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Plein Droit
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Plein Droit n° 58,
décembre 2003 Bricolages administratifsMarie Hénocq Bien quil soit courant que le droit des étrangers soit appliqué avec un certain laxisme, voire ne soit pas appliqué du tout, la multiplication des détournements de procédures auxquels a donné lieu la fermeture du centre de Sangatte a atteint des sommets de manipulation des textes et parfois aussi des individus. Toutes les manuvres de dissuasion mises en uvre par ladministration nont eu quun effet, et probablement un seul objectif : ôter au problème sa visibilité. Le Pas-de-Calais nest assurément pas le département français où le droit des étrangers est le mieux appliqué. Certes, dans un premier temps, cette non application de la loi a été favorable aux migrants qui traversaient lEurope, du Sud vers le Nord, pour venir tenter de franchir la Manche aux alentours de Calais. Étant donné lampleur des désordres dans leurs pays dorigine, les autorités françaises se sont longtemps refusées à sanctionner le séjour irrégulier par des arrêtés de reconduite à la frontière, ces actes devant nécessairement fixer un pays de destination de retour. Cest ainsi que, alors même quils nentamaient aucune démarche pour tenter de régulariser leur situation sur le sol français, les exilés transitant par le Pas-de-Calais ont joui, pendant plusieurs années, dune « immunité administrative ». Dès son arrivée au gouvernement, lactuel ministre de lintérieur, Nicolas Sarkozy, a voulu mettre fin à cette situation de non droit : les lois de la République devaient sappliquer à Sangatte. « Les ressortissants concernés sont en situation irrégulière sur le territoire français dès lors quils refusent de demander lasile » [1]. Faut-il rappeler que le gouvernement précédent avait soigneusement entretenu les fausses idées sur le caractère plus attractif du statut du demandeur dasile en Grande-Bretagne en bloquant toute information sur laccès au statut en France ? Dès lors quil était déclaré que le droit devait revenir dans le Pas-de-Calais, des procédures pour le moins surprenantes sont apparues. Dans Calais et tout autour du centre de Sangatte, le déploiement de forces de police est devenu impressionnant. Chaque jour, des étrangers se faisaient interpeller en nombre, lissue de ces interpellations étant totalement aléatoire. Invariablement, les personnes interpellées étaient emmenées en garde à vue au commissariat de police de Coquelles. Les locaux du commissariat étant communs avec ceux du centre de rétention administrative de lépoque, la confusion était grande dans les rues de Calais où lon disait : « ils ont été emmenés en rétention ». En réalité, les étrangers interpellés autour de Sangatte après la fermeture du centre nont jamais été placés dans le centre de rétention. À la sortie de leur garde à vue, ils se sont vu remettre soit un arrêté de reconduite à la frontière, soit un « sauf-conduit », soit encore une invitation à quitter le territoire. Or, aucun de ces trois actes naurait dû sappliquer à la situation. Larrêté de reconduite à la frontière, comme son nom lindique, est une mesure déloignement forcé du territoire français. Mais la préfecture du Pas-de-Calais nayant pas lintention de renvoyer hors de France les étrangers interpellés, la notification de tels arrêtés na généralement pas été suivie dun placement en rétention administrative. Un sauf-conduit illégalLe sauf-conduit, quant à lui, est en principe remis aux étrangers qui, à lentrée sur le territoire, sont placés en zone dattente et dont le maintien nest pas prolongé. Certains de ceux délivrés jusquà ces derniers mois dans le Pas-de-Calais comportent la mention : « ne doit pas se trouver à 60 km du littoral dans les 48 heures suivant la notification ». Cette interdiction partielle du territoire renforce le caractère illégal de ces documents. La mention nest pas anodine car certains étrangers interpellés à nouveau dans la zone « interdite » se voient par la suite retirer le fameux document en garde à vue et notifier en lieu et place un arrêté de reconduite à la