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Plein Droit n° 57,
juin 2003
« Une Europe du rejet » L'« intégration » mise aux
oubliettes
Claire Rodier
Juriste, permanente au Gisti
Du conseil de Tampere, en 1999, à celui de Séville,
en 2002, la volonté affichée par l'Union européenne
de se doter d'outils communs pour organiser sa politique migratoire
et mieux intégrer les ressortissants des pays tiers s'est progressivement
effacée au profit de la lutte contre l'immigration clandestine.
Qu'il s'agisse du principe de non-discrimination, de la citoyenneté
européenne ou du droit au séjour, le bilan de ces quatre
années est consternant et augure mal des capacités de
l'Europe élargie à mettre en uvre une réelle
politique d'intégration de ceux qui restent des étrangers.
Lorsque Antonio Vitorino, le commissaire européen
chargé des questions d'immigration, définit, comme il
l'a fait devant les députés français en novembre
2002, l'intégration comme « un sentiment d'appartenance
et d'acceptation, l'impression de faire partie de la société »,
il oublie qu'intégrer suppose aussi un mouvement d'un ensemble
vers un élément, et pas seulement l'inverse. En ne se
plaçant que du point de vue de l'élément et non
de celui de l'ensemble - ici la société - il s'inscrit
dans la même logique que le gouvernement français qui,
en soumettant les étrangers à un « contrat »,
s'apprête à faire de l'intégration la condition
pour avoir le droit de rester en France[1].
C'est ce concept ambigu d'intégration que le même Antonio
Vitorino désigne comme le « principal défi
de la politique commune d'immigration ». Le conseil de
Tampere de 1999 dont les conclusions constituent le point de départ
du travail de mise en commun des politiques d'asile et d'immigration
et qui sert encore de référence (même s'il y a tout
lieu de penser qu'elles ne seraient plus rédigées de la
même façon aujourd'hui) mentionne qu'« il
convient de mettre en place une approche commune pour assurer l'intégration
dans nos sociétés des ressortissants de pays tiers résidant
légalement dans l'Union ». Les objectifs alors
définis sont : 1) « favoriser la non discrimination
dans la vie économique, sociale et culturelle [et mettre en place
des] mesures de lutte contre le racisme et la xénophobie »
; 2) rapprocher le statut des ressortissants des pays tiers de celui
des ressortissants des États membres, avec une attention spéciale
consacrée à la situation des ressortissants d'Etats tiers
durablement installés dans l'Union ; 3) faire en sorte qu'« une
personne résidant légalement dans un État membre
[se voie] octroyer (
) un ensemble de droits aussi proches que
possible de ceux dont jouissent les citoyens de l'UE, par exemple droit
de résider, d'étudier, de travailler (
) ainsi que
l'application du principe de non discrimination par rapport aux citoyens
de l'Etat de résidence ». Le Conseil de Tampere
a également évoqué « l'objectif d'offrir
aux ressortissants de pays tiers résidant légalement depuis
longtemps dans l'Union la possibilité d'acquérir la nationalité
de État membre dans lequel ils résident ».
Après les interventions précédentes consacrées
à l'asile et aux frontières, nous arrivons au troisième
volet du programme de communautarisation tel qu'il a été
défini à Tampere. Le volet qui a pu laisser penser que
l'Union européenne, en décidant de se doter d'outils communs
pour organiser sa politique migratoire, se voulait une terre accueillante
pour les millions de migrants ayant depuis des décennies contribué
à sa prospérité.
De Tampere à Séville : la régression
Mais les objectifs de Tampere ont fait long feu. Il suffit pour s'en
persuader de comparer les trois étapes principales qui jalonnent
ce programme, c'est-à-dire ce conseil européen de Tampere
en 1999, celui de Laeken en 2001 et celui de Séville en 2002.
La seule lecture des conclusions de ces rencontres fait apparaître
que la dimension « intégration », qui avait
considérablement diminué dans les conclusions de Laeken
(où il n'est plus fait mention que de l'établissement
de « programmes spécifiques en matière de
lutte contre la discrimination et le racisme »), avait
presque complètement disparu dans celles de Séville, essentiellement
consacrées à la lutte contre l'immigration clandestine.
