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Plein Droit
n° 53-54, mars 2002
« Immigration : trente ans de combat
par le droit »
Propos recueillis par Liora Israël
Doctorante au Groupe dAnalyse des Politiques
publiques,
à lEcole normale supérieure de Cachan
Cet article vise à retracer deux parcours davocats,
non pas au Gisti mais plutôt auprès du Gisti. En effet,
cette association sétant constituée dès le
départ autour de la question du droit des étrangers, les
avocats sont vite apparus comme des auxiliaires irremplaçables
dans ce combat, que ce soit pour assurer la défense des immigrés
devant diverses instances ou pour assurer un travail de conseil, notamment
dans les permanences juridiques. Les parcours de Jean-Jacques de Felice
et de Christian Bourguet permettent dillustrer ce compagnonnage
de plusieurs décennies mais où ont alterné implication
forte dans le Gisti et plus grande distance, que ce soit du fait des
aléas de la vie ou dun regard plus critique sur lassociation.
Jean-Jacques de Felice :
un avocat idéaliste
Si la carrière de Jean-Jacques de Felice sinscrit dans
une certaine continuité son père était avocat
et homme politique, il fut ministre et secrétaire dÉtat
pendant la Quatrième République , son engagement
sest construit, nous dit-il, à lentrecroisement dune
vie personnelle, de convictions et dengagements, dans le contexte
de laprès-guerre ; à travers un certain nombre
danalyses sur le colonialisme, sur les répressions, le
rôle de lÉtat et la place du droit.
Dès ses études, il a ainsi ressenti une certaine opposition
entre le droit tel quon le pratiquait ou quon lapprenait
dans les facultés, plutôt conservateur, et ses propres
positions. Ce conservatisme, cette frilosité, ont également
été présents chez ses collègues avocats
et chez les magistrats quil a rencontrés tout au long de
sa carrière : « A chaque fois, les magistrats
et les avocats ont été et restent, me semble-t-il, du
côté de lordre établi et contre toute contestation
qui finalement crée le droit des périodes à venir ».
Ses combats politiques ont été menés, depuis la
guerre dAlgérie, auprès de ses amis souvent comme
lui militants de la Ligue des droits de lhomme : Pierre Stibbe,
Yves Jouffa, Daniel Mayer, Madeleine Rebérioux, Pierre Vidal-Naquet...
qui, selon lui, se sont le plus souvent trouvés « isolés,
en minorité, en contestation avec ce que Mounier appelait lOrdre
établi ».
Cette proximité avec des intellectuels, dautres juristes
comme Casamayor ou son « patron » Mourad Oussedik,
va se construire tout au long de la guerre dAlgérie, qui
va constituer loccasion de la formation professionnelle et politique
de Jean-Jacques de Felice. Celui-ci avait pourtant commencé sa
carrière davocat, en 1952, en sintéressant
au droit des mineurs : « Je me suis spécialisé
dabord dans la défense des mineurs, jai défendu
beaucoup denfants parce que javais été responsable
de mouvements éclaireurs unionistes, de scouts protestants, et
puis responsable de colonies de vacances. Je métais beaucoup
attaché à linjustice sociale. Je faisais ça
dans les quartiers de lEst parisien qui étaient les plus
défavorisés, donc jai pris conscience de linégalité
sociale qui mest apparue éclatante, et jai défendu
beaucoup de mineurs ».
Cest cette première « spécialisation »
qui va conduire indirectement Jean-Jacques de Felice à ce qui
va devenir sa cause à la fin des années 50, la défense
des Algériens et, en particulier, des militants nationalistes
dans le contexte de la guerre dAlgérie. « La
guerre dAlgérie est survenue quelques temps après,
et, à ce moment-là, je défendais des enfants algériens
qui étaient dans les bidonvilles de Nanterre, et les parents
les pères qui ont été assez rapidement
raflés, réprimés, violentés, voyant ou ayant
vu que je moccupais bien de la défense des mineurs, de
leurs enfants, mont demandé de les défendre. Ce
nétait pas du tout une perspective politique mais javais
une conscience à lépoque peu à peu
elle se forgeait de linjustice de ces situations de peuples
colonisés. Les parents mont demandé de les défendre,
donc jai défendu dabord des militants de base, des
gens qui étaient accusés davoir cotisé au
FLN et qui étaient soumis à des répressions de
toute sorte. A ce moment là, les prisons se sont remplies de
centaines et de centaines dAlgériens, et jétais
tous les jours à Fresnes, à la Santé, auprès
dentre eux. Je me suis beaucoup attaché à ce peuple
algérien ».
