Les gens du voyage
en mobilité surveillée
Violaine Carrère, ethnologue
et Christophe Daadouch, juriste
Entre le désir de l'État de les voir
s'installer et celui des élus locaux et d'une grande partie de
la population de les voir circuler, les gens du voyage sont dans une
situation paradoxale : il leur est imposé de se sédentariser
sans que personne ne souhaite qu'ils puissent le faire.
Les « gens du voyage » présents sur le territoire
français peuvent, sur bien des points, alors même que la
majorité d'entre eux sont français, être assimilés
aux étrangers : leur statut est un statut largement dérogatoire
au droit commun, leur citoyenneté est limitée, ils sont
victimes d'un régime policier répressif et de politiques
locales ségrégatives. Symbolisant comme nul autre la liberté
de circulation, ils font sauter les frontières nationales et
locales.
Il n'est alors pas étonnant que les pouvoirs publics tentent
de les astreindre à résidence, de les sédentariser,
parfois au mépris des droits fondamentaux. Cependant, cette volonté
se heurte non seulement à la résistance des gens du voyage
eux-mêmes mais encore
à l'hostilité d'une large part de la population et des
élus locaux.
Toute l'histoire des relations entre nomades et sédentaires
est une histoire violente, en Europe comme ailleurs, et le XXe siècle
finissant n'échappe pas à la règle. La France,
bien loin d'assouplir et d'adapter la réglementation qui régit
l'existence des nomades qu'ils soient Roms, Tsiganes, Gitans,
étrangers ou français tend à renforcer
l'aspect répressif de cette réglementation et, malgré
tous les rapports rédigés sur la question durant les dernières
décennies, à exacerber les contraintes qui pèsent
sur la vie des itinérants.
A chaque fois, la problématique est la même : il
s'agit de limiter leurs déplacements pour mieux les contrôler,
de nier les réalités de la vie nomade, et de tenter de
la faire « coller » avec les fonctionnements de
la vie sédentaire. Une circulaire récente du ministre
de l'intérieur sur la domiciliation vient encore une fois de
l'illustrer.
Depuis 1912, tous les textes s'appliquant aux personnes qu'on a successivement
dénommées « nomades », « sans
domicile ou résidence fixe », et « gens du
voyage » ont prévu l'obligation, pour elles, de détenir
un « titre de circulation ». Ce document est à
la fois un justificatif d'identité, une attestation d'exercice
d'une activité professionnelle ambulante ou tout simplement la
preuve d'un mode de vie itinérant.
L'obligatoire sédentarisation
La loi du 3 janvier 1969 a instauré la notion de « commune
de rattachement ». Les textes qui ont suivi loi
du 10 juillet 1985, loi Besson du 31 mai 1990
ont gardé ce principe de rattachement à une commune des
nomades et de toute personne sans domicile fixe.
La façon dont s'organise ce rattachement est plus qu'intéressante
pour saisir au-delà de la situation faite aux seuls
nomades ce que la société française
conçoit comme lien entre la citoyenneté et le territoire,
entre habiter un lieu, résider, et appartenir à une collectivité.
Être rattaché à une commune, a priori, pourrait
signifier être assimilé à un membre de cette entité
socio-politique. Un tel rattachement serait alors, par nature, source
de droits.
La loi de 1969, qui prend soin de spécifier que ce rattachement
« ne vaut pas domicile fixe et déterminé »,
précise également qu'il produit « tout ou
partie des effets attachés au domicile ». Si, de
fait, ce rattachement permettra de jouir de certains droits, tout montre
qu'il est d'abord une contrainte, un moyen de surveillance et, finalement,
de sédentarisation symbolique.
Un premier signe de cela peut déjà se voir dans le caractère
obligatoire du rattachement à une commune. La loi ne présente
pas formellement l'absence de rattachement comme punissable, mais est
punissable le fait, pour toute personne « désireuse
d'exercer une activité ambulante ou de circuler »,
de ne pas détenir un titre de circulation. Or, la demande de
titre de circulation doit être déposée « en
préfecture ou sous-préfecture de l'arrondissement de la
commune à laquelle [cette personne] désire être
rattachée ». Le non-respect de cette obligation,
passés six mois sans domicile fixe, est passible d'un an d'emprisonnement.
D'ailleurs, illustrant le caractère contraignant de ce rattachement
communal, l'article 9 précise que toute demande de changement
de commune de rattachement « doit être accompagnée
de pièces justificatives, attestant l'existence d'attaches que
l'intéressé a établies dans une autre
commune de son choix ». Selon l'article 26 du décret
du 31 juillet 1970, ces liens réels peuvent être la
scolarité des enfants, l'acquisition d'un terrain, un contrat
de travail ou la présence de membres de famille. En toute hypothèse,
ce ne peut être une simple convenance personnelle, ou un choix
libre tel que peut l'exercer tout citoyen.