Evolution tout à fait perceptible dès lors que l'on s'attache
à recenser les avancées concrètes dans ce domaine,
qui touche les étrangers résidant ou ayant vocation à
résider dans l'Union : le bilan est bien maigre.
Les conclusions de Tampere offrent une trame à partir de laquelle
nous pouvons dresser le bilan de ce qui a été réalisé
au cours de ces quatre années, en déclinant les trois
composantes de la notion d'intégration qu'on vient d'énumérer.
La première d'entre elles, l'égalité de traitement
et le principe de non discrimination, est inscrite dans le traité
d'Amsterdam qui a octroyé, en 1997, à la Communauté
européenne compétence pour prendre les mesures nécessaires
afin de combattre « toute discrimination fondée
sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions,
un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle ».
Cette nouvelle compétence a permis l'adoption, en 2000, de deux
directives (les « lois » européennes, qui
doivent obligatoirement être transposées dans le droit
national des États membres) l'une mettant en uvre l'égalité
de traitement sans distinction de race ou d'origine ethnique, l'autre
appliquant cette égalité de traitement en matière
d'emploi et de travail. Par rapport à la législation française,
ces directives ouvrent des perspectives, notamment en matière
de preuve et dans les mécanismes d'assistance aux victimes[2].
Mais vous aurez remarqué que, de l'énumération
des discriminations prévues à l'article 13 du traité
sur l'Union européenne, est absente la discrimination fondée
sur la nationalité
Une façon de valider le statut
d'exception qui a toujours été réservé aux
étrangers originaires de pays non membres de l'Union, dont la
définition de la citoyenneté européenne (v. infra)
est le symbole.
Mises à part ces deux directives, l'essentiel de l'activité
menée dans le domaine de la lutte contre la discrimination consiste
en déclarations d'intentions portant sur la nécessité
de procéder à des échanges de bonnes pratiques
et d'expériences positives. Une communication sur l'intégration
était annoncée par la Commission pour le début
2003, mais on n'en avait pas connaissance à la fin du mois de
janvier.
Deuxième composante : la citoyenneté. Peut-on parler
d'égalité de traitement et de « droits aussi
proches que possible de ceux dont jouissent les citoyens européens »,
ainsi qu'il a été dit à Tampere, sans redéfinir
la « citoyenneté européenne » réservée
par le traité de Maastricht aux seuls nationaux des États
membres de l'UE ? La Commission européenne a effleuré
cette hypothèse, mais sans y insister. Elle s'est contentée
d'évoquer la possibilité de mettre en place une « espèce
de citoyenneté civile » définie par un ensemble
d'obligations et de droits « équivalents à
ceux des nationaux » et accordés en fonction de la
durée du séjour[3].
Sans que rien, dans ses propositions ultérieures, ne permette
cependant de cerner le contenu de cette « espèce de
citoyenneté » qui pourrait être reconnue aux
ressortissants des pays tiers résidant en Europe. On n'en saura
pas plus.
Des « droits fondamentaux »...
pas pour tous
On aurait pu croire que la Charte des droits fondamentaux, adoptée
au conseil de Nice de décembre 2000, irait dans le sens d'une
meilleure intégration des ressortissants d'Etats tiers installés
dans l'UE. Mais il a fallu déchanter : la Commission européenne
a beau estimer que « dans le respect du principe de l'universalisme,
les droits énumérés dans la Charte sont pour la
plupart reconnus à toute personne indépendamment de sa
nationalité et de son lieu de résidence »,
force est de constater que les dispositions de la Charte, lorsqu'elles
ne reprennent pas des principes déjà posés de longue
date par d'autres traités internationaux, confortent l'inégalité
entre les citoyens européens et ceux à qui cette qualité
n'est pas reconnue.
Aucune place n'y est faite au ressortissant de pays tiers ayant le
statut de résident dans l'UE, que rien ne distingue du touriste
étranger de passage. En témoigne le préambule,
qui énonce que l'Union « place la personne au cur
de son action en instituant la citoyenneté européenne »
: ceux qui sont exclus de cette citoyenneté ne seraient donc
pas des personnes ?
