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Plein Droit
n° 50, juillet 2001
« L'enfermement des étrangers »
Zones d'attente :
une gestion policière
Stéphane Julinet
Ancien permanent de l'Anafé
L'histoire des zones d'attente a suivi celle de la politique
d'immigration qui, depuis vingt ans, vise à durcir les conditions
d'entrée et de séjour des étrangers. Fonctionnant
pendant des années hors de tout cadre législatif, leur
légalisation n'a fait qu'entériner une situation de fait
sans pour autant que la situation des étrangers maintenus se
soit améliorée.
Officiellement créées il y a moins de dix ans par la loi
du 6 juillet 1992, les zones d'attente ont pourtant une longue histoire.
La pratique consistant à maintenir en zone internationale des étrangers
désireux de déposer une demande d'asile était en
effet dénoncée de longue date. La loi n'a fait qu'entériner
les faits : l'histoire des zones d'attente, comme celle des centres de
rétention [1], est celle
d'une course entre le droit et la pratique, au fur et à mesure
que celle-ci s'est vu contestée et combattue au nom du droit. Faute
de les voir supprimées, il était au moins permis d'espérer
que l'irruption du droit dans ces zones permettrait d'y limiter les pratiques
les plus arbitraires. C'était sans doute faire preuve de beaucoup
de naïveté, ou de résignation, en l'absence d'un rapport
de force politique favorable, donc sans possibilité d'imposer un
changement de logique. Tant que la volonté affichée par
l'État sera de refouler tous les étrangers démunis
des documents - toujours plus nombreux et difficiles à obtenir
- nécessaires à l'entrée en France, tous les moyens
seront bons pour y parvenir. Le paradoxe est qu'il y arrive de moins en
moins [2] mais l'essentiel est
de faire croire qu'il essaie.
La conjonction de conditions d'entrée plus restrictives, d'un
climat de suspicion de plus en plus lourd et du large pouvoir d'appréciation
laissé à la police entraîne mécaniquement
une augmentation du nombre d'étrangers non-admis sur le territoire
et de ceux qui demandent l'asile à la frontière faute
de pouvoir le faire une fois sur le territoire. Se pose alors la question
de la situation dans laquelle se trouvent ces personnes entre leur arrivée
et leur refoulement (ou leur admission éventuelle).
L'histoire des zones d'attente, comme celle des centres de rétention,
est ainsi la conséquence d'une politique d'immigration visant
depuis vingt ans à durcir les conditions d'entrée et de
séjour des étrangers. Dans les années 1970, lorsqu'à
la tolérance (sinon l'encouragement) de l'immigration irrégulière
succède la politique de « maîtrise des flux
migratoires », c'est d'abord aux étrangers en
situation irrégulière que s'attaque l'administration,
multipliant les mesures d'expulsion jusque là réservées
aux étrangers dont elle estimait qu'ils menaçaient l'ordre
public. Éclate alors le scandale des prisons clandestines [3],
où l'on interne les étrangers en voie d'expulsion, comme
à Arenc sur le port de Marseille. Ces pratiques seront légalisées
par la loi Bonnet du 10 janvier 1980 sur laquelle la loi Questiaux du
29 octobre 1981 ne reviendra que très partiellement.
C'est seulement à partir du milieu des années 1980 que
les conditions d'entrée en France se sont sérieusement
durcies. À quoi bon en effet éloigner les étrangers
en situation irrégulière si les frontières sont
des passoires qui les laissent entrer ! Ces restrictions à l'entrée
vont prendre deux formes : l'augmentation du nombre de documents exigés
pour accéder au territoire, et le pouvoir donné à
la police des frontières d'apprécier les motivations de
l'étranger qui désire entrer en France.
En 1986, les étrangers dispensés de visa, qui doivent
déjà présenter les justificatifs relatifs à
l'objet et aux conditions de leur séjour et aux garanties de
leur rapatriement, sont obligés désormais de justifier
de leurs moyens d'existence pendant la durée de leur séjour.
