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Les « oubliés »
de la Constitution européenne
ÉDITO
Que les vingt-cinq pays membres de la future Union européenne
élargie ne soient pas parvenus à un accord sur la Constitution
ne changera pas grand-chose pour les éternels oubliés
de la construction européenne : les quelque vingt millions
de personnes qui nont pas plus leur place dans l« autre
Europe pour une autre mondialisation » défendue par
Daniel Cohn-Bendit
et Alain Lipietz (Le Monde, 19 septembre 2003) quils
ne sont pris en compte dans la critique du « projet inacceptable »
dénoncé par Y. Salesse (Le Monde, 26 septembre 2003).
On veut parler des « ressortissants dÉtats tiers »
selon la formule en usage dans les textes européens, femmes et
hommes installés parfois de très longue date dans les
États membres de lUnion européenne dont ils contribuent
à la prospérité.
De même que la France, malgré des promesses datant de
plus de vingt ans, a exclu les immigrés de toute participation
à la vie politique, de même lEurope les a-t-elle
délibérément tenus à lécart
des avancées qui, pour ceux qui ont la nationalité dun
des États membres, ont jalonné sa construction. On pourrait
même dire quà chaque étape, ces avancées
ont creusé le fossé entre les premiers et les seconds.
Ainsi, lActe unique, qui a révisé le traité
de Rome en 1986, en prévoyant la libre circulation des « personnes »
au lieu des travailleurs jusqualors seuls pris en considération
sous-entendait-il que nétaient pas vraiment des
« personnes » les résidents étrangers,
obligés de montrer patte blanche et papiers à chaque passage
de frontière. Ainsi, le traité de Maastricht de 1992,
en instaurant la citoyenneté européenne réservée
aux nationaux des pays membres de lUnion, a-t-il souligné
par labsurde la discrimination institutionnalisée, à
léchelon dune commune, entre le Marocain ou le Sénégalais
insérés depuis quinze ans dans le tissu associatif sans
pouvoir voter, et lAllemand ou le Grec qui, à peine installés,
ont accès aux urnes. Ainsi encore, la Charte des droits fondamentaux,
adoptée en 2000 à Nice, en énonçant que
« lUnion place la personne au cur de son action
en instituant la citoyenneté européenne »,
est-elle venue rappeler, en creux, que la place des non citoyens est
à sa périphérie
Certes, quelques mois après
lentrée en vigueur du traité dAmsterdam en
1999, les chefs dÉtat et de gouvernement des Quinze se
sont prononcés en faveur d« un traitement
équitable pour les ressortissants de pays tiers »
fondé sur la libre circulation et lintégration de
ceux qui résident légalement dans lUnion. Mais aucun
effort concret nest venu donner de contenu à ce vu
pieux, bien au contraire.
Car alors quune avalanche de mesures ont été prises
par lUnion pour lutter contre limmigration clandestine (fichier
Eurodac, corps de garde frontières européens, sanctions
pour les transporteurs, accords de réadmission
), qui ont
en général pour principal effet dentraver laccès
aux pays européens des réfugiés en quête
de protection, presque rien na été fait dans le
domaine de lintégration des résidents étrangers.
A ce jour, le seul texte adopté est une directive relative au
regroupement familial des étrangers, censée garantir lexercice
de ce droit qualifié par la Commission européenne de « moyen
dintégration incontournable ». Mais, après
trois ans de négociations entre les Quinze, le résultat,
patchwork de compromis et dégoïsmes nationaux, est
aux antipodes de lobjectif initial : en multipliant conditions
et obstacles à la venue des familles, la directive concourra
probablement
à encourager limmigration illégale
de celles et ceux qui ne pourront légalement rejoindre leurs
proches. Au point que le Parlement européen envisage ce
serait une première den demander lannulation
devant la Cour de Justice de Luxembourg pour violation de plusieurs
droits fondamentaux.
Dans les exemples illustrant le « bricolage institutionnel »
qui, selon lui, caractérisent le projet de Constitution dont
il est un des opposants, Jean-Pierre Chevènement (Libération,
22 octobre 2003) oublie de citer est-ce un hasard ?
le mode délaboration des lois de lUnion sur
lasile et limmigration. Le traité dAmsterdam,
supposé, en transférant ces matières dans le « pilier »
communautaire, faciliter la définition dune politique concertée
sur la base de normes contraignantes, avait, par une série de
dérogations, pérennisé le statut dexception
traditionnellement assigné aux étrangers, instaurant ainsi
une communautarisation « au rabais ».