Cest donc au quotidien, dans la fréquentation des familles
algériennes des bidonvilles puis des militants nationalistes
que Jean-Jacques de Felice se forge peu à peu une conscience
politique qui va saffirmer au sein de la Ligue des droits de lhomme,
dont il devient lun des responsables. Il entretient également
de nombreux liens avec la Cimade, particulièrement appréciée
de certains de ses clients algériens : « Jai
beaucoup travaillé avec la Cimade. Je voyais bien à cette
époque-là que les partis, les syndicats étaient
ressentis par mes clients algériens comme moins désintéressés
que la Cimade ou dautres personnes individuelles... Mes clients
algériens dans la prison me disaient : avec la Cimade, on
sait quon ne sera pas utilisé ».
Expérience professionnelle forte, occasion à la fois
de structuration de sa pensée politique et dinscription
dans des réseaux militants, lépisode de la guerre
dAlgérie fut donc essentiel dans la carrière de
Jean-Jacques de Felice.
Jean-Jacques de Felice est arrivé au Gisti au moment de la fondation
de lassociation, dans le sillage dautres avocats comme Georges
Pinet et Simone Pacot. Avec ces derniers, avec dautres juristes
et des travailleurs sociaux inscrits dans la mouvance de la gauche critique
issue de mai 68, ils étaient membres du Mouvement daction
judiciaire (MAJ) qui, dans la mouvance dautres groupes comme le
Groupe dinformation prison (GIP), mêlait inspiration foucaldienne,
débats critiques sur la société et confrontation
dexpériences entre intellectuels et travailleurs sociaux.
Ils étaient notamment « attentifs aux mouvements
des travailleurs immigrés, aux risques dexpulsion, aux
grèves de la faim quils engageaient car il y avait des
combats qui devenaient de plus en plus collectifs contre les marchands
de sommeil, contre les pouvoirs publics, contre les policiers, il y
avait toute une série de répressions quil fallait
dénoncer... Donc il sest constitué un créneau
qui est devenu plus juridique avec le MAJ avec un angle dattaque
qui était celui de la défense des travailleurs immigrés,
la défense de leurs droits, et on sest assez vite rendu
compte que le droit pouvait être un outil ».
Cest le Gisti qui a réussi à mettre en forme cette
intuition politique, notamment à laide du noyau des quatre
jeunes énarques qui avaient été à lorigine
de lasso-ciation : « Les énarques
avaient cette dimension presque... comment expliquer ça ?
plus approfondie et sérieuse, plus universitaire, si vous voulez.
Mettre à la disposition des travailleurs immigrés des
connaissances très techniques, universitaires de professeurs
de droit, davocats très soucieux de la défense... »
Le Gisti sest donc constitué sur cette base relativement
technique, et si Jean-Jacques de Felice y a été actif
dans les premières années de lassociation comme
lattestent les comptes rendus de ces réunions, il manifeste
aujourdhui une certaine distance à légard
de cette spécificité : « Moi, jai
toujours été en difficulté avec létat
desprit trop juridique. Jai toujours pensé que si
on senfermait dans le droit, on arrivait, à la fin, à
oublier un peu lessentiel. Parce que si le droit devient de plus
en plus technique et répressif dans ses détails, lavocat,
même sil défend les intérêts des gens,
reste associé à ce système légal sans le
contester. Jai beaucoup apprécié le travail du Gisti.
Mais il a pris le risque de devenir de plus en plus technicien dun
droit quil avait dénoncé en lui-même ».