En 1987, ces obligations sont étendues aux étrangers soumis
à l'obligation de visa - c'est-à-dire, depuis l'automne
précédent, quasiment tous - alors que pour obtenir ce
visa, ils ont déjà dû fournir tous ces justificatifs
au consulat. En fait, le droit d'entrée conféré
par la présentation des documents requis est supprimé
pour permettre aux services de contrôle de s'assurer de la pertinence
des motifs de voyage invoqués.
Fraudeurs potentiels
La circulaire du ministère de l'intérieur du 17 septembre
1986 expose en effet que les motifs de refus d'entrée étant
jusque-là limitativement énumérés, les services
de contrôle ne pouvaient apprécier les motivations réelles
de l'étranger et « ne disposaient donc d'aucun
moyen pour s'opposer à l'entrée en France de candidats
à l'immigration irrégulière, dès lors que
ceux-ci étaient en possession des documents requis »(et
que leur présence ne constituait pas une menace à l'ordre
public). La circulaire ne précise pas clairement en revanche
à quoi on doit reconnaître qu'un étranger en règle
est « candidat à l'immigration irrégulière ».
La circulaire du 8 août 1987 donne peut-être une indication
en notant que les services de contrôle ont désormais un
véritable pouvoir d'appréciation, « notamment
pour les voyageurs originaires de pays sources d'immigration irrégulière ».
De là à penser que tous les étrangers qui ont réussi
à obtenir un visa et qui sont en possession de tous les justificatifs
requis mais qui sont ressortissants de pays dont sont originaires de
nombreux étrangers en situation irrégulière sont
des fraudeurs qu'il faut donc refouler, il y a un pas qui certes n'est
pas franchi, mais qui est pour le moins suggéré.
La gauche revenue au pouvoir en janvier 1988, n'a supprimé aucune
de ces conditions nouvelles, elle a au contraire contribué à
stigmatiser les demandeurs d'asile. Ainsi, en 1991 furent créés
les visas (consulaires) de transit aéroportuaire, obligatoires
pour effectuer un simple changement d'avion sans même sortir de
la zone internationale pour les ressortissants d'une quinzaine de pays
« sources de demandeurs d'asile », demande
d'asile ainsi assimilée à l'immigration irrégulière.
Elle est aussi à l'origine de la pénalisation du refus
d'embarquement (tentative de soustraction volontaire à l'exécution
d'une décision de refus d'entrée sur le territoire).
La deuxième loi Pasqua se « contentera »
d'inscrire expressément dans les textes que les décisions
de refus d'entrée sont exécutoires d'office. La loi Chevènement,
enfin, se limitera à remplacer le certificat d'hébergement
par une simple attestation d'accueil et à prévoir la motivation
des décisions de refus de visa pour quelques catégories
d'étrangers, mesure contrebalancée par l'institution,
en novembre 2000, d'une commission de recours contre ces décisions
dont la saisine est obligatoire préalablement à l'engagement
d'un recours contentieux.
Des pratiques connues et dénoncées
Jusqu'en 1992, aucun texte ne précisait les conditions dans
lesquelles les demandeurs d'asile, les étrangers en transit interrompu
ou à qui aucune décision de refus n'avait été
notifiée pouvaient être retenus en zone internationale.
Une circulaire du ministère de l'intérieur du 26 juin
1990 avait juste complété l'article 35 bis de l'ordonnance
du 2 novembre 1945 prévoyant que les étrangers non admis
pouvaient être placés en rétention administrative.
Cette circulaire expliquait ainsi que « l'étranger
qui a fait l'objet d'un refus d'entrée a le droit d'être
libre dans la zone internationale, lorsqu'elle existe et qu'elle présente
des installations convenablement adaptées aux types de surveillance
et d'hébergement requis pour l'étranger en cause ».
