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Plein Droit
n° 55, décembre 2002
« Parcours, filières
et trajectoires »
Mogniss H. Abdallah
Agence IMmédia
Le 3 décembre 1983 à Paris, cent mille
personnes environ accueillent la Marche pour légalité
et contre le racisme dans une ambiance de fête. Partie de Marseille
le15 octobre 1983 dans lindifférence quasi-générale,
la Marche est peu à peu devenue un événement politique
historique. Il sera considéré comme un acte fondateur
pour la jeunesse des banlieues. A travers le pays, les jeunes issus
de limmigration mais aussi de nombreux Français se sont
identifiés aux marcheurs et rejoindront ce que lon nommera
un temps le mouvement beur. Désormais, les Beurs ne sont plus
seulement les enfants dimmigrés invisibles, mais bien des
acteurs à part entière de la société française.
Cette nouvelle donne va bouleverser la perception de limmigration
et redessiner le paysage politique antiraciste.
A lorigine de la Marche, il y a les événements
dans la ZUP des Minguettes, à Vénissieux (Rhône).
Depuis lété 1981, les affrontements entre les jeunes
et la police dans les banlieues de lest lyonnais, médiatisés
à travers les fameux « rodéos »
automobiles, prennent un tournant politique. En effet, la droite, encore
sous le coup de sa déroute électorale de 1981, a décidé
de relever la tête en attaquant le gouvernement sur la question
de limmigration et de la sécurité.
Dans les banlieues ouvrières, à Lyon comme ailleurs,
la crise avec son lot de licenciements et de fermetures dusines,
aggrave les tensions. Le tissu social se délite de jour en jour
avec le départ de nombreux habitants (sur 9 200 logements aux
Minguettes, 2 000 à 3 000 étaient vides en 1983).
Alors, les lascars « rouillent » au bas des tours,
sapproprient caves ou appartements vides, et se débrouillent
pour vivre. Le chômage sinstalle dans les têtes et
dans la vie. A défaut de travail, ils trouvent dautres
sources de revenus, plus ou moins licites. Cependant, le marché
de la drogue (dure) na pas encore totalement envahi les cités
lyonnaises.
La police rôde, à la recherche surtout de jeunes issus
de limmigration quelle considère avant tout comme
des « délinquants étrangers ».
Lidée que ces derniers ne puissent plus être expulsés
depuis les nouvelles dispositions législatives protégeant
les étrangers arrivés avant lâge de dix ans
et coupables de petits délits choque la base policière.
(A la veille des élections présidentielles, une grève
de la faim de Christian Delorme, Jean Costil et Ahmed Boukhouna avait
permis larrêt des expulsions des jeunes [1]).
Quà cela ne tienne : un processus policier et médiatique
de criminalisation du mode de vie des jeunes tend à faire lamalgame
entre révolte sociale, petite délinquance parfois crapuleuse
et grand banditisme pour faire pression sur les décideurs politiques,
accusés de laxisme vis-à-vis de linstauration de
« sanctuaires de hors-la-loi » et autres
« zones interdites ».
Largument de laffaiblissement de lautorité
de lEtat fait mouche auprès du ministre de tutelle des
policiers, Gaston Defferre, mais aussi auprès du ministre de
la défense Charles Hernu. Ce dernier, par ailleurs maire de Villeurbanne
dans lest lyonnais, na pas hésité à
détruire la cité Olivier de Serres. Dès 1982, Gaston
Defferre soppose au ministre de la justice Robert Badinter et
à ses velléités dexercer un contrôle
sur la police. A loccasion des débats parlementaires autour
de son projet de loi pour renforcer les contrôles didentité,
le ministre de lintérieur stigmatise la dangerosité
denfants qui « parfois à lâge
de six ans et, en tout cas, couramment à dix ans »,
volent et cassent. Aussi préconise-t-il le principe du « choc
salutaire », cest-à-dire de la prison pour
traiter la petite délinquance, une idée importée
des Etats-Unis en 1976 par Peyrefitte, ainsi que la répression
d« illégalismes populaires »
jusque-là tolérés. Enfin, il avance la notion de
« lieux déterminés » à
surveiller, voire à pacifier (Le Monde, 15 juin 1982). Par ailleurs,
il ne veut pas entendre parler d« une commission
qui serait chargée dexaminer les litiges mettant en cause
la police » . La police doit avoir le mot de la fin...
