|
|||||||||
| |||||||||
Plein Droit
Numéros Index En ligne Cahiers Notes juridiques Guides Notes pratiques Hors-collection Commandes Archives Photocopillage
|
Plein Droit n° 58,
décembre 2003 LEurope des campsClaire Rodier & Emmanuel Blanchard La mise à lécart détrangers, dont Sangatte est devenu le symbole, sest généralisé, ces dernières années, au point quon peut évoquer la construction dune « Europe des camps ». Par cette généralisation, ces camps perdent leur statut de réponse exceptionnelle pour devenir les instruments dune gestion de limmigration et de lasile dotés dune double fonction : lieux de relégation des indésirables, ils sont aussi et surtout, pour les Etats, une façon dafficher, sur un mode ostentatoire, leur volonté de maîtriser les flux migratoires. Dès son premier rapport de mission à Sangatte en 2000, le Gisti a utilisé le terme de « camp » pour désigner ce « non lieu pour des gens de non droit », selon la formule du directeur, Michel Derr. Le mot a choqué la Croix-Rouge française, qui sen était vu confier la gestion, ainsi que les pouvoirs publics. Les deux ont préféré parler de « centre ». Pourquoi, à la neutralité du centre, opposer le camp lourd de son cortège de symboles ? Parce que Sangatte, quoique atypique, a été le révélateur dun phénomène qui, depuis quelques années, tend à se répandre à léchelle de lEurope : la mise à lécart détrangers, par leur regroupement, quil soit forcé, induit ou même volontaire. Parce quen se généralisant, ces regroupements perdent leur statut de réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle (ainsi a-t-il pu en être dans le sud de lItalie à la fin des années quatre-vingt, lorsquil fallait improviser des solutions de fortune pour faire face aux premiers débarquements massifs de boat people albanais) mais se transforment en instruments, à part entière, dune gestion sinon dune politique de limmigration et de lasile par les Etats darrivée. Parce quen sinscrivant, à ce titre, dans une logique dont la légitimité nest pas démontrée de « maîtrise des flux » autrement dit de contrôle du déplacement des indésirables ces regroupements menacent la démocratie, comme à chaque fois que lexceptionnel devient la règle [1]. Quelques caractéristiques, rarement toutes réunies en un seul lieu, servent dindices pour tenter de recenser les différents types de « camps détrangers » que lEurope sème sur son sol ou à ses frontières : labsence de délit à lorigine de la mise à lécart, si ce nest le fait de se déplacer « indûment », cest-à-dire davoir franchi ou tenté de franchir une frontière sans respecter les règles imposées par les Etats ; lindétermination juridique, lorsque la décision de placement, les modalités du maintien, les garanties procé-durales ne sont pas encadrées juridiquement ; corrélée à cette indétermination juridique, lindétermination temporelle, lorsque les personnes ne connaissent pas la durée prévue pour leur maintien ; la dépersonnalisation, quand les détenus, pour des raisons pratiques (difficultés de prononciation et de rédaction des patronymes, trop grand nombre de maintenus ) ne sont plus désignés par leurs noms mais par des numéros, voire par des marquages sur la peau [2], ou lorsquils ne sont identifiés quen fonction dun groupe dappartenance, (la nationalité, la langue, la classe dâge ) ; les violences physiques, entre les gestionnaires/gardiens/policiers [3] et les détenus, ou entre les détenus eux-mêmes ; les violences morales, avec des brimades ou des humiliations par exemple les appels individuels ou collectifs lancés par haut-parleur, de jour comme de nuit, la privation de nourriture, la confiscation de biens personnels indispensables, la promiscuité imposée entre hommes et femmes, les injures racistes Autant de circonstances qui permettent de cerner une réalité toujours plus complexe, dont le point commun est la violation régulière et fonctionnelle, sinon délibérée, des droits fondamentaux que les Etats prétendent pourtant défendre. La première image quévoque le terme de « camp », cest celle dun lieu fermé, géographiquement identifié, et dévolu au placement détrangers. Cela va de la prison, comme en Allemagne et au Royaume-Uni, aux insulaires centres de rétention grecs improvisés dans des bâtiments de fortune au gré des naufrages et des arraisonnements dembarcations convoyant des migrants dans lAdriatique, des Centri di permanenza temporanea e assistenza italiens aux « zones dattente » françaises, des centres fermés pour demandeurs dasile