frontière. Larrêté précise, dans ses motifs, que létranger démontre, par sa présence dans la zone indiquée, sa volonté de se rendre en Grande-Bretagne et renonce ainsi à sa demande de protection par lÉtat français. On peut dès lors se demander si cette zone (les 60 km du littoral) appartient toujours au territoire français ou si elle est considérée de fait comme faisant partie de lAngleterre. Le juge administratif a annulé à plusieurs reprises des arrêtés de reconduite à la frontière ainsi motivés. Linvitation à quitter le territoire, enfin, est prévue par la législation comme une mesure accompagnant une décision préfectorale de refus de séjour suite à une demande de titre. Elle a une durée dun mois. Or, les invitations à quitter le territoire délivrées autour de Sangatte à lissue de la garde à vue ne font suite à aucune procédure de demande dadmission au séjour, et leur durée, variable, ne dépasse parfois pas quarante-huit heures. Outre le caractère inadapté de ces différentes mesures, le choix fait par ladministration de notifier lune plus que lautre manque pour le moins de clarté. Interrogé lan passé sur ces pratiques lors dune rencontre informelle sur la place de la mairie [2], le sous-préfet de Calais avait apporté quelques éléments dexplication. Il a tout dabord confirmé que toutes ces notifications avaient un seul et unique objectif : « signifier officiellement » aux migrants « non éloignables » quils étaient en situation irrégulière. La désinformation qui régnait à lépoque autour du centre de Sangatte et qui était soigneusement entretenue par les passeurs, les avait en effet empêchés de sen rendre compte. Quant au choix entre les différentes mesures, le sous-préfet la justifié par le fait que « seule la procédure de notification darrêtés de reconduite à la frontière garantit la présence dun interprète ». Il précisait cependant que ladministration navait « jamais eu lintention dexécuter ces APRF ». Mais alors pourquoi ne pas notifier uniquement des invitations à quitter le territoire qui présentent lavantage de ne pas être contraignantes ? « [La sous-préfecture] le fait parfois, quand il ny a pas de traducteur disponible » Le souci dune information officielle des étrangers sur leur situation montrait donc vite ses limites, et seule est évidente la dimension dissuasive de ces mesures. A lissue des gardes à vue, dans les mois qui ont suivi la fermeture du centre, nombre détrangers ont raconté quils avaient été remis en liberté à plusieurs kilomètres du commissariat, hors de Calais, à Saint-Omer ou ailleurs. Mais ils revenaient à Sangatte à pied et, sur le chemin, déchiraient indistinctement arrêté de reconduite à la frontière, sauf-conduit ou invitation à quitter le territoire Décisions administratives déchirées, absence de documents didentité, identités déclarées multiples, retour à pied après un éloignement forcé de la zone trop proche du littoral les services de police ont cherché comment « identifier » les migrants autour de Sangatte, une fois le centre fermé, pour savoir combien ils étaient, et éviter les interpellations répétitives. Marquage indélébileUne pratique pour le moins choquante est alors apparue durant plusieurs mois : au cours de la garde à vue, les étrangers étaient « marqués » dun numéro à même la peau au moyen dun feutre indélébile, ou encore il leur était remis un bracelet portant le numéro de la mesure notifiée. Si, par la suite, ils étaient à nouveau interpellés, ils montraient à la police leur avant-bras ou leur bracelet pour éviter une nouvelle garde à vue Ces « marques » ne les protégeaient pas, en revanche, contre les interventions policières pour « disperser » les groupes de personnes aux abords de Calais : plusieurs étrangers témoignent qualors quils étaient en train de se réchauffer, ils ont été « embarqués » et emmenés hors de la ville. Laccès à la procédure de demande dasile restant quasiment lettre morte dans le département [3], un dispositif artisanal a vu le jour le 15 novembre 2002 : suite à la fermeture du centre de Sangatte, un « comité de pilotage » sest réuni à la mairie de Calais, composé du sous-préfet de Boulogne (le sous-préfet