SOS Avenir Minguettes
Au lendemain des élections municipales de mars 1983 marquées
par une surenchère raciste et sécuritaire qui fait le
lit dun Front national devenu pour la première fois une
force politique nationale, le meurtrier du jeune Ahmed Boutelja de Bron
(Est lyonnais) jusque-là en détention préventive
est remis en liberté (son procès naura lieu quen
1995). Le surlendemain, une imposante descente de police aux Minguettes
pour une histoire de recel se transforme en affrontement collectif.
Le local des jeunes à la tour 10 du quartier Monmousseau est
retourné sens dessus-dessous, des mères de famille sont
molestées.
Ces violences mettent le feu aux poudres. Les policiers sont obligés
de battre en retraite. Les jours suivants, leurs syndicats se lancent
dans une virulente campagne publique, saisissent le pouvoir central
et menacent le pouvoir d« actes dindiscipline »
(demandes de mutation en masse, dépôt des armes ...). Ils
exigent « la reprise des expulsions et des peines exemplaires
pour les meneurs et leurs complices, des opérations systématiques
de police avec de nombreux effectifs équipés de moyens
pour le maintien de lordre », ainsi que « le
quadrillage de la commune ».
Dans ce contexte, une douzaine de jeunes décident dune
grève de la faim pour interpeller les pouvoirs publics sur une
situation qui peut dégénérer à tout moment.
Ils créent lassociation SOS Avenir Minguettes et
formulent une série de revendications concernant la police ou
la justice (arrêt de lintimidation policière permanente
et des poursuites judiciaires consécutives aux événements
du 21 mars 1983, création dune commission denquête
indépendante sur les « contentieux »
avec certains policiers), et la participation à la réhabilitation
de la ZUP (embauche sur le chantier, relogement des familles dites « lourdes »...).
Si les pouvoirs publics acceptent la négociation, après
la médiation active de Christian Delorme, le curé des
Minguettes, ils est selon eux impossible de répondre favorablement
aux demandes qui concernent le volet police-justice. Néanmoins,
ils proposent à Christian Delorme et à Toumi Djaïdja,
président de SOS Avenir Minguettes, de participer à la
nouvelle commission communale de prévention de la délinquance,
où ils ne peuvent émettre leur avis quà titre
consultatif. Mais les policiers refusent de sasseoir à
la même table que des « délinquants ».
Sur le terrain, les incidents se multiplient. A quelques jours de la
destruction spectaculaire dune première tour à Monmousseau,
la police fait une descente brutale dans le petit centre commercial
et arrête Kamel, un des grévistes de la faim. Le 20 juin
1983, un policier tire sur Toumi Djaïdja, le blessant grièvement
au ventre.
Pendant ce temps, éclate « lété
meurtrier »: Aux quatre coins de France, les crimes racistes
se multiplient. Lémoi est à son comble avec la mort
du petit Toufik, neuf ans, abattu dun coup de 22 long rifle la
veille du 14 juillet par un ouvrier irascible à la Courneuve.
Sadresser à la France entière
Sur son lit dhôpital, Toumi se demande quoi faire pour
sortir de lisolement et de la haine réciproque. Lors dune
discussion avec Christian Delorme, surgit alors lidée de
« sadresser à la France entière par
une grande Marche », comme celles de Gandhi ou de Martin
Luther King. Lidée séduit demblée les
jeunes, qui veulent démarrer la Marche sans attendre. Christian
Delorme leur demande un peu de patience. Une initiative dune telle
ampleur, ça sorganise. Les jeunes acceptent à contre-coeur
et délèguent lorganisation à la Cimade de
Lyon, ainsi quau MAN (mouvement pour une alternative non-violente).
