'enfermer un peu plus dans une situation de précarité
et de vulnérabilité qui, à coup sûr, fera
obstacle à toute véritable intégration.
La carte de résident :
une conquête progressivement grignotée
En créant une carte de résident que tout étranger
qui réside en France régulièrement depuis
plus de trois ans a vocation à obtenir, et qui est délivrée
de plein droit à tous ceux qui ont des attaches personnelles
ou familiales en France, en reconnaissant au titulaire de cette
carte, valable dix ans et renouvelable automatiquement, le droit
d'exercer sur l'ensemble du territoire la profession de son choix,
la loi du 17 juillet 1984 opérait dans le droit de l'immigration
une rupture dont la portée symbolique était aussi
importante que la portée pratique : elle signifiait que
la population immigrée n'était plus considérée
comme un volant de main-d'uvre mais comme une composante
de la société française.
La loi Pasqua du 9 septembre 1986, sans remettre frontalement
en cause la reconnaissance à certaines catégories
d'étrangers d'un droit de demeurer en France fondé
sur l'ancienneté du séjour ou sur les liens familiaux
noués avec des citoyens français, a restreint la
liste des étrangers pouvant prétendre de plein droit
à une carte de résident.
La loi Joxe du 2 août 1989 est revenue à l'esprit
du texte de 1984 en ce qui concerne l'attribution de plein droit
de la carte de résident aux personnes ayant des attaches
personnelles ou familiales en France.
Avec la seconde loi Pasqua de 1993, la délivrance dite
« de plein droit » de la carte de résident
n'est plus qu'un faux-semblant dès lors qu'elle est subordonnée
à la régularité préalable du séjour
et à l'absence de menace pour l'ordre public ; les conjoints
de Français n'ont plus accès à la carte de
résident qu'après un an de mariage et à la
condition, souvent difficile à remplir en pratique, d'avoir
pu dans l'intervalle se maintenir sur le territoire français
en situation régulière ; les personnes entrées
en France avant l'âge de dix ans n'ont plus la garantie
d'obtenir le droit au séjour à leur majorité.
Moins de quatre ans plus tard, le gouvernement doit prendre acte
de l'impossibilité d'appliquer strictement les textes adoptés
: la « loi Debré » du 24 avril 1997 permet
d'accorder une carte de séjour temporaire à certaines
des catégories d'étrangers dont la loi Pasqua avait
placées dans une situation inextricable (conjoints de Français,
jeunes entrés avant l'âge de six ans
).
La loi Chevènement a assoupli sur un certain nombre de
points la législation issue des lois Pasqua et Debré
en donnant le droit d'obtenir une carte de séjour temporaire
portant la mention « vie privée et familiale »
à ceux qui ont des attaches en France sans remplir les
conditions d'obtention d'une carte de résident. Mais elle
a entériné par là même la précarisation
de leur statut, et cela de façon d'autant plus évidente
que, parmi les bénéficiaires (potentiels) de la
carte « vie privée et familiale », figurent
des étrangers auxquels la loi de 1984 avait prévu
de délivrer une carte de résident.
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Dernière mise à jour :
23-03-2004 16:38
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