en Belgique aux camps-tampons entre lUnion européenne et les régions dorigine des migrants quon trouve au Maroc, en Algérie, en Ukraine, ou encore à Malte. Mais sen tenir à cette définition du camp aurait pour effet docculter une large part de la réalité. Sur la base des critères quon a recensés, la diversité des dispositifs administratifs et des contraintes technico-humanitaires visant à regrouper des migrants invite, en écartant les discours humanitaires euphémisants et en choisissant daccorder toute leur importance aux objectifs de lUE en matière de politique migratoire et de contrôle des frontières, à dépasser la seule référence à lenfermement et à considérer comme des camps [4] lensemble des lieux de mise à distance des étrangers. La démarche implique de prendre en compte toutes les formes que celle-ci peut prendre, y compris les centres « ouverts » daccueil, de transit ou dhébergement dont la vocation apparente apporter une assistance et un toit masque mal le fait que leurs occupants, migrants et demandeurs dasile, ne disposent en général dautre choix que de sy retrouver. Nest-ce pas le cas lorsque, sinspirant des modèles allemands et belges, le gouvernement français songe à subordonner le versement dune allocation de survie aux demandeurs dasile et linstruction de leur requête à la condition quils acceptent dêtre placés dans des centres daccueil non choisis ? Sangatte, centre dhébergement ouvert ô combien, puisque près de 100 000 personnes lont librement quitté pour franchir la Manche trouve bien sa place dans cette typologie : le camp, autour et à lintérieur duquel régnait, sauf dans les semaines précédant sa fermeture, une relative libre circulation, a fonctionné sans aucune base légale pendant trois ans. Une des fonctions de Sangatte était bien la mise à lécart, pour les rendre invisibles, de ces étrangers. Mise à lécart physique, mise à lécart juridique aussi puisque aucun dentre eux, bien quils soient tous, et notoirement, en situation irrégulière, na été poursuivi sur ce fondement alors que la loi le prévoit. Cest lorsque cette invisibilité est devenue impossible, sous leffet conjugué de la pression des Britanniques et de lintérêt des médias, que les pouvoirs publics français ont décidé de mettre fin à Sangatte. Le raisonnement qui guide notre analyse des facteurs démergence des lieux où lEurope isole certains étrangers invite, à la lumière de la période « post-Sangatte », à une acception encore plus large de la notion de camp. Lerrance des exilés chassés du Pas-de-Calais et dispersés pour éviter la création de nouveaux abcès de fixation [5] ne symbolise-t-elle pas le caractère multiforme que peut prendre le concept de mise à lécart des étrangers par les sociétés européennes, sans quil soit besoin de barreaux ni de murs pour entraver leur circulation et leur légitime recherche dune terre daccueil ? Ne peut-on assimiler à une informelle « assignation à résidence » lobligation, pour des étrangers, de nêtre pas à un endroit où ils sont considérés comme gênants ? Quels que soient leurs contours physiques, les camps détrangers sont le dernier chaînon en date dune tradition séculaire de mise à lécart des indésirables, figure qui, depuis plus dun siècle, a souvent pris les traits de lexilé. Mais ce ne sont pas seulement des hommes ou les pratiques contestables des autorités que sont destinés à cacher les camps. Ce que révèlent les barbelés, réels ou virtuels, cest léchec de plusieurs décennies de politique européenne de contrôle des frontières qui, sans quaient jamais été remis en cause les présupposés sur lesquels elle est fondée, est lancée dans une course folle vers une répression toujours plus forte. Les camps sont un des dispositifs destinés à masquer limpensé de cette politique, qui sappuie sur des raisonnements non seulement liberticides mais erronés. Le refus dadmettre la liberté de circuler comme un droit fondamental et de reconnaître que, dans un monde inégalitaire et déchiré par les conflits, les motivations au départ seront toujours supérieures aux freins à larrivée, conduit lensemble des pays dEurope dans une impasse dont les camps sont la paradoxale issue. Car, alors que le respect des règles démocratiques et des droits fondamentaux des individus continue de sceller officiellement le pacte politique de ces sociétés, la politique de l« Europe forteresse » conduit à les bafouer quotidiennement. Les camps permettent de résoudre cette contradiction et de développer des pratiques liberticides, voire