Elle précisait aux préfets qu'« en matière
maritime toutefois, vous vous efforcerez d'obtenir de la compagnie qui
a transporté l'étranger concerné qu'elle le conserve
à son bord ». Ce n'est que « dans
les autres cas [qu']il sera, en application de l'article 35 bis
[
] placé dans un local ne relevant pas de l'administration
pénitentiaire en situation de rétention administrative »,
étant précisé par ailleurs qu'« aucune
décision de mise en rétention administrative ne peut être
prise à l'égard des demandeurs d'asile tant que l'éventuelle
décision de refus d'entrée n'a pas été notifiée ».
Depuis quelques années, pourtant, les pratiques des services
de contrôle aux frontières commençaient à
être connues et dénoncées. Connues parce que l'augmentation
du nombre de personnes maintenues en zone internationale des aéroports
parisiens les a enfin rendues visibles aux salariés de l'aéroport
et des compagnies aériennes, et que certaines organisations syndicales
se sont alors rapprochées des associations de défense
des droits de l'homme et des droits des étrangers. Un groupe
de travail, créé en 1987, donna naissance en 1989 à
l'association nationale d'assistance aux frontières pour les
étrangers (Anafé) pour coordonner l'action des différentes
organisations, notamment face au ministère de l'intérieur.
Pratiques dénoncées parce que la liberté des étrangers
dans une zone portuaire « fermée et dotée
d'accès gardés par la police » ou dans
une zone aéroportuaire « étanche [
]
située entre le point d'arrivée des passagers et les contrôles
de police », placés sous la surveillance constante
de la police, relève de la fiction. On comprend l'intérêt
de l'administration : retenir des personnes pour une durée indéterminée
sans aucun contrôle.
Condamnation pour « voie de fait »
Seulement, depuis la Déclaration des droits de l'homme et des
citoyens de 1789 au moins, nul ne peut être détenu que
dans les cas et selon les modalités prévus par la loi.
L'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme
de 1950 prohibe également la détention arbitraire, et
l'article 66 de la Constitution de 1958 fait de l'autorité judiciaire
le gardien de la liberté individuelle.
Aussi, nombre d'étrangers vont engager des procédures
devant les tribunaux qui conduiront à la condamnation de l'État,
notamment par le tribunal de grande instance de Paris qui, en mars 1992,
qualifiera même cette véritable détention de « voie
de fait ». La Cour européenne des droits de l'homme
est également saisie. Elle confirmera, en 1996, que le maintien
en zone internationale constitue bien une détention au sens de
l'article 5 de la convention et que, n'étant ni prévue
par la loi, ni limitée dans sa durée, ni contrôlée
par un juge, elle viole cet article.
Pour faire face aux contestations, le ministre de l'intérieur
socialiste choisit la voie législative en déposant, en
décembre 1991, un amendement à un projet de loi en discussion.
Celui-ci autorisait les services de contrôle aux frontières
à maintenir en « zone de transit »
les étrangers non-admis, demandeurs d'asile ou étrangers
en transit interrompu, pendant une durée de vingt jours pouvant
être prolongée de dix jours supplémentaires par
le juge administratif.
Le Conseil constitutionnel, saisi par le Premier ministre, censura
la loi au motif que, par la combinaison de sa durée et du degré
de contrainte qu'il revêtait, ce maintien portait à la
liberté individuelle une atteinte qui imposait l'intervention
du juge judiciaire dans les meilleurs délais pour la contrôler.
La loi présentée par le ministre suivant a donc intégré
formellement cette exigence et soumis la prolongation du maintien en
« zone d'attente » au-delà de quatre
jours, et pour une durée de huit jours renouvelable, à
l'autorisation du président du tribunal de grande instance. Ces
délais extraordinairement longs pour une détention administrative,
sont sans commune mesure avec ceux de la garde à vue ou de la
rétention administrative, alors que l'administration ne reproche
strictement rien aux intéressés : elle refuse simplement
de les admettre sur le territoire.
