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Plein Droit n° 49, avril 2001
« Quelle Europe pour les étrangers ? »

Asile : échouage
et navigation à vue

ÉDITO

Dans leur combat opiniâtre pour inciter l'Europe à construire des barrières contre les arrivées inopinées de réfugiés, les autorités françaises jouent de malchance. Voici que, sans crier gare, des gens qui ne sont pas des Américains ont débarqué le 17 février dernier sur nos côtes de Provence. Un millier de Kurdes venus d'Asie ? En général, ces exodus des temps présents avaient la décence de s'arrêter sur les côtes grecques ou italiennes, ce qui permettait de ne pas douter de notre grande fermeté : pas de ça chez nous, il faudrait bien voir que la France accorde une prime à l'asilobusiness ! Ainsi, après Noël 1997, quand les côtes italiennes reçurent presque autant de Kurdes, Rome leur accorda des sauf-conduits, ce qui lui valut — s'en souvient-on ? — de vives remontrances des voisins, France en tête. Et, réunis en urgence, les ministres des Affaires étrangères de l'UE parlèrent de trouver des solutions européennes. On en était resté là.

Seulement voilà : c'est au tour de la France d'être prise au piège d'une pseudo-politique d'asile qui révèle chaque jour davantage son absurdité, autant que son injustice, aux termes de laquelle le seul bon réfugié est... le réfugié qui reste chez lui. Une politique au jour le jour, encore plus rigide que celle de nos voisins (rappelons-nous l'accueil d'Algériens au compte-goutte en pleine période de guerre civile), que l'on cherche à convaincre de la justesse de notre modèle : halte au laxisme en matière d'asile, n'a-t-on cessé de clamer en France jusqu'à l'épisode de Fréjus.

Dans la doctrine de nos gouvernements successifs depuis plus de vingt ans, tout réfugié est a priori quelqu'un qui cherche à abuser du droit international et de notre réputation de « terre d'asile et des droits de l'homme » — un cliché devenu encombrant pour un pays qui s'est fait une spécialité de faire les gros yeux à ses voisins, jugés trop perméables au « risque migratoire ». Car la chose est jugée, même s'il se trouve parfois peu de dirigeants pour dire tout ce qu'ils pensent vraiment. C'est à un ancien ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, qu'est échu le devoir d'affirmer très vite : « Nous sommes devant un problème qui est celui de réfugiés économiques, il ne s'agit pas de réfugiés politiques. Si nous les acceptons sur notre territoire, nous ouvrons toute grande une brèche, donc on ne peut pas les accepter », demandant donc, en toute logique, « qu'on les rapatrie d'où ils viennent » [1]. Le parti socialiste a, sans attendre, emboîté le pas de celui dont il fustigeait naguère la xénophobie, par le biais d'une sentence à peine rosie de son premier secrétaire François Hollande : ces réfugiés, il faut les soigner et les accueillir avec humanité, « mais ne pas donner l'illusion et l'espoir d'une intégration dans notre pays » [2] — déclaration d'une étonnante gratuité quand on sait que ces Kurdes n'avaient visiblement pas la France pour destination !

Au fil des ans, l'argumentaire anti-réfugiés s'est affiné et diversifié. Ce ne sont plus aujourd'hui seulement, aux yeux de nos autorités, des immigrants économiques déguisés en réfugiés politiques — une distinction au demeurant inepte quand on veut l'appliquer à des minorités persécutées. Ce sont aussi des « clandestins », des « malheureux », victimes de passeurs sans scrupule et de trafiquants de main-d'œuvre : entériner leur présence sur notre sol, ce serait donc « une formidable incitation à tous les trafics », a également dit M. Hollande, vite relayé par le Premier ministre, Lionel Jospin, qui a sorti les grands mots en parlant de « ne pas donner une prime aux entreprises criminelles de transport d'hommes et de femmes » [3]. On gomme ainsi une réalité que chaque tentative de forcer nos portes rend plus évidente : l'« incitation » et la « prime » en question, c'est notre impossible politique de fermeture des frontières qui, en amont, les produit. À l'occasion des guerres en ex-Yougoslavie, on a également mis au point l'argument « républicain » universaliste : ainsi, accueillir en nombre les Albanais du Kosovo, c'était se rendre complice des déportations perpétrées par les Serbes [4]. Étrange casuistique, qui revient à dire que la persécution ethnique n'existe pas parce qu'elle n'est pas convenable, et à confondre reconnaître et accepter.