extralégales, loin du regard dune opinion publique démocratique censée ne pas pouvoir les admettre mais disposée à détourner le regard. Les camps révèlent encore une autre aporie : ces lieux de relégation contrôlée traduisent la dialectique entre la nécessité de cacher et la volonté de communiquer. Bien que limpuissance des Etats à atteindre leurs objectifs de régulation des flux migratoires soit patente, ils semploient à la déguiser et à donner lapparence dune action, en réalité moins efficace quostentatoire. Les camps participent de cette logique de spectacularisation du politique et, sur les questions migratoires, ils sont même en train den devenir un élément fondamental. La pierre angulaire du dispositif étant le refoulement des étrangers non admis au séjour [6], les camps, parce quils sont censés être le préalable à lexpulsion, peuvent donner lillusion que les pouvoirs publics atteignent leurs objectifs. Les camps sont surtout un support de communication idéal pour les gouvernements, dans le sens où lopacité et labsence de regard extérieur sur les réalités internes de ces lieux de mise à lécart leur permet de construire un discours non soumis aux aléas de la contradiction. Interdire lentrée des camps aux militants et aux associations constitue même une des activités principales de ceux qui en assurent la gestion tout en semployant à travestir la réalité. Alors que les fonctions manifestes de certains camps [les centres de rétention ont ainsi pour objectif officiel de rendre en pratique possibles les décisions judiciaires et administratives dexpulsion] sont parfois loin de donner satisfaction [7], les fondements de ces dispositifs ne sont jamais remis en cause. Il apparaît ainsi que les fonctions latentes du camp (objet communicationnel pour gouvernement dépourvu de pensée et daction politique) sont bien plus importantes que leur fonction officielle. Toujours partie prenante dune logique où les gouvernants ne peuvent, ni ne veulent vraiment, atteindre les objectifs quils proclament, les camps nont pas pour véritable but dempêcher les projets et les trajectoires migratoires des candidats au séjour en Europe mais plutôt de les freiner, voire de les réorienter. Limmense majorité des migrants passés à un moment ou à un autre dans un camp réussit, sinon toujours à simplanter durablement en Europe, du moins à contrecarrer les projets (les refouler, les expulser ) des administrations qui organisent leur rétention. Linfluence du transit par le camp porte ainsi moins sur la finalité que sur les modalités des parcours. Les camps jouent alors le rôle de sas pour marquer officiellement les conditions de domination et de négation des droits qui seront la caractéristique principale de lexistence de ces migrants en Europe. La comparaison avec le sas (cest par exemple ainsi quon peut définir les zones dattente françaises, ou encore Ceuta et Melilla, ces enclaves espagnoles au Maroc ou viennent sembouteiller des migrants maghrébins et sub-sahariens) permet de relativement bien cerner la fonction de ces camps. Ce sont des lieux dorganisation du passage entre deux pays, un temps de latence où vont être remodelés les désirs, les attentes, les dispositions des candidats au séjour. Il sagit aussi dun moment privilégié de socialisation aux pratiques policières et administratives autour desquelles devra sorganiser la vie des migrants. Le fait quil est impossible de prouver que les zones dattente découragent les supposés « faux demandeurs dasile », ou que les centres de rétention naméliorent pas sensiblement leffectivité des décisions de reconduite à la frontière, ne doit pas conduire à conclure que ces dispositifs sont inutiles. Ils remplissent une fonction latente non négligeable : celle de préparer leurs occupants à la vie de clandestin. Pour la plupart des individus retenus, le camp est ainsi le lieu de passage dune existence administrative reconnue, une « existence de papier » à une existence de « sans-papiers ». Des destins de « sans-papiers »La condition de sans-papiers est avant tout marquée par la négation des droits fondamentaux. Lénergie mise à entraver laccès des migrants à linformation juridique la plus élémentaire révèle lintention de les nier comme individus porteurs de droits. Lanalyse des situations vécues dans certains camps de réfugiés en Afrique [8] où se multiplient exactions et abus à lencontre des réfugiés [9] les plus démunis illustre bien, même si les situations sont différentes, lentreprise quasi