De plus, le bilan de l'application de la loi du 6 juillet 1992 montre
que le contrôle du juge est largement illusoire. Cette loi s'applique
en principe aux étrangers qui arrivent par voie aérienne
ou maritime. L'administration refuse pourtant de l'appliquer dans les
ports où elle continue de consigner les passagers sur les navires
qui les ont acheminés pendant la durée de l'escale, à
charge pour l'armateur, le capitaine et l'équipage de se débarrasser
d'eux ailleurs.
Fiction juridique
Une nouvelle bataille s'engage alors, à partir de 1994, avec
les affaires de l'Altaïr à Dunkerque, en avril, et du Mimoza
à Brest, en juin, pour contraindre l'administration à
appliquer un texte pourtant dénoncé moins de deux ans
plus tôt comme attentatoire au droit d'asile et à la liberté
individuelle ! La loi est inapplicable dans les ports, proteste le ministre
de l'intérieur, et il la fait modifier en décembre pour
permettre le transfert d'un étranger non-admis d'une zone d'attente
à une autre d'où il pourra être procédé
à son refoulement (par exemple d'un port à un aéroport
parisien) sans qu'il soit considéré comme ayant pénétré
sur le territoire.
La fiction juridique s'éloigne de plus en plus de la réalité
physique. Malgré cette réforme, l'État refuse toujours
d'appliquer sa propre législation et s'obstine à refuser
le débarquement des passagers maritimes et à les consigner
à bord des navires, bien que cette pratique ait été
déclarée illégale par le Conseil d'État
en 1998 après une longue bataille de procédure. Il a même
envisagé, en 1996, dans un avant-projet de ce qui deviendra la
loi Debré en 1997, de légaliser cette consignation à
bord, avant de se raviser.
Mais l'essentiel des étrangers concernés arrive par voie
aérienne dans les aéroports parisiens, principalement
à Roissy. Il suffit de consulter les rapports successifs de l'Anafé [4]
pour constater que la situation des étrangers qui sont maintenus
en zone d'attente, loin de s'être améliorée, s'est
profondément dégradée : après avoir diminué
entre 1992 et 1996 du fait de l'accélération des procédures
et de la violation du droit à un délai d'un jour franc
avant le refoulement, la durée de maintien a augmenté,
notamment pour les demandeurs d'asile, non pas pour permettre une instruction
plus attentive des dossiers mais parce que les services concernés
sont au contraire débordés.
L'exercice des droits théoriquement reconnus aux personnes maintenues
(assistance d'un interprète, d'un médecin, d'un conseil)
est toujours aussi aléatoire. Des pratiques jusque là
sporadiques deviennent des modes de gestion, comme l'utilisation de
la violence ou le refus d'enregistrer les demandes d'asile, voire la
présence même de personnes livrées à elles-mêmes
pendant des jours en zone de correspondance, rabrouées par les
policiers avant d'obtenir qu'ils acceptent enfin de s'occuper d'elles
et de les enfermer en zone d'attente ! L'ouverture, au début
de l'année 2001, du nouveau bâtiment spécialement
conçu pour héberger les personnes maintenues en zone d'attente
a amélioré leur prise en charge au niveau matériel
mais constitue surtout un aboutissement dans la rationalisation de la
gestion policière voire pénitentiaire d'une population
enfermée plus hermétiquement et séparée
plus radicalement que jamais du monde extérieur et qui n'a commis
d'autre délit que celui de vouloir entrer en France.
Notes
[1] Voir l'article sur les
centres de rétention ?
[2] Voir Stéphane Julinet
: « Dans les zones d'attente, atteinte aux libertés
et inefficacité », Plein Droit n° 44, décembre
1999, p. 23 à 28.
[3] Voir, dans ce numéro,
l'article p. 20.
[4] Voir les rapports publiés
par l'Anafé, notamment le dernier.
Dernière mise à jour :
6-05-2003 16:22
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Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/50/gestion.html
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