Quant à la future constitution européenne, fruit des
travaux de la Convention présidée par Valéry Giscard
d'Estaing, elle semble confirmer cette discrimination. Car les droits
du citoyen qu'elle énumère, « le droit de
circuler et de séjourner librement sur le territoire des États
membres » et « le droit de vote et d'éligibilité
aux élections du Parlement européen ainsi qu'aux élections
municipales dans l'Etat membre où ils résident »,
ne concernent pas les résidents étrangers des pays tiers.
Une fois de plus, on a l'impression que la construction politique de
l'Union européenne doit passer par davantage de mise à
l'écart de ceux « qui n'en sont pas ».
Droit au séjour non garanti
Enfin, puisque le « rapprochement des statuts »
invoqué à Tampere ne passe pas par la citoyenneté,
et que, décidément, dans l'Europe définie par le
traité d'Amsterdam un étranger reste un étranger,
il reste encore la possibilité, même sans aligner les droits
de ces étrangers installés dans l'Union européenne
sur ceux des nationaux des États membres, de leur conférer
le maximum de sécurité juridique. Par exemple en leur
garantissant, comme aux citoyens européens, la certitude de ne
pas perdre leur droit au séjour dans le pays où ils sont
résidents, en leur permettant de circuler librement sur tout
le territoire de l'Union et de s'établir dans n'importe quel
État membre, et de pouvoir se faire rejoindre sans conditions
par les membres de leur famille. Des choses, en somme, qui paraissent
naturelles et évidentes, et qui sont pourtant loin d'aller de
soi.
Cette sécurité juridique est d'ailleurs reconnue depuis
très longtemps à une catégorie d'étrangers
originaires de pays tiers : il s'agit des membres étrangers
de la famille d'un ressortissant d'un État membre dont le statut,
en termes de circulation et de droit au séjour, est, depuis 1968,
aligné sur celui des citoyens européens, sans que cela
ait jamais soulevé de problème particulier. Il n'y a pas,
dans ce domaine, d'obstacle insurmontable. Pourtant, on n'a franchi
aucune étape supplémentaire depuis cette époque
lointaine.
La Commission européenne est cependant à l'origine de
deux propositions de directives qui tendent - avec des nuances, comme
on va le voir - vers cet objectif, avec lesquelles je terminerai mon
exposé. L'une concerne le statut des ressortissants de pays tiers
résidents de longue durée, l'autre le regroupement familial.
La directive relative au statut de résident de longue durée
pour les ressortissants de pays tiers est considérée par
la Commission comme « un dossier clef pour assurer une véritable
intégration des ressortissants des pays tiers ». L'idée
est d'établir un statut commun pour les étrangers résidant
depuis au moins cinq ans de manière légale dans un État
membre, valable dix ans et renouvelable de plein droit, protégeant
son titulaire contre l'expulsion, et lui permettant d'obtenir le droit
de s'installer dans un autre État membre que celui où
il a résidé initialement, à condition toutefois
qu'il y exerce une activité professionnelle.
Cette condition est significative : la formule envisagée n'est
pas un alignement sur le statut des ressortissants communautaires, qui,
eux, bénéficient d'une presque totale liberté d'établissement
où que ce soit dans l'Union. La mobilité du « résident
de longue durée » reste liée, dans la proposition
de directive, à des finalités économiques. Elle
répond au souci de mieux répartir l'offre de travail dans
l'UE : cet aspect est clairement exprimé dans la communication
de la Commission européenne de novembre 2000[4].
D'ailleurs, certains États membres ont essayé d'introduire
l'idée de limiter ce droit à la mobilité à
certains secteurs d'activité déficitaires en main-d'uvre
: on n'admettrait au séjour les étrangers qui ont déjà
le droit de résidence dans un autre pays de l'UE que pour occuper
certains emplois déterminés. Quoiqu'il en soit, le séjour
du résident de longue durée ne fait pas partie des priorités
du programme de communautarisation : cette proposition de directive
a été présentée en mars 2001 ; et si elle
fait l'objet de discussions en groupes de travail, elle n'est pas revenue
à l'ordre du jour des travaux du Conseil depuis cette date.
