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Plein Droit
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Plein Droit n° 58,
décembre 2003 De Sangatte à SatragneViolaine Carrère En rayant de la carte le camp de Sangatte devenu un monument de visibilité, le gouvernement a mécaniquement renvoyé les exilés à la situation antérieure à louverture du camp. Interdits de Calaisis, nombre de ces exilés se regroupent aujourdhui à Paris, dans le Xe arrondissement, car ce nest évidemment pas louverture du camp de Sangatte qui avait attiré les dizaines de milliers détrangers qui ont transité à Calais. « Les trottoirs sont-ils lavenir des demandeurs dasile ? ». La question est arborée sur la banderole, les tracts, les affiches du Collectif dAfghans, de Kurdes irakiens et dIraniens vivant à la rue aux abords du square Alban-Satragne, dans le Xe arrondissement de Paris. Plusieurs milliers dautres demandeurs dasile en France pourraient formuler la même question, tant est profonde la crise de laccueil des demandeurs dasile en France. Il manque environ 15 000 places dhébergement dans le dispositif national daccueil des demandeurs dasile, et cette pénurie concerne tout particulièrement les places dans les centres spécialisés (CADA) [1]. De plus en plus de demandeurs dasile se retrouvent de fait hébergés dans des hôtels (8 500 en 2002, dont 4 500 à Paris), où ils sont privés de tout accompagnement social et juridique. Malgré cela, peut-être devraient-ils sestimer chanceux par comparaison avec ceux qui, comme les exilés de Satragne, à Lyon, à Bordeaux ou ailleurs encore, dorment à la belle étoile. Cette pénurie ne relève nullement dun accident de parcours [2]. Ce que les entraves à la liberté de circulation des persécutés ne parviennent pas à réussir autant quon le voudrait, la misère matérielle laccomplit. Il est possible de limaginer au seul regard des chiffres de lhébergement des demandeurs dasile ; lhistoire du « Collectif de soutien aux exilés du Xe arrondissement de Paris » lillustre de façon éclatante, et montre comment fonctionnent ces mécanismes dexclusion. Les quelque 100 à 200 exilés du square Alban-Satragne qui vivent à la rue non loin de la gare du Nord à Paris, dormant dans ce parc ou dans dautres du quartier, dans des impasses ou des parkings, sont les « descendants directs » des réfugiés qui transitaient par Sangatte : ils sont apparus là au moment où le camp venait de disparaître. À lépoque où le groupe sest constitué, beaucoup dentre eux avaient été refoulés de Calais et, aujourdhui encore, arrivent régulièrement dans ce quartier de Paris des exilés chassés du Calaisis ou ayant échoué dans une énième tentative de se rendre en Angleterre. La fermeture du camp de Sangatte na rien résolu parce que ce nest évidemment pas son ouverture qui avait attiré les dizaines de milliers détrangers qui ont transité à Calais, mouvement qui dailleurs avait commencé bien avant que ne soit décidée la création du camp [3]. En rayant de la carte le camp de Sangatte, devenu un monument de visibilité pour ce quon voulait cacher, le gouvernement a mécaniquement renvoyé les exilés à la situation antérieure au camp. Mais, pour que ce retour à la case de départ ne saute pas immédiatement aux yeux, il sest efforcé et sefforce aujourdhui encore avec un succès relatif [4] de les disperser hors du Calaisis, dune part par un quadrillage policier extrêmement dense [5], dautre part en obligeant ceux qui désirent demander lasile à accepter un hébergement hors du Pas-de-Calais. Même si, au fur et à mesure que le temps passe, les nouveaux arrivants perdent progressivement la mémoire de Sangatte, ils sinscrivent néanmoins dans la même « filiation ». Car le camp na pas seulement hébergé des étrangers qui entendaient y faire une étape volontaire avant daller en Angleterre. Il a aussi servi dexutoire à toutes les polices dEurope à commencer par la française qui ne savaient comment se débarrasser détrangers issus de pays en crise et à la recherche du