Au nom de tous ces beaux principes, le premier réflexe de nos gouvernants est celui de la rigidité : aux demandeurs d'asile, on commence par répondre « non ». Puis, si les médias s'en emparent et si l'opinion s'émeut, on fait prudemment marche arrière. Pour ne pas paraître se dédire, on avance la solution du traitement des dossiers « au cas par cas » : les vrais réfugiés resteront, les autres partiront. Solution juridiquement irréprochable mais totalement inadaptée lorsqu'on est confronté à un débarquement collectif. Alors, futur maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoé a déclaré sans rire qu'il allait falloir « prévoir le rapatriement de certaines de ces personnes vers leur pays d'origine » [5] (en l'occurrence l'Irak, avec lequel la France n'entretient plus de liaisons aériennes).

On connaît la suite : le fiasco de la fausse zone d'attente, créée en toute hâte dans un camp militaire, la fronde des juristes, l'impossibilité matérielle d'instruire préalablement tous les dossiers un par un, tous les Kurdes relâchés dans la nature avec un sauf-conduit, et — honte suprême — nos voisins allemands rappelant la France à ses engagements communautaires en lui renvoyant quelques fugitifs. Depuis lors, il est probable que la majorité des réfugiés auront rejoint leur destination projetée, et l'on est prié d'oublier vite l'incident. Un pilotage à vue qui a dû rétrospectivement faire sourire certains de nos partenaires, à l'heure où l'on reparle de trouver des « solutions européennes » : notre pays contraint à son tour d'invoquer le burden sharing (expression consacrée qui désigne le demandeur d'asile comme un fardeau qu'on doit se partager).

Mais la palme revient sans doute à l'ancien ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, qui a attendu la remise en liberté des Kurdes de Fréjus pour sortir de son mutisme. Admettant qu'il s'agit de personnes dignes de considération, à cause de l'embargo subi par l'Irak, il a déclaré qu'il fallait « donner des directives très fermes à la marine nationale pour repérer de tels arrivages et les arraisonner » [6] — on notera la délicatesse de la formule. Faute de quoi, ajoutait-il, cela risque de se reproduire. En effet, mais alors ? Que feront, au large, nos vaillants garde-côtes devant « de tels arrivages » ? Inciter, par le seul fait de leur menace, les capitaines à les jeter à la mer ? En Méditerranée, l'hypothèse n'est hélas pas absurde. Les reconduire, mais jusqu'où, et avec quelles garanties d'intégrité et de vie sauve pour les voyageurs, une fois sortis des eaux territoriales ? Quelle cynique incohérence de la part d'un homme prêt à admettre la légitimité de ces réfugiés !

Personne, dans les milieux politiques, ne paraît pressé de tirer un bilan de l'épisode tragi-comique de l'East Sea, si révélateur d'un incapacité générale à penser la question de l'asile autrement que par une surenchère de mesures inefficaces mais vexatoires, sinon contraires aux droits de l'homme. La forteresse Europe va probablement multiplier miradors et barbelés de toute nature face à ce qui est défini comme un « risque ». Avec le peu de succès que l'on prévoit : MM. Pasqua et Chevènement ont raison, cela n'est pas fini.


Notes

[1] Libération, 19/2/2001, p. 5.

[2] Ibid.

[3] Libération, 20/2/2001, p. 3.

[4] Cf. le dossier « Quel asile pour les Kosovars ? », Plein Droit, n° 44, décembre 1999.

[5] Ibid.

[6] Le Monde, 24/2/2001.

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Dernière mise à jour : 23-10-2001 16:10 .
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/49/edito.html


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