Ainsi, le rattachement est effectué pour une durée minimale
de deux ans et ce n'est que si « des circonstances d'une
particulière gravité le justifient » qu'il
peut être dérogé à cette règle de
durée minimale.
Égalité d'obligations
On voit que le mot « choix » qu'utilisent
les textes doit s'entendre en fait comme un choix tout relatif. L'élection
de ce domicile qui n'en est pas un, en même temps qu'elle est
obligatoire, est complètement encadrée.
On ne sera donc pas surpris de constater que ces « effets
attachés au domicile » sont surtout des obligations :
l'accomplissement des obligations fiscales, l'accomplissement des obligations
prévues en matière de sécurité sociale et
l'obligation du service national.
La « domiciliation » dans une commune de rattachement
permet donc de garantir l'égalité entre nomades et sédentaires
pour ce qui concerne les obligations du citoyen. On notera d'ailleurs
que ce souci a été très loin, puisque c'est dès
l'âge de 16 ans, et non à la majorité, que s'impose
le rattachement à une commune.
L'égalité des droits est-elle de même garantie ?
En France, la jouissance de droits sociaux est étroitement liée
à un domicile. Pour les sédentaires et les personnes disposant
d'un domicile fixe, l'affaire est en général simple :
on dépend de telle caisse de sécurité sociale,
de telle caisse d'allocations familiales, etc. Les démarches
s'effectuent donc dans des lieux proches du domicile.
Les gens du voyage, au fil du temps, et parce que rien dans les textes
ne l'interdisait, ont vu leurs divers droits ouverts là où
ils « résident » ou stationnent au moment
de l'ouverture de ces droits : naissance d'un enfant, obtention
d'un emploi (un peu) durable ou départ d'un emploi, arrivée
à l'âge de la retraite, etc. De nombreux nomades ont donc
couplé le rattachement communal à des domiciliations variées
et changeantes.
On peut s'inquiéter des difficultés causées aux
administrations par cette situation. Cependant, elle n'est pas différente
de ce qui se passe pour de très nombreux « sédentaires »
contraints par la précarité de leur emploi et de leurs
ressources à des déménagements successifs très
fréquents. Lorsqu'il s'agit de gens du voyage pourtant, plus
encore que pour l'ensemble des « sans domicile fixe »,
l'instabilité du domicile suscite de la suspicion, malgré
toutes les possibilités de contrôle dont dispose l'administration.
Les difficultés liées à l'absence d'un domicile
fixe ont pourtant été l'un des soucis qui ont présidé
au vote de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte
contre les exclusions. Le législateur a pris en compte ces difficultés
et prévu que les personnes « sans domicile fixe »
puissent produire, pour se voir délivrer des pièces administratives,
une attestation émanant d'une association ou d'un organisme d'accueil.
Quelle domiciliation
?
Dans une circulaire du 3 août 1999 (NOR/INT/9/99/00177/C),
le ministre de l'intérieur vient de donner ordre aux préfets
d'exclure les gens du voyage de cette procédure de domiciliation
associative. Il indique qu'il « y a lieu de rejeter les
attestations de domicile émanant d'associations qui seraient
produites par des personnes remplissant les conditions de délivrance
des titres de circulation prévus par la loi du 3 janvier
1969 ».
Bref les « gens du voyage » ne peuvent produire
une attestation émanant d'une association ou d'un organisme d'accueil
à l'appui d'une demande de délivrance de pièces
administratives (carte nationale d'identité et inscription sur
la liste électorale), mais aussi pour l'exercice de leurs droits
sociaux. Une fois de plus, un pas est franchi dans la tentative de contraindre
ces sans domicile fixe considérés comme un peu spéciaux
que sont les gens de culture nomade à n'avoir d'autre lien juridique
et administratif avec la France que via une certaine commune, la commune
à laquelle ils sont « rattachés »,
même si celle-ci se trouve à 1 000 kms du lieu
où, l'année X, ils travaillent, circulent, vivent.
Dans le même temps où s'exerce cette pression pour « fixer »
les nomades, se sont multipliés les obstacles à leur stationnement
ou à leur installation.
L'échelon municipal est un rouage essentiel dans l'exercice
des droits des personnes sans domicile fixe. Le pouvoir principal des
élus locaux réside dans l'aménagement ou non d'aires
d'accueil des gens du voyage. Sur ce point, et sans forcer le trait,
tout montre que les gens du voyage ne sont guère les bienvenus
sur l'espace communal.
La loi Besson de 1990 prévoyait, aux termes d'un article 28
pris par amendement, sans véritable débat, que les communes
de plus de 5 000 habitants devaient aménager des aires de
stationnement. Cette loi purement incitative, dépourvue de toute
sanction pour les maires et les départements défaillants,
n'a été