Le projet proposé par la Convention de Valéry Giscard
dEstaing, sil renforce le rôle de la Cour de Luxembourg
et du Parlement européen, est loin de lever tous les écueils
dAmsterdam. Dépassant largement le cadre dans lequel devrait
sinscrire une loi fondamentale, il constitutionnalise, sans que
personne ny trouve rien à redire, ce qui relève
plus de la méthode non éprouvée de
gestion des flux migratoires. Cest ainsi quil ouvre la porte
à la fixation, par les États membres, de quotas dimmigration,
alors que, dans une toute récente communication (juin 2003),
la Commission européenne estimait « illusoire de
croire que lon pourra(it) pronostiquer avec précision les
futurs besoins du marché de lemploi par secteur et par
profession ».
De même, alors que le projet de Constitution prévoit que
lUnion peut conclure avec des pays tiers des accords visant à
la réadmission des étrangers en situation irrégulière,
plusieurs ministres de lintérieur, rassemblés à
La Baule dans un auto-proclamé « groupe des cinq »
consacré à la lutte contre limmigration clandestine
et le terrorisme, contestent lefficacité des négociations
menées jusquà présent et se proposent de
jouer cavaliers seuls dans le domaine (Le Monde, 22 octobre 2003).
Ces regroupements conjoncturels de quelques États, destinés
à alléger les processus décisionnels, mettent à
mal la solidarité communautaire en privilégiant les stratégies
dalliance au détriment de la concertation. Cest ainsi
que Tony Blair, voyant rejeté par le sommet européen de
Thessalonique de juin son projet de « camps externalisés »
pour le traitement des procédures dasile, a annoncé
son intention de mener quand même son expérience, avec
quelques partenaires seulement. Mais ces regroupements sont en outre
lourds de conséquences sur la transparence et le respect des
droits fondamentaux. Car lorsque, dans la plus grande opacité,
des patrouilles maritimes communes de quatre pays de lUnion sillonnent
la Méditerranée, sous le poétique nom d« opération
Ulysse », afin darraisonner les embarcations susceptibles
de transporter des migrants illégaux et de les reconduire sous
escorte à leur port de départ, comme cela a été
le cas au début de lannée, aucune procédure
nest prévue pour garantir lapplication de la protection
due aux réfugiés à légard de ceux
des boat people qui pourraient y prétendre. Cette méthode
dite de « coopération opérationnelle »,
qui permet déchapper en grande partie aux règles
du contrôle démocratique, le projet de Constitution la
consacre pourtant.
Apparemment, il ny a pas là de quoi émouvoir partisans
ni adversaires de la Constitution : les premiers ne disent mot
de ce grave déficit démocratique, à limage
dElisabeth Guigou qui, analysant le contenu du texte, le juge
« très insuffisant sur léconomie et
le social » mais estime que « cest
bon pour la défense et lintérieur »
(Le Monde, 11 octobre 2003). Quant à ceux qui, à
linstar de J-P. Chevènement, contestent le projet constitutionnel
dans son ensemble, ils sont en général favorables aux
systèmes de coopération renforcée qui associent
de façon privilégiée deux ou trois États
membres.
Faut-il regretter léchec des négociations au sommet
de Bruxelles, qui renvoie sine die la discussion sur la Constitution ?
Certes, D. Cohn-Bendit et A. Lipietz nous invitaient à
applaudir la possibilité quelle offrait aux « citoyens
dEurope, sur pétition dun million de signatures,
[de] proposer une loi ». Mais le dispositif ne
relève-t-il pas du leurre, lorsque cest en dehors du processus
législatif quest décidée une bonne partie
des mesures qui touchent, à travers le traitement de limmigration
par lUnion, aux droits fondamentaux. Et sa légitimité
nest-elle pas à lavance contestable tant que la citoyenneté
ne sera pas reconnue, toutes nationalités confondues, à
celles et ceux qui en y vivant, en y travaillant, en y ayant des enfants,
en y vieillissant, sont européens parce quils font lEurope
?
Dernière mise à jour :
12-01-2004 10:48
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