Cest le même sentiment qui est exprimé lorsquon
lui demande de raconter la manière dont fonctionnait le Gisti
dans les années 1970 : « Il y avait des réunions,
des recours... Mais si vous voulez, tous ces amis sont devenus,
sont restés plus des professionnels juristes, je ne dis pas amoureux
du droit mais très engagés dans la défense des
textes, dans la construction des textes. Moi ce qui manimait plus,
cétait lutopie à long terme, cest-à-dire
le dépassement du droit. Mais ce qui est la caractéristique
de ces moments-là, cest quil y avait des échanges,
et parfois des échanges extrêmement vifs, je ne dis pas
brutaux, mais je me souviens de discussions épiques avec de grandes
fâcheries entre des gens qui se réunissaient... Cétait
souvent 46 rue de Vaugirard chez les étudiants protestants ou
à la Cimade, entre travailleurs du droit, avocats, magistrats,
travailleurs sociaux, individualités, professeurs, philosophes...
Mais le Gisti, de plus en plus, est devenu un regroupement de techniciens,
me semble-t-il. Ce qui ma beaucoup intéressé dans
cette période là, cest lidée de participer
à un combat que lon croit inutile ou voué à
léchec ou utopique, et que finalement on est tout surpris
de voir gagner au bout de quelques années... Lapartheid
par exemple, si on nous avait dit, il y a trente ans, quon arriverait
à son abolition, on ne laurait jamais cru... Cétait
très fraternel, à la fois très conflictuel, très
idéaliste et puis très
contradictoire... »
Christian Bourguet :
pour un droit des étrangers militant
DFils de pasteur, né en 1934 à Nîmes
mais ayant grandi en Algérie et au Maroc, Christian Bourguet
fait remonter à ses souvenirs denfance sa sensibilité
à la question de la différence des cultures : « Les
cultures respectives étaient à la fois différentes
et mélangées, et cest quelque chose qui me reste
très profondément. En plus, mon père était
très intéressé par lIslam, par tous les problèmes
dalphabétisation, donc jai été depuis
très tôt convaincu par lidée que des communautés
pouvaient vivre tout à fait correctement ensemble ».
Cest dans ce Maghreb qui reste pour lui associé
à lidée dune certaine tolérance quil
commence son droit, puisquil sinscrit en licence au Maroc
en 1952, tout en travaillant dans un cabinet davocat, avant de
partir à Sciences Po-Grenoble pour poursuivre ses études
dans de meilleures conditions. Son objectif, en tant que juriste, est
de devenir professeur de droit plutôt quavocat : mais,
après son premier DES, il reçoit sa feuille de route et
doit partir comme officier en Algérie. De retour à Paris,
en septembre 1962, il peine dans un premier temps à trouver du
travail. Il passe quatre ans dans un cabinet où il apprend véritablement
sa profession, et, sombre héritage de la guerre dAlgérie,
il participe aux procès des membres de lOAS. Autre versant
de son apprentissage, Christian Bourguet participe également
au concours de la Conférence du stage, et sen tire fort
brillamment puisquil est second secrétaire de la promotion
de 1965. Cet épisode, qui peut sembler anecdotique, est important
pour la suite de sa carrière, puisque cest dans le cadre
de ce concours quil rencontre deux autres avocats stagiaires,
un spécialiste de droit du travail, Bertrand Vallette et un jeune
collaborateur de Robert Badinter, François Chéron, avec
qui il va monter un cabinet davocats.
Durant les années 1966-1970, deux types daffaires
vont plus particulièrement être importantes pour les liens
futurs de Christian Bourguet avec le Gisti. Dune part, suite aux
événements de mai 68, il va défendre de nombreux
étudiants. Ce sont les mêmes qui, quelque temps plus tard,
militants dans les foyers dimmigrés, vont lui faire connaître
cette réalité. Par ailleurs, Christian Bourguet va assurer
la défense de Christian Belon, qui fut le premier français
à détourner un avion de ligne pour attirer lattention
sur le sort des Palestiniens, en 1970. Cette défense le conduira
au Liban, où lavion avait atterri, puis le fera entrer
dans les réseaux de soutien aux mouvements palestiniens puis
iraniens.