Christian Delorme et le pasteur Jean Costil obtiendront lappui
des réseaux chrétiens, humanistes et anti-racistes qui
avaient permis à leur grève de la faim davril 1981
contre les expulsions daboutir. Le soutien des protestants, bien
représentés au gouvernement, sera aussi particulièrement
important pour la suite.
Des collectifs daccueil se constituent dans plusieurs villes,
avant et surtout pendant la Marche. On y trouve les associations de
solidarité avec les travailleurs immigrés, les organisations
politiques et syndicales, mais aussi beaucoup dindividus « inorganisés »,
souvent très jeunes, qui affluent, donnant des airs de happening
improvisé et « affinitaire » à bien
des étapes. Parmi les marcheurs, beaucoup se présentent
comme de jeunes Arabes, et arborent le keffieh palestinien. De fait,
leur nouvelle communauté dexpérience transcende
les frontières entre deuxième génération
dimmigrés de nationalité française ou étrangère
et enfants de harkis, entre communautés, entre filles et garçons.
Si la présence des filles dimmigrés a été
remarquée, on na sans doute pas assez relevé que
la dynamique interculturelle de la Marche est aussi passée par
une recomposition intra-communautaire (une meilleure prise en compte
de cet aspect aurait sans doute aidé à surpasser le clivage
ouverture interculturelle/repli communautaire qui hypothèquera
laprès-Marche et lavenir du mouvement beur).
A Paris, le collectif jeunes qui centralise laccueil sur la capitale,
sautonomise par rapport au cartel dorganisations de soutien
et se transforme en « parlement beur ».
Les militants antiracistes, davantage habitués à la figure
traditionnelle du travailleur ou de leur alter-ego immigré, sont
médusés par le débarquement inattendu de ces enfants
dimmigrés à la verve bien française. Ils
passent le relais, tout en sinterrogeant sur leur place dans un
tel mouvement. Cette cure de jouvence in situ du sérail anti-raciste
va permettre à la Marche et aux collectifs de se dégager
des logiques dappareils et des rhétoriques idéologiques.
Ce sont donc les marcheurs qui décident et qui prennent la parole
à chaque étape, davantage sur le mode affectif que politique.
Craignant le risque de « récupération »,
ils interdisent banderoles et slogans jugés trop polémiques.
Pour rassembler large, la Marche adopte dailleurs un profil revendicatif
discret, dans lespoir de voir la « France profonde »
fraterniser avec la jeunesse issue de limmigration ou des cités
maudites.
Les médias, progressivement séduits par cette image positive,
généreuse et oecuménique, en rajouteront. Ils portent
aux nues des « apôtres de la non-violence »,
une terminologie quasi-biblique dont les marcheurs ne seront pas dupes,
comme le laissera entendre Bouzid Kara, un de leurs porte-parole, dans
son livre La Marche, traversée de la France profonde (édition
Sindbad, 1984). Le père Christian Delorme semble davantage dans
son rôle lorsquil évoque son souci de lunanimité
ou la « fraternité vécue »
comme une valeur essentielle de la République... et de sa foi
chrétienne. Son « âme missionnaire »
et sa « stratégie des coulisses »
du pouvoir sont contestées par certaines associations autonomes
de jeunes issus de limmigration, qui interpellent parfois rudement
les marcheurs. Ces derniers, interloqués, feront le dos rond
pour parachever leur périple, mais ils resteront en contact par
la suite avec les partisans de lauto-organisation.
Ceci étant, la critique dite « radicale »
de la Marche, formulée de lextérieur, incantatoire
et abstraite, paraît plutôt démobilisatrice et en
décalage complet par rapport à lénergie et
la capacité dinitiative forte manifestées par la
Marche. Sous une référence plutôt confuse à
la « non-violence », les marcheurs expérimentent
en réalité de nouvelles voies pour sortir dune révolte
épidermique et défensive. Ils saffirment dorénavant
comme acteurs citoyens dans lespace public.
