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Plein Droit
n° 56, mars 2003
« Les spoliés de
la décolonisation »
Emmanuel Blanchard
Enseignant en sciences économiques et
sociales
Longtemps occultée, la participation des populations
coloniales aux efforts de guerre de la France est aujourd'hui un véritable
enjeu de mémoire au cur des luttes politiques et juridiques
des anciens combattants et des sans-papiers. En mettant l'accent sur
la contribution de leurs aînés à la défense
d'idéaux démocratiques, mis à mal par les gouvernements
passés et présents de la France des colonies ou de la
fermeture des frontières, ces derniers ont contribué à
sortir de l'oubli des milliers d'hommes dont les sacrifices ne sont
toujours pas reconnus. Il reste que l'image du tirailleur libérateur
de la France occupée ne permet pas d'appréhender, dans
toute sa complexité, l'histoire des troupes coloniales.
C'est dès le XVIIe siècle que fut créée
« la coloniale » chargée de défendre
les vieilles colonies du royaume de France par des recrutements locaux
afin de compléter ses « unités blanches ».
Mais c'est avec la fondation du second empire colonial, au cours du
XIXe siècle, que les « troupes indigènes »
vont prendre une véritable importance quantitative et qualitative
au sein de l'armée française.
La longue et meurtrière conquête de l'Algérie entamée
en 1830 donna lieu, dès 1832, à la création de
bataillons de « Turcos », fondés sur les
décombres des milices ottomanes vaincues, qui seront la souche
des « bataillons de tirailleurs indigènes »
(1842) puis des « régiments de tirailleurs algériens »
(1856). Cet exemple fut ensuite suivi en Afrique du Nord (tirailleurs
tunisiens puis marocains) et de l'Ouest, avec la formation, par le général
Faidherbe, dès 1857, des premiers bataillons de tirailleurs sénégalais.
Ils prenaient la succession de troupes auxiliaires formées d'esclaves
rachetés par l'armée française et, sous cette appellation
générique, accueillirent l'ensemble des populations conquises
au fur et à mesure de l'avancée de l'armée d'Afrique
dans les territoires de la future Afrique occidentale française
(AOF).
L'utilisation première de ces troupes fut donc bien de mener
la politique de conquête et de pacification de nouvelles régions
destinées à intégrer l'empire colonial français.
Très vite cependant, du fait de l'efficacité et de l'ardeur
au combat de certaines d'entre elles, elles furent utilisées
loin de leurs bases et engagées dans les aventures extérieures
du Second Empire (guerre de Crimée, 1854-56 ; intervention
au Mexique, 1862-1867). Surtout, quelques bataillons furent appelés
au front lors de la guerre de 1870-71. De cette époque et du
traumatisme de la défaite de Sedan date d'ailleurs une nouvelle
vision du potentiel de ces régiments et des territoires dont
ils provenaient.
Sous l'impulsion d'officiers de l'armée d'Afrique, ces régions
difficilement conquises et pacifiées acquièrent dans l'esprit
d'une partie du personnel politique, jusqu'alors relativement indifférent,
une importance stratégique. Cette Force noire [1]
fut de plus en plus envisagée comme une « réserve
d'hommes » qui permettait enfin de lutter d'égal à
égal contre l'ogre démographique allemand.
Contre l'avis même des colons, peu désireux de voir les
indigènes armés par la puissance contre laquelle ils se
soulevaient périodiquement, de nouveaux bataillons furent formés
et une conscription partielle fut même introduite en Algérie
(1896) et dans les villes libres du Sénégal (Saint-Louis,
Dakar...). Ce passage dans l'armée s'accompagna, pour les anciens
conscrits, d'avantages (emplois ou terrains réservés)
et d'évolutions de leur statut (possibilité de ne plus
être soumis au code de l'indigénat) qui furent, toutefois,
le plus souvent accordés sur le mode de la faveur et non du droit.
Cette place particulière des anciens combattants dans les sociétés
colonisées restera une constante : leur passage progressif
de privilégiés, ardents défenseurs d'une France
leur faisant miroiter la marche progressive vers l'égalité
de droits, à celui de francophiles aux espoirs déçus,
a joué un rôle dans le basculement, quelques décennies
plus tard, de certaines régions dans la lutte armée pour
l'indépendance. A cet égard, les deux guerres mondiales
ont d'ailleurs été des moments clés...