Finalités économiques
L'évolution qu'a connue la proposition de directive relative
au regroupement familial entre la première mouture qui en a été
présentée par la Commission européenne en 2000
et la troisième version qui a été rendue publique
au mois de mai 2002[5] est l'exemple
qui fait réellement douter de l'intérêt du processus
de communautarisation. En effet, après deux ans de discussions,
ce qui reste du projet initial est un texte très affaibli par
les compromis qu'a dû y intégrer la Commission pour éviter
les blocages imposés par les États.
Pour parvenir à un accord, elle a du adopter une méthode
fondée sur l'introduction, pour tous les points où les
discussions n'ont pas permis de surmonter les impasses, de la notion
de « flexibilité », qui ouvre la possibilité
d'une large marge de manuvre, ainsi que, « dans des
cas très limités », de dérogations pour
s'adapter à certaines spécificités nationales en
vigueur. Une clause de « rendez-vous » est supposée
compenser cette marge de manuvre, prévoyant que, deux ans
après la transposition de la directive dans les législations
nationales, les dispositions offrant le maximum de flexibilité
(c'est-à-dire celles qui ont fait blocage) seront revues en priorité
« afin d'essayer de progresser sur la voie de l'harmonisation ».
Le ton de cet exposé des motifs, qui traduit la faiblesse de
la position de la Commission européenne par rapport aux exigences
des États membres, tout comme le contenu de la proposition de
directive, qui remet en cause l'objectif de communautarisation au profit
des égoïsmes nationaux - déguisés, pour sauver
la face, en respect de la « diversité des législations
nationales » - sont symptomatiques du virage qui a été
pris. Entre le sommet de Tampere, au cours duquel l'importance de l'établissement
de règles communes en matière d'immigration familiale
a été consacré comme un objectif prioritaire, et
maintenant, on constate un véritable désaveu des principes
alors posés, avec d'une part un alignement sur les législations
les plus restrictives, d'autre part un grand nombre de dispositions
non contraignantes qui ne lient par conséquent pas les États.
A la lumière de ce bilan consternant, on est d'autant plus inquiet
d'entendre le commissaire Vitorino, fin 2002, se déclarer satisfait
d'arriver bientôt à un accord sur la directive regroupement
familial. Cette observation optimiste - ou désabusée ?
- illustre bien l'état du rapport de force entre la Commission
européenne qui partage pourtant le pouvoir d'initiative législative
avec les États membres, et le Conseil des ministres qui n'a cessé
depuis quatre ans de rappeler que la communau-tarisation, dans un domaine
touchant au cur de la souveraineté des États comme
la question de l'immigration, n'a droit de cité qu'à condition
de ne pas contrarier les prérogatives nationales.
Alors que l'Union vient d'officialiser l'adhésion de dix nouveaux
partenaires, la perspective de l'élargissement n'est pas propre
à nous rassurer sur les capacités de l'Europe à
vingt-cinq de mettre en uvre une réelle politique d'intégration
de ceux qui restent des étrangers : car la Commission européenne
semble désormais trouver une légitimation, sinon une justification,
de ses reculs face aux attaques portées par les États
contre les dispositions positives qu'elle propose. Au prétexte
que les standards moyens des législations des pays adhérents
dans le domaine des droits de l'homme seraient globalement moins élevés
que ceux des États membres, on cherche à nous faire croire
aujourd'hui qu'une législation communautaire, même établie
sur une base se situant bien en-deçà de ce qu'on était
en droit d'espérer, aurait au moins la vertu de constituer un
socle de normes minimales au niveau desquelles les nouveaux pays seraient
obligés de s'aligner ! On mesure sans mal les dangers de cette
position de repli, qui sacrifie les principes d'égalité
au nom d'un pragmatisme en forme de fuite vers le bas.
Notes
[1] Le « contrat d'intégration »
sera prochainement proposé à tous les nouveaux migrants
et pourrait à terme subordonner l'accès au statut de
résident pour les titulaires d'une carte de séjour temporaire.
[2] Sur ces deux directives et leur conséquences
en droit français, lire N. Ferré : Sur le terrain des
discriminations, Plein droit n° 49,
avril 2001, p. 8.
[3] Communication de la Commission européenne au
Conseil et au Parlement européen : Politique communautaire
en matière d'immigration, COM (2000) 757 final.
[4] op. citée.
[5] COM (2002) 225 final du 2 mai 2002.
Dernière mise à jour :
6-06-2003 16:35
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