systématique de déshumanisation des migrants que constitue le passage forcé par le camp. Certes, elle ne sappuie pas prioritairement sur lutilisation de la violence et ne vise pas toujours à lélimination physique des personnes [10]. Ce sont souvent des logiques administratives de négation de lidentité et des droits qui sont à luvre, dans le but de rappeler aux candidats à lexil leur destin de sans-papiers soumis aux aléas et au caractère arbitraire des décisions de la police, de ladministration, de lemployeur Dénoncer lEurope des campsLexistence avérée dune Europe des camps et le déni des droits fondamentaux des étrangers ne doit pas conduire à penser que lhistoire se répète, non plus quà surestimer la puissance des pouvoirs administratifs et politiques à lorigine de cette entreprise protéiforme denfermement. Plus que de la résurgence dun pouvoir politique autoritaire, les camps sont le symptôme de limpuissance des Etats à réguler les flux migratoires et de leur soumission à la logique de la politique spectacle et communi-cationnelle. En ce sens, la dénonciation de lEurope des camps est un combat quil faut mener non seulement sur le terrain de la défense des droits mais aussi sur le terrain du discours, avec ses images et son vocabulaire. Lutter contre leuphémisation et faire connaître la réalité des camps détrangers en Europe, cest se donner le pouvoir de faire évoluer des systèmes qui ne pourront plus se cacher derrière le rideau de fumée du devoir humanitaire, notamment invoqué lors de louverture du camp de Sangatte ou de lintroduction de la Croix-Rouge française dans la zone dattente de Roissy-Charles de Gaulle [11]. Il faut imposer la pluralité des discours sur une réalité dont les représentations sont pour linstant dictées par ceux-là seuls qui ont pensé et mis en place ces lieux denfermement. Cest aussi une façon de réinscrire les politiques migratoires, dont les camps font partie intégrante, dans le cadre dun débat démocratique et raisonné auquel, pour linstant, elles échappent.
Notes[1] Giorgio Agamben, LEtat dexception, Paris, Seuil, 2003. [2] Au début des années 90, la police de lair et des frontières avait « tatoué » à lencre indélébile un groupe de Chinois maintenus à la zone dattente de Roissy-Charles de Gaulle, alléguant que ces étrangers cherchaient à échapper aux poursuites en échangeant volontairement leurs identités. [3] ANAFE, violences policières en zones dattente, mars 2003 (format PDF, 324 Ko) [4] La définition du camp quon trouve dans Le petit Robert ne fait dailleurs pas référence à lenfermement : « Zone dhabitations sommaires édifiées pour une population qui fait lobjet dune ségrégation ». [5] Voir dans ce numéro, larticle p. 33. [6] Cest notamment une affirmation récurrente de Nicolas Sarkozy pour qui la crédibilité dune politique dimmigration se joue avant tout sur la possibilité de refouler les non-admis. Au niveau européen, cet impératif daugmentation des reconduites à la frontière est aussi une obsession (cf. négociations daccords de réadmission avec les pays tiers, proposition de décision sur les charters...). [7] Les taux effectifs de reconduite sont faibles (moins de 20 % selon le ministère de lintérieur) et naugmentent pas avec lallongement de la durée de rétention. Limmense majorité des expulsions a en effet lieu pendant les six premiers jours de rétention (Source : CIMADE, La Cimade contre lallongement de la durée de la rétention administrative, format PDF, 222 Ko). [8] Michel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002. [9] Suite au scandale causé par la dénonciation des abus sexuels commis par des salariés dassociations humanitaires dans les camps de réfugiés de Tanzanie notamment, le HCR dans ses nouveaux Principes directeurs pour la prévention et lintervention, présenté ce 19 septembre, accorde ainsi une grande place à la prévention de la violence sexuelle contre les réfugiés. [10] Même si, en décembre 2002 et janvier 2003, deux étrangers sont morts à Roissy au cours de tentatives dexpulsions forcées, quen Italie le ministre Bossi na pas hésité à affirmer quil fallait faire couler les bateaux transportant des candidats à limmigration illégale (v. notamment , « Lapplication de la loi Bossi au canon », lHumanité, 17 juin 2003), et que le réseau UNITED évalue à quatre mille le nombre de personnes ayant trouvé la mort depuis dix ans en essayant de traverser les frontières menant vers lEurope. [11] Depuis le 6 octobre 2003.
Dernière mise à jour :
12-01-2004 15:37
. |