La mobilisation des troupes coloniales pour la guerre 1914-1918 fut
sans précédent : environ 800 000 hommes ont
été incorporés, plus de 70 000 y perdirent
la vie [2]. Lors de la bataille
des Dardanelles, les « tirailleurs sénégalais »
représentaient, à eux seuls, la moitié des effectifs
engagés. Cette mobilisation ne s'est pas faite sans difficultés,
la solde et les avantages traditionnels n'étant plus suffisamment
convaincants. Le premier député du Sénégal
(de la ville libre de Saint-Louis), Blaise Diagne fut appelé
à la rescousse au début de l'année 1918 pour convaincre
ses électeurs, et se prononça pour une généralisation
de la conscription qui, dans son esprit, devait s'accompagner d'une
marche progressive vers la citoyenneté : à l'égalité
dans les tranchées et devant la mort devait correspondre celle
dans la société. Ses arguments ne suffirent cependant
pas à convaincre les réfractaires au départ sur
les champs de bataille européens.
En effet, depuis de longs mois, l'intérieur de l'AOF était
secoué par des révoltes régulières contre
les enrôlements forcés. Ces émeutes, d'ailleurs
réprimées par les tirailleurs restés sur place,
prirent une telle ampleur, que le gouverneur de l'AOF dût suspendre
un temps les recrutements militaires et suggérer au gouvernement
de mettre l'accent sur la contribution économique des colonies.
Au renforcement des exportations vers la métropole, s'ajouta
donc une contribution importante en termes de main-d'uvre. L'exemple
des travailleurs chinois est maintenant bien connu [3],
mais ce sont plus de 200 000 travailleurs coloniaux (dont plus
de 50 000 Indochinois) qui vinrent assurer la relève des
conscrits dans les usines françaises.
L'horreur des combats et la peur de la mort en moins, leur statut n'était
guère éloigné de celui de leurs compatriotes soldats
puisque, eux aussi, étaient soumis à un statut militaire
et vivaient dans des casernements surveillés par l'armée.
Pour tous ces hommes, se posa, en 1918, la question du retour, le gouvernement
ne tenant absolument pas à les voir s'installer sur le territoire
français. Cette découverte de la métropole incita
cependant certains d'entre eux à fuir les rapatriements et à
s'installer définitivement ou provisoirement en France.
Pour les autres, le retour fut souvent synonyme de désillusions
puisque les maigres pensions de combattants auxquelles certains avaient
droit ne leur étaient de fait pas versées, et que la citoyenneté
pour tous n'était toujours pas à l'ordre du jour :
« lorsqu'on a besoin de nous pour nous faire tuer ou nous
faire travailler, nous sommes des Français ; mais quand
il s'agit de nous donner des droits, nous ne sommes plus des Français,
nous sommes des nègres » [4].
A cette époque, seules la fierté d'avoir contribué
à la victoire militaire et l'admiration et la peur de la puissance
militaire française empêchèrent ces anciens combattants
de rallier massivement les mouvements nationalistes qui, dans l'entre-deux
guerres, émergeaient dans de nombreuses colonies.
La propagande des Mangin et consorts en faveur de la Force noire
n'ayant eu qu'un succès limité, l'engagement des troupes
coloniales, au cours de la première guerre mondiale, fut progressif
et quantitativement faible (les bataillons coloniaux représentaient
moins de 5 % de l'ensemble des troupes engagées dans les
combats). Ce n'est qu'au fur et à mesure des batailles que le
professionnalisme et la bravoure de ces troupes furent reconnus. Elles
arrivèrent d'ailleurs en métropole peu expérimentées
et mal préparées. De nombreux bataillons restèrent
ainsi en réserve et l'inadaptation climatique et la maladie tuèrent
au moins autant que les combats.
Lors de la seconde guerre mondiale, la situation fut tout autre :
les troupes coloniales furent d'emblée massivement intégrées
aux plans de bataille et, placées en première ligne, elles
payèrent un très lourd tribut lors des combats de mai
et juin 1940 [5]. Avec
la défaite, les nombreux prisonniers furent enfermés dans
des camps de travail au service de l'effort de guerre allemand, en métropole
ou outre-Rhin. Ils furent la cible d'une intense propagande de la part
des services allemands qui essayaient de s'appuyer sur les sentiments
nationalistes des originaires d'Afrique du Nord notamment.