premier havre de paix venu. Les passeurs professionnels ne sont pas seuls à organiser des « filières » de migration ; la police aiguillait des exilés vers Sangatte lorsque Sangatte existait, elle les aiguille vers le quartier de la gare du Nord aujourdhui. En mars 2003, les premiers contacts se sont établis entre des militants français [6] et les exilés qui avaient commencé à se regrouper là vers le mois de janvier. Et, très vite, les effets de la même conjonction dinformations et de désinformation quà Sangatte sont apparus. Dans les premiers temps de lhistoire du collectif, tous ou presque disaient vouloir se rendre en Angleterre. Cest ce que proclament le plus souvent les nouveaux qui, chaque semaine, arrivent dans le Xe. Comment, disent-ils, solliciter lasile dans un pays qui nous impose de vivre à la rue ? Et de raconter quen Grande-Bretagne ou en Suède, en Norvège les conditions daccueil de leurs compatriotes sont bien meilleures. Difficile de savoir sils le croient vraiment ou non ; ils ne traitent pas de menteurs les soutiens du Collectif quand ils leur parlent des réalités de laccueil Outre-Manche. On dirait bien plutôt quils ne peuvent se résoudre à croire quil ny a pas, plus loin, un pays qui les accueille vraiment, enfin En tout cas, lexpérience du Collectif a, sur cet aspect, la force dune démonstration magistrale : dès lors que certains dentre eux ont pu être convenablement hébergés et que tous ont bénéficié dinformations sur les procédures et sur les taux de reconnaissance pourtant maigres de la qualité de réfugié en France, beaucoup dentre eux ont demandé lasile et chaque semaine dautres continuent à le faire. On se prend à songer à ce qui se serait produit sil en avait été de même à Sangatte où il y a eu moins de 200 demandes dasile pour 63 000 exilés ! si les pouvoirs publics et la Croix-Rouge navaient, par leur silence, constamment abandonné aux passeurs le soin de renseigner à leur manière les étrangers hébergés. À Satragne comme à Sangatte, laffichage de lindifférence et de lhostilité de la France amplifié par labsence de tout effort dinformation, qui laisse libre cours à linfluence des « mafias » tant vilipendées par les pouvoirs publics, constitue une véritable politique de dissuasion à demeurer sur place, et dincitation à poursuivre la route en direction des voisins européens. Dun côté, on prétend harmoniser lasile dans lUnion ; de lautre, on se refile entre partenaires les demandeurs dasile potentiels, tout en plaçant parfois des policiers sur leur chemin quand lhypocrisie devient si manifeste que les voisins sen aperçoivent. Du coup, on aboutit à faire sortir ces exilés du champ du droit dasile, et donc des obligations qui sont celles des États signataires de la Convention de Genève. Soit par le jeu des accords de Dublin, qui rendent responsables du traitement de la demande dasile le premier pays par lequel le demandeur est entré dans lespace Schengen, soit simplement parce quon décourage les postulants en ne leur manifestant aucun signe daccueil. En France, privés dhébergement, quils aient ou non demandé lasile, privés de droit au travail, ces exilés, qui sont encore indécis sur leur destination finale, sont également de fait privés de toute aide, en dehors des réseaux caritatifs (soupes populaires, hébergement durgence pour SDF, accès aux soins grâce à Médecins du Monde, etc.). Ils le sont dautant que laccès au statut de demandeur dasile est lui-même rendu plus quhasardeux du fait de la situation déplorable dans les services des étrangers de la plupart des préfectures, là où doit se faire normalement la première démarche administrative pour demander lasile. À Paris, on ne laisse arriver jusquaux guichets que 30 à 40 personnes par jour, pour 150 ou 200 personnes qui attendent chaque matin, dont une bonne part a dormi là depuis la veille. La relégation à lindigence est particulièrement efficace sur des exilés issus des classes moyennes. Comme cétait le cas à Sangatte, les exilés de Satragne pour