Dun point de vue juridique, cette expérience
lui permettra notamment dacquérir une spécialisation
sur les questions dasile et de réfugiés. Pendant
les années 1970, pratique professionnelle et pratique militante
se confondent donc en partie : la défense des étudiants
de 68 le mène à la lutte des foyers, la sensibilité
aux questions internationales le conduit à une technicité
juridique nouvelle mais aussi à des engagements tels que ladhésion
à lAssociation française des juristes démocrates,
entre 1971 et 1979, et à Amnesty International. Pour le compte
de ces deux organisations, Christian Bourguet entreprend de nombreuses
missions internationales comme observateur judiciaire.
Mais revenons au Gisti, et au témoignage de Christian
Bourguet : « En 68, jai défendu beaucoup
détudiants. Parmi eux, certains ont choisi, dans les années
70, soit de partir travailler à lusine, soit de vivre et
travailler dans les foyers dimmigrés pour les informer
sur leurs droits, leur apprendre à lire, à écrire...
En réalité, ce sont en quelque sorte les précurseurs
du Gisti... »
« Par la suite, ils ont commencé
à créer, dans les foyers, des comités de résidents
qui ont revendiqué des droits, et notamment le droit dobtenir
le départ des gérants qui étaient tous danciens
militaires à la retraite, et qui traitaient les immigrés
des foyers comme sils se trouvaient dans de véritables
enclaves coloniales. Cétait insupportable et donc
appelons-les comme on les appelait à ce moment-là
ces gauchistes cherchaient au fond à dénoncer ça
et à travailler sur cet événement. »
« Et le Gisti, si jai bien compris
parce que je nai pas participé en réalité
à la création même du Gisti a été
créé au fond sur les mêmes idées, mais par
des gens qui avaient dautres engagements, qui étaient plus
branchés sur un travail technique. Tandis que
les autres, ceux avec qui je travaillais, moi, étaient vraiment
des agitateurs, des politiques ; cétait des trotskistes,
cétait des Lutte Ouvrière, cétait tout
ça. Quand ils allaient dans les foyers, ils memmenaient,
je participais un petit peu à la formation des gens, pour leur
dire : Oui, vous avez ces droits-là. »
Cette première familiarisation avec le monde des
foyers dimmigrés qui, à la même période,
préoccupe aussi le Gisti dont les membres rédigent plusieurs
notes sur le sujet, va déboucher sur un mouvement important :
« Et cest comme ça quun
beau jour, je crois que cétait en 73, ça a commencé.
Javais défendu des gens dun foyer AFTAM de Montreuil.
Ils connaissaient dautres personnes qui étaient dans un
foyer à Compiègne. Ces derniers mavaient demandé
de les défendre, parce quils trouvaient quils payaient
trop cher. Ils sont allés au palais de justice et rencontré
un magistrat qui était membre du syndicat de la magistrature
on la appris plus tard qui leur a expliqué
comment faire. Et, finalement, jai déposé pour eux
une plainte pour prix illicite, puisque, à lépoque,
les prix étaient encore bloqués ». Cette
première plainte va donner naissance à une première
grève de loyers, puis à plusieurs autour de plaintes similaires
déposées pour dautres foyers dans lesquels vont
se développer des comités de résidents, puis un
Comité de coordination qui va commencer à se réunir
régulièrement.
« Très, très vite, au bout
de quelques réunions seulement, jai vu arriver André
Legouy et Patrick Mony qui étaient à lépoque
respectivement Gisti et Cimade. Je moccupais dune bonne
dizaine de foyers, quand on ma dit quArlette Grunstein était
désignée comme avocate pour un foyer, jai dit :
Super ! On commence à travailler
ensemble très vite, et là il va y avoir des procès
tous azimuts. Grosse, grosse, très grosse bagarre, qui va durer
en fait jusquen 81. »
Cette longue bataille judiciaire, le Gisti va en assurer
la coordination en se chargeant de la diffusion de linformation
et notamment de la jurisprudence entre les avocats. Ce travail commun
va dailleurs constituer une sorte de formation militante pour
une génération de jeunes avocats. « ça
a permis de former tout un groupe de jeunes avocats quon va retrouver
ensuite dans toutes les luttes. Le Gisti, cétait ladresse
commune, ça a été la base de travail de tout ce
combat, qui a été un combat monstrueux. A un moment, il
y a eu 120 foyers en grève en France ». Si le rôle
du Gisti a ainsi été important, cest aussi du point
de vue de la définition dune ligne politique particulière,
visant à laisser le contrôle des opérations aux
intéressés eux-mêmes : « Jai
toujours participé aux négociations [avec le pouvoir politique]
en tant quavocat. Le Gisti na jamais, à ma connaissance,
participé aux négociations en tant que négociateur.