de Calais qui suit la question était excusé), du maire de Calais et de quelques représentants dassociations membres du collectif Csur choisis par la sous-préfecture. Les associations ont rappelé la nécessité de rendre possible le dépôt des demandes dasile à la sous-préfecture de Calais. Cest pourtant un tout autre dispositif qui leur a été présenté. Un autocar mis à disposition par lÉtat se trouverait sur la place de la mairie de Calais tous les jours entre 14 et 18 heures. Il aurait vocation à emmener en fin de journée les étrangers décidés à déposer une demande dasile en France, ainsi que ceux qui désiraient être hébergés sans demander lasile, dans des centres daccueil de demandeurs dasile (CADA) quelque part sur le territoire français. Les agents de la police aux frontières, pour leur part, interviendraient pour établir des « documents de type sauf-conduit » et abroger les anciens arrêtés de reconduite à la frontière de ces candidats. À côté de lautocar, les associations seraient en charge dinformer les étrangers sur ce système. Elles seraient destinataires chaque jour de la liste des endroits où avaient été emmenés les étrangers. Parallèlement serait (enfin ?) distribué un document officiel informatif sur les procédures légales dasile en France. Ladministration était donc prête à faire beaucoup mais pas à faciliter le dépôt des demandes dasile dans le département. Proposer un hébergement à des personnes qui dorment le plus souvent dehors ressemble à un chantage à la demande dasile. Les intéressés ne savent dailleurs pas où se trouve ce fameux hébergement quon leur propose. Bien entendu, la préfecture compétente pour enregistrer la demande dasile est celle du département du lieu dhébergement. Violant le principe selon lequel une demande dasile doit être déposée auprès de la préfecture la plus proche du lieu où létranger manifeste sa volonté, ce dispositif organise la délocalisation des demandes dasile. Il a surtout permis de contribuer à léparpillement des migrants que lon ne veut plus voir dans le Pas-de-Calais. Il est intéressant de noter au passage que la police, à Paris et sans doute ailleurs, dit à certains exilés que sils veulent être hébergés, ils nont quà aller à Calais, doù on les enverra dans un foyer quelque part en France ! Tous ces « signaux forts » nont pas suffi à inciter les candidats au passage en Angleterre à quitter la région. Le ministère a pris, le 13 décembre 2002, deux télégrammes : lun adressé au préfet du Pas-de-Calais, lautre à lensemble des préfets et au préfet de police, tous deux intitulés « Éloignement des étrangers en séjour irrégulier non éloignables (sic) présents aux abords de Sangatte » (voir reproduction - pdf, 223 ko). Au préfet du Pas-de-Calais, le ministre de lintérieur demandait de prendre, en cas dinterpellation, « un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière et une décision de maintien en rétention administrative » (une nouveauté puisque, comme on la vu, autour de Sangatte ces étrangers « non éloignables » ne passaient jamais en rétention). Les personnes retenues devaient ensuite être « réparties » par la police aux frontières dans les centres de rétention de la « totalité du territoire métropolitain ». Enfin, il appartenait à ce même préfet de veiller « à ce que la préfecture dont relève le centre de rétention dans lequel létranger [était] retenu » soit en mesure dassigner ces derniers à résidence dans leur département « dans les plus brefs délais et de toute façon avant lexpiration des 48 premières heures ». Aux préfets du reste du territoire, le ministre précisait que les arrêtés dassignation à résidence devaient donner « ladresse dun lieu daccueil adapté (CHRS notamment) afin que puisse être pris en charge chacun des aspects de la situation de létranger (sanitaire, social, juridique) ». Il terminait ainsi : « le but de ces assignations à résidence étant de différer lorganisation matérielle de la reconduite jusquà ce quelle soit formellement possible ». Des assignations à résidence qui ont parfois eu un caractère curieux : on a ainsi vu des étrangers assignés à résider au foyer « la Mie de Pain » à Paris à une