lessentiel des hommes seuls âgés de 20 à 30 ans appartiennent majoritairement à des couches sociales économiquement plutôt favorisées. Ils ne supportent pas de vivre comme des sans-domicile fixe ni dêtre assimilés à eux. Beaucoup ont bénéficié détudes au moins secondaires. Certains profitent, par exemple, spontanément des équipements informatiques ou linguistiques du Centre Pompidou. Dautres disposent depuis longtemps dune adresse électronique. Tous veulent apprendre durgence la langue française. Ils courent avec gourmandise à toute manifestation spectaculaire dans Paris, sont émerveillés par le quartier de La Défense, par la Cité des sciences, et même par les libertés individuelles quand elles ne sont encore quun rêve (voir lencadré « Comme au Kurdistan »). Leur condamnation à la dégradation sociale explique largement leur errance indéfinie et lattrac-tivité, pour certains dentre eux, dune Angleterre ou dune Europe du Nord mythifiées en dépit de la réalité. Le concours de maltraitance à lencontre des persécutés auquel jouent les pays dEurope constitue une politique manifestement efficace, à léchelle de chaque nation, de dissuasion. Il sagit là du même processus que celui qui génère, partout en Europe, des camps. Mais cette mise en camp qui ne dit pas son nom fait léconomie des murs, des barbelés, et des personnels de surveillance qui dordinaire vont avec les camps. Le camp dans lequel se trouvent enfermés les exilés du Xe, et « avec » eux des milliers dautres, est un camp invisible, sauf pour celui qui le vit. Où lon est simplement privé de tout, et lobjet dun incessant harcèlement policier. Un camp invisible et aussi qui rend invisible, sauf quand le regroupement dun peu trop dexilés, voire lintérêt de « voisins », oblige à remarquer le phénomène Cette mise en camps-là a une efficacité limitée. Si elle réussit souvent à envoyer les exilés toujours plus loin, elle na que peu de chances datteindre lobjectif que daucuns, sans doute, lui assignent : freiner les velléités de départ des pays dorigine. Car, aux persécutions plus ou moins grandes qui expliquent ou justifient les demandes dasile des exilés en provenance de pays de ce type, sajoute une fréquente fascination pour la modernité, dont limportance paraît assez nouvelle. Les jeunes du square Alban-Satragne veulent vivre selon le modèle occidental dont les télévisions du monde entier vantent les vertus : ils ne veulent plus des mariages arrangés par leurs familles, plus du pouvoir arbitraire dautorités locales héréditaires, plus de la fixité sociale garantie par la tradition. Ni les ouvertures ni les fermetures de tous les Sangatte du monde, pas plus que le durcissement des politiques de lasile ne risquent de tarir lenvie de vivre des exilés de demain.
Notes[1] CADA : Centre daccueil pour demandeurs dasile. Le dispositif national daccueil (DNA) prévoit, outre les places en CADA, dautres formes dhébergement : AUDA (accueil durgence pour demandeurs dasile), CPH (centre provisoire dhébergement), hôtels. [2]« Un rapport de linspection des affaires sociales (IGAS) préconise une réforme complète de la politique dasile en France », Le Monde, 28 février 2002. [3] Voir, dans ce numéro, larticle p. 4. [4] Le Collectif de soutien d¹urgence aux réfugiés (CSUR) de Calais lançait encore, le 13 septembre 2003, un appel à laide en faveur de plus de 200 migrants dont des femmes et des enfants irakiens, afghans, soudanais, roumains, algériens, en errance dans le Calaisis. Pour tout contacts, lassociation La belle étoile, 18, rue Dampierre, 62100, Calais, et csur62@free.fr. [5] Voir, dans ce numéro, larticle p. 29. [6] Le « Collectif de soutien aux exilés du Xe arrondissement de Paris » a été créé en mars 2003. Il rassemble, aux côtés des exilés eux-mêmes, des habitants du quartier, des militants politiques élus ou non élus , et des militants associatifs. Pour tout contact : exiles10@rezo.net
Dernière mise à jour :
12-01-2004 13:18
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