Le Gisti assistait les membres du Comité de Coordination, comme
moi. La ligne politique, au sens général du terme, était
de dire : cest leur lutte, ce sont les immigrés des
foyers qui prennent les décisions, nous, on est là pour
les aider, éventuellement les conseiller, mais les décisions
ce sont eux qui les prennent ».
Il nest pas question ici de cerner tous les enjeux
de la lutte des foyers [1]. On
peut néanmoins retenir que cette expérience, du point
de vue de lavocat Christian Bourguet dans ses rapports avec le
Gisti, a eu une double importance : cest à cette occasion,
à travers le Comité de Ccoordination, quil a découvert
lassociation et la double spécificité de son ancrage
juridique et de sa volonté de soutenir les luttes des immigrés
sans les instrumentaliser. Par ailleurs, cet épisode est aussi
lapprentissage dune forme de travail en réseau entre
jeunes avocats militants qui se spécialisaient dans le domaine
du droit des étrangers.
Si la lutte des foyers sest avérée
une riche expérience, elle sest néanmoins estompée
pour Christian Bourguet à la fin des années 70, pour des
raisons personnelles et professionnelles. Cest vers 1983-1985
quil revient sur le terrain du droit des étrangers, à
loccasion dune nouvelle affaire : « À
partir de 1983, jai eu lidée de me dire : une
reconduite à la frontière quest-ce que cest ?
Lidée cétait de dire : raccompagner quelquun
à la frontière cest laccompagner au-delà
de la limite qui sappelle frontière. Donc ça veut
dire dabord quil y a une limite. Mais pour ramener des gens
dans leur pays, on les envoie en avion, donc à quel endroit se
trouve cette limite pour sortir de France ? Est-ce que ça
ne serait pas avant la sortie de lespace aérien français,
est-ce que ça ne serait pas dans laéroport ? »
Christian Bourguet développe ainsi lidée
quau-delà de la zone de contrôle des douanes, le
voyageur nest plus sur un territoire national mais dans un espace
international, puisque, par exemple à loccasion dune
escale, on ne lui demande pas de présenter son passeport sil
ne sort pas de laéroport. « Donc, je
soutiens ça pour un palestinien quon voulait renvoyer en
Jordanie alors quil était né dans les territoires
occupés et quil ne connaissait pas la Jordanie, il avait
simplement pris un passeport jordanien pour venir faire ses études
en France. Et là je perds, je vais en appel, je perds, je vais
en cassation, je perds : tout le territoire de Roissy est en territoire
français ».
Ce premier échec sur la question ne lempêche
pas de continuer à défendre de nombreux étrangers
en insistant sur ces questions de reconduite à la frontière,
notamment à loccasion dune nouvelle affaire concernant
plusieurs jeunes gens originaires du Bangladesh, renvoyés sur
Londres parce quils avaient pris un vol Karachi-Londres-Paris.
Christian Bourguet nous raconte : « Et
donc moi, instruit par cette première affaire, je leur dis :
même à Karachi, vous soutenez que vous êtes dans
une zone internationale, que vous ne voulez pas sortir. Du coup, on
les a renvoyés sur Paris. Et du coup, là, je fais des
recours et je soutiens devant le tribunal administratif quil doit
y avoir un sursis à statuer au refus dentrer, parce que
cette zone est en France, comme les tribunaux judiciaires viennent de
le dire. Et là, extraordinaire, le tribunal administratif dit :
pas du tout, cest hors de France. Le Conseil dÉtat
dira : cest hors de France. Donc, cest à la
fois en France et hors de France, selon le sens dans lequel on traverse !