A la Libération, tant dans les départements algériens
qu'en AOF, les autorités locales mirent en garde Paris sur les
risques politiques liés au rapatriement de ces prisonniers « retournés »
par l'Allemagne ou, en tout cas, facilement enclins à alimenter
la contestation sociale et politique. Les désarmements, contrôles
d'identité et d'états de service préalables au
retour donnèrent lieu à de multiples incidents, les soldats
coloniaux supportant mal que leur contribution patriotique et militaire
soit l'objet de suspicion. Nombre d'entre eux étaient en effet
membres de l'armée d'Afrique à partir de laquelle la France
libre se lança dans la reconquête du territoire national.
En 1944, ils représentaient ainsi la moitié des troupes
ayant débarqué en Provence. Ces troupes furent cependant
« blanchies » [6] au fur et à mesure de leurs avancées :
de Gaulle privilégiant l'intégration des groupes de résistants
à la 1re armée, il choisit, face à la pénurie
de moyens, de désarmer une partie des bataillons de tirailleurs
afin d'équiper ces nouveaux combattants.
La frustration de se voir déposséder d'un rôle
central, les suspicions des autorités françaises déjà
évoquées et surtout les promesses matérielles non
tenues furent à l'origine du soulèvement du camp de Thiaroye
(banlieue de Dakar). Le 1er décembre 1944, les troupes françaises
ouvrirent le feu sur 1 280 tirailleurs en cours de rapatriement.
Le lourd bilan (35 tués, 35 blessés graves...)
suffit, à lui seul, à démontrer la complexité
du rôle et de l'état d'esprit des troupes coloniales à
la Libération : fêtées en métropole
par la population en liesse mais réprimées et ayant toutes
les difficultés pour faire valoir leurs droits dès lors
qu'elles réintégraient leurs régions d'origine.
Le racisme des sociétés coloniales est d'ailleurs souvent
opposé à la fraternité au sein des unités
combattantes. Il est vrai que, pour beaucoup d'engagés coloniaux,
cette voie était aussi un moyen d'échapper aux discriminations
et charges auxquelles les assujettissaient le code de l'indigénat
et autres législations d'exception. De plus, quand ils avaient
l'occasion de servir en métropole, nombreux étaient ceux
qui remarquaient que la population locale était moins xénophobe
que les colons. Il n'en reste pas moins que, faisant preuve d'un paternalisme
indéniable, l'armée française était loin
d'être égalitaire. Avancement lent et bloqué, impossibilité
de commander des troupes non indigènes, placement sous les ordres
de métropolitains moins gradés étaient le lot commun
des rares officiers africains.
Ces discriminations et ségrégations (mess séparé,
voyage sur des bateaux différents...) ont perduré, sinon
légalement, du moins dans les faits, à la Libération.
Elles expliquent en partie le ralliement progressif d'une partie des
anciens combattants coloniaux à la cause nationaliste et le passage
à l'ennemi lors des guerres d'Indochine et surtout d'Algérie
de nombreux cadres de l'armée française. Ces ralliements
ne furent cependant pas systématiques et eurent lieu le plus
souvent tardivement ; la plupart des officiers algériens
ralliés à l'Armée de libération nationale
avaient ainsi combattu en Indochine et ne rejoignirent l'ALN qu'en 1957-1958.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, les bataillons de
tirailleurs furent en effet massivement utilisés lors des multiples
conflits coloniaux (en Indochine surtout, où près d'un
combattant sur deux était originaire des colonies, mais aussi
lors de l'insurrection de 1947 à Madagascar ou, à plusieurs
reprises, en Tunisie et au Maroc). Le commandement français se
faisait fort d'ailleurs de manipuler les ressentiments et oppositions
entre les différentes populations coloniales pour mieux maintenir
l'ordre.
Même si des bataillons de Marocains et de Tunisiens refusèrent
d'aller servir en Algérie au début des « événements »,
ou qu'au cours de cette guerre, la méfiance sur la fidélité
des troupes coloniales ne cessa de grandir, cette période de
l'après seconde guerre mondiale est aussi celle où les
troupes coloniales se professionnalisent vraiment et voient leurs modes
d'engagement se multiplier (elles sont ainsi utilisées pour le
maintien de l'ordre en métropole, notamment en 1948 lors de la
grande grève des mineurs). Le nombre de ceux qui obtinrent alors
le droit à une pension de retraite, et non pas à la seule
retraite du combattant, augmenta donc fortement [7].