date postérieure à la fermeture de ce lieu, qui nouvre que lhiver ! En dernier recours, donc, la rétention administrative, mesure de privation de liberté légalement prévue pour le temps strictement nécessaire à léloignement dun étranger, a été utilisée pour vider le Pas-de-Calais des étrangers indésirables. Il sagit dun véritable détournement de procédure [4] orchestré depuis le ministère de lintérieur puisque les arrêtés de placement en rétention pris par le préfet dArras nont pas pour but dorganiser le départ détrangers « non éloignables ». Dune manière générale, les personnes placées en rétention le sont généralement à proximité de la préfecture qui a prononcé la mesure déloignement. Mais, aucun texte ne fixant de règle pour la répartition géographique des étrangers dans les lieux de rétention, on a pu voir, entre le 13 et le 19 décembre 2002 par exemple, une cinquantaine de Kurdes irakiens interpellés dans le Pas-de-Calais transiter dans cinq centres de rétention de la région parisienne avant dêtre envoyés dans des foyers à Paris, Nanterre, Carrières-sous-Poissy, Saint-Germain en Laye, Mantes-la-Jolie, Le Bourget, la Rochette où des places avaient miraculeusement été trouvées. Tous ont été assignés à résidence par les préfectures de Versailles, Nanterre, Bobigny, Melun et la préfecture de police de Paris dans ces communes moins de 48 heures après la notification de la décision de placement en rétention, conformément à la lettre du télégramme ministériel. Certains ne sont même pas restés une heure au centre de rétention de Vincennes. A la mi-janvier 2003, ce sont environ 150 « étrangers en séjour irrégulier non éloignables » qui ont été ainsi assignés à résidence. Pourquoi un tel empressement ? Si les quarante-huit premières heures de rétention administrative sont prononcées par le préfet, le juge des libertés et de la détention, garant des libertés individuelles, intervient à lissue de cette période pour vérifier le bien-fondé de la privation de liberté. La ficelle étant un peu grosse, le ministère craignait lannulation de la procédure par le juge judiciaire ou, à tout le moins, le refus de prolongation de la rétention et donc le retour dans la nature de ces migrants si soigneusement éloignés de Calais. Alors quassignés à résidence par ladministration avant cette audience, ils risquaient une peine de prison en cas de non respect de linterdiction qui leur était faite de sortir de leur nouveau département daccueil. Pour deux dentre eux, dailleurs, cette menace nest pas restée virtuelle : revenus à Calais et à nouveau interpellés, ils ont été condamnés à trois mois de prison ferme [5]. Le dispositif, qui a mobilisé lensemble des préfectures du territoire, nen a pas pour autant réglé le sort des intéressés : assignés à résidence pour une durée illimitée, ils ne se sont pas vu accorder dautorisation de travailler. Le centre de Sangatte fermé, les procédures de dissuasion nont pas toutes cessé, et des réfugiés continuent de traverser lEurope entière pour passer cette frontière « infranchissable ».
Notes[1] Réponse du ministre de lintérieur à la présidente du Gisti en date du 27 novembre 2002. [2] Visite à Calais les 15 et 16 novembre 2002 dans le cadre de permanences inter-associatives dinformation des migrants qui se tenaient dans un camion installé sur la place de la mairie. [3] Des témoignages de résidents du centre de Sangatte concordent : ils ont formulé une demande dasile auprès des autorités françaises lors dinterpellations et nont jamais eu de nouvelles par la suite ; leurs demandes nont simplement pas été enregistrées. Pour les demandes spontanées à la préfecture, un problème de taille na jamais été réglé : la préfecture territorialement compétente est celle dArras, à plus de cent kilomètres de Calais ; les étrangers nont pas de moyen de transport pour sy rendre ; les autorités ont toujours refusé de reconnaître cette compétence à la sous-préfecture de Calais alors que rien ne sy opposait légalement. [4] Voir Le Monde du 21 décembre 2002. [5] Voir Libération du 14 janvier 2003.
Dernière mise à jour :
12-01-2004 14:07
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