De fait, il y aura plusieurs Marches dans la Marche, avec des préoccupations
différentes. Il sagit alors de se côtoyer sans sexclure,
mais aussi sans éviter le débat contradictoire.
Exorciser le syndrome de Dreux
La recherche dun consensus moral fait passer au second plan par
exemple les revendications premières autour de la police et la
justice, trop conflictuelles, rappelées néanmoins par
des forums justice organisés dans la même période
par des associations autonomes à Marseille, Vaulx-en-Velin, Nanterre
et Levallois. Et la réalité se chargera de rattraper la
Marche : la mort de Habib Grimzi, un jeune algérien défenestré
dans le train Bordeaux-Vintimille, ainsi que de nouvelles exactions
policières aux Minguettes, vont doper sa dimension revendicative.
A larrivée, les jeunes et les familles défileront
aux côtés des marcheurs avec les portraits des victimes
des crimes racistes et sécuritaires, en scandant « Egalité
des droits, justice pour tous ».
Linterpellation morale de la société civile a aussi
pour certains comme objectif de provoquer un examen de conscience du
pays, un sursaut civique afin dexorciser le syndrome de Dreux
où la droite traditionnelle, alliée avec le FN,
a emporté la mairie lors dune municipale partielle en septembre
1983 . Le front républicain, au-delà des clivages gauche-droite,
est déjà en gestation. A larrivée, le gouvernement
et des élus républicains des deux bords rejoignent en
fanfare les marcheurs. Georgina Dufoix, ministre des affaires sociales,
assure que de nouvelles mesures contre le racisme vont être prises.
Le président Mitterrand reçoit les marcheurs à
lElysée et annonce la création prochaine de la carte
unique de dix ans pour les étrangers, (en remplacement des cartes
de séjour et de travail), et « des mesures de principe
pour que justice soit rendue aux jeunes victimes et à leur famille »
(limitation des ventes darmes, possibilité pour les associations
de quartier de se constituer partie civile dans les affaires de crimes
racistes, etc.) En outre, le développement social des quartiers
sera désormais considéré comme une priorité
nationale.
Dans la foulée, une multitude dassociations de jeunes
vont surgir. Après la reconnaissance publique du phénomène
« beur », cest la course à la représentativité
et aux fonds publics. En effet, trois semaines seulement après
leuphorie de la Marche, les affrontements raciaux entre grévistes
et non-grévistes à Talbot-Poissy sonnent déjà
le glas de lidylle. Les marcheurs soutiennent les travailleurs
immigrés licenciés, signifiant par là-même
leur refus de jouer la division entre les enfants, accueillis à
bras ouverts au sein de la République, et les parents O.S. virés
par milliers des usines. Ils feront, après le succès symbolique
de la Marche, un retour sur eux-mêmes et sur leur situation sociale.
Et là, tout reste à faire... dautant que, sur le
terrain, le message politique du 3 décembre 1983 ne passe toujours
pas. Ainsi Toumi Djaïdja, figure emblématique de la Marche,
comparaîtra-t-il en octobre 1984 devant le tribunal correctionnel
de Saint-Etienne pour des faits allégués de petite délinquance
commis en... 1982. « Défavorablement connu des
services de police et de justice », « meneur
vedette des Minguettes », il sera condamné « pour
lexemple » à quinze mois fermes et arrêté
à la barre. Cest en prison, isolé, quil apprendra
les pérégrinations dune nouvelle Marche à
mobylette, Convergence 84, et le lancement, sponsorisé par lEtat
et les médias, de SOS- Racisme. « Touche pas à
mon pote », quils disaient...
Notes
[1] La
suspension des expulsions de jeunes fut dabord décidée
par le ministre de lintérieur Christian Bonnet pour pemettre
larrêt de la grève de la faim. Puis la loi du 29
octobre 1981 sur lentrée et le séjour des étrangers
introduisit, parmi les catégories détrangers non
expulsables, les mineurs de moins de dix-huit ans et les étrangers
nés en France ou arrivés avant lâge de dix
ans, sauf en cas de menace grave à lordre public.
Dernière mise à jour :
3-11-2003 21:13
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