Ce constat et la perpétuation de logiques discriminatoires ancrées
dans l'histoire de ces troupes conduiront à la cristallisation
des pensions à partir de 1958.
Quatorze juillet 2000, huit heures du matin, place de la République :
une petite foule bruyante de soixante sans-papiers chinois, accompagnés
de quelques amis français, embarquent à bord d'un car
qui prend aussitôt le chemin du Nord. Ces sans-papiers appartiennent
au Troisième collectif et ont décidé d'aller rendre
hommage à leurs compatriotes tombés au service de la France
pendant la guerre de 1914-1918.
Ce sont en effet quelque 140 000 ressortissants chinois qui ont
été amenés en France par les gouvernements français
et anglais pour travailler soit dans les usines de munitions, soit dans
les chantiers de creusement ou de remblaiement des tranchées,
soit encore au déminage. Appâtés par des promesses
qui ne seront pas toujours tenues, ils sont traités très
durement ; la promiscuité, le froid, le manque d'hygiène
font des ravages parmi eux ; sur le trajet qui conduit des camps
où ils sont parqués à leur lieu de travail, ils
sont souvent insultés par la population. Plusieurs milliers d'entre
eux y laisseront leur vie. Quelque huit cents de ces victimes sont inhumées
au cimetière de Noyelles-sur-Mer, à proximité d'Abbeville,
et c'est dans ce cimetière, entretenu par le gouvernement britannique,
que les sans-papiers du Troisième collectif se rendent en ce
14 juillet 2000.
Accueillie par la secrétaire de la section de la Ligue des droits
de l'homme d'Abbeville, la délégation parcourt silencieusement
les allées, afin de lire et de relire les épitaphes gravées
sur les stèles. Puis une gerbe est déposée, portant
une inscription ainsi rédigée :
Aux travailleurs chinois de 1917-1920
morts pour la France,
Les travailleurs chinois de 1997-2000
rejetés par la France.
Après quelques brèves interventions rappelant l'histoire
du site et la situation actuelle, après une copieuse séance
de photos, les voyageurs se dispersent quelques instants aux abords
du cimetière. Puis c'est l'heure du retour ; la délégation
revient à Paris avec le sentiment qu'un peu de justice a été
rendue.
Clayton Antony, Histoire de l'armée française en Afrique
1830-1962, Albin Michel, 1994.
Recham Belkhacem, Les musulmans algériens dans l'armée
française (1919-1962), l'Harmattan, 1996.
Kamian Bakari, Des tranchées de Verdun à l'église
Saint-Bernard. 80 000 combattants maliens au service de la France(1914-1918
et 1939-1945), Karthala, 2001.
Michel Marc, L'appel à l'Afrique. Contributions et réactions
à l'effort de guerre en AOF (1914-1919), publications de
la Sorbonne, 1982.
Echenberg Myron, Colonial conscripts. The tirailleurs sénégalais
in French West Africa 1857-1960, Portsmouth, Heinemann, London,
James Currey, 1991.
Notes
[1] Le général
Mangin, auteur de la Force noire (1910) est de ceux qui ont beaucoup
fait pour la diffusion de cette idée et la catégorisation
des combattants dans une perspective culturaliste voire raciste.
[2] Les pertes françaises
totales sont de 1,3 million d'hommes sur plus de 5 millions
de combattants. Cette proportion de décès est la même
dans les troupes coloniales engagées sur le front.
[3] Yu-Sion Live, « Les
travailleurs chinois et l'effort de guerre », Hommes et
migrations, n° 1148, novembre 1991, pp.12-15. Voir aussi
la section « Les Chinois de 14-18 ».
[4] Senghor Lamine (aucun
lien de parenté avec le poète) dans la revue La voix
des nègres, mars 1927, cité par Dewitte Philippe,
« La dette du sang », Hommes et migrations,
novembre 1991, n° 1148, pp.8-11.
[5] Environ 40 % des
soldats d'AOF et d'AEF engagés en 1939-1940 trouvèrent
la mort alors que le taux de mortalité des combattants « Français
de France » ne fut que de 3 %.
[6] L'expression était
couramment utilisée pour désigner l'augmentation de la
proportion de métropolitains dans les troupes coloniales.
[7] Pour une définition
des différents types de pensions, voir, dans ce numéro,
l'encadré p. 11.
Dernière mise à jour :
13-03-2003 20:14
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