Et cest comme ça quà partir de 88, je commence
à faire des référés voie de fait contre
le ministre de lintérieur, pour les gens qui sont dans
les aéroports, et à cette occasion jai rencontré
des gens, avec le Gisti dailleurs, le Gisti sest beaucoup
investi sur laffaire... »
« Par exemple, Patrick Mony pourrait vous
raconter quon a rencontré un commissaire de police dOrly
qui nous a donné énormément de renseignements,
qui nous a fait visiter tous les locaux, etc. A la limite, cest
lui qui nous a donné cette idée de la zone internationale,
en nous disant que, pour eux, les policiers, cétait la
zone internationale, et que cétait la fiction qui leur
permettait de priver les gens de liberté. Je me suis engouffré
là-dedans pour développer lidée. Et cest
ça qui donnera lieu à une condamnation du ministre de
lintérieur en 91, qui donnera lieu à la loi sur
les zones dattente, qui donnera lieu à la négociation
à laquelle jai participé avec le Gisti ou pour le
Gisti pour la mise au point du cahier des charges des associations visiteuses
en zone dattente. Dailleurs, le Gisti se fera finalement
virer au profit de lOMI. Il y a eu aussi toutes ces négociations
avec le ministère de lintérieur. Donc jai
recommencé à travailler avec le Gisti en gros à
partir de 83-84. »
Le second rapprochement de Christian Bourguet avec le
Gisti sopère donc sur ces questions, en collaboration avec
quelques interlocuteurs privilégiés dans lassociation,
et de manière complémentaire avec dautres formes
dinvestissements, comme la participation pendant plusieurs années
aux formations organisées par lassociation à destination
de membres du milieu associatif ou de travailleurs sociaux. Cet engagement
sur les questions de droit international et de réfugiés
sarticule à un rapport au droit qui se veut créatif,
quitte à remettre en cause une certaine routine perçue
dans le fonctionnement de lassociation : « Mon
objectif, cest dessayer davoir de nouvelles idées,
dexplorer des terrains pas encore bien explorés parce que
personne au fond na suffisamment bien réfléchi à
ce quon pouvait faire dans ce cas de figure, à ce que ça
signifiait, au prolongement de telle ou telle théorie que plus
personne ne discute parce que ça semble évident à
tout le monde. Au fond, développer une espèce de doute
cartésien permanent, de dire je ne crois en rien ; je reprends
tout le raisonnement à la base, et jessaie de voir sil
ny a pas un endroit où ça pourrait coincer. Si ça
coince, je mengouffre, ça durera six ans sil le faut...
Ce quil manque peut-être au Gisti, ce sont de vrais séminaires
de réflexion et de brain trust, un peu comme on en a eu avec
le groupe de Genève sur les réfugiés, par exemple
à un moment donné sur lhistoire de la désobéissance
civile. Des gens disaient : « Moi, les illégaux,
je les prends en charge chez moi, je ne me cache pas, et si on marrête,
je vais en prison, et je dis pourquoi, et je revendique ».
Ce type dattitude-là est important pour faire bouger les
choses.
*
* *
Cet article avait avant tout pour fonction de retracer deux parcours
davocats compagnons de route plus ou moins proches du Gisti, à
différents moments de leur carrière. À travers
ces entretiens et ces points de vue personnels transparaissent un même
attachement à une association « ressource »
de la part davocats soucieux de défendre la cause des immigrés
dans une perspective politique, quelle soit issue de lexpérience
de la guerre dAlgérie ou de la proximité militante
avec les membres des foyers ou des réfugiés politiques.
Néanmoins, on perçoit également que ces mêmes
avocats ont tendance à critiquer une certaine spécialisation
technicienne du Gisti. Il resterait à établir si ce jugement
illustre avant tout un désenchantement ou une nostalgie des luttes
des années 1970, ou renvoie à une limite du travail par
le droit comme instrument de remise en cause du politique.
Notes
[1] Voir sur ce point larticle
de Mireille Galano, « Une lutte exemplaire »
Dernière mise à jour :
20-10-2003 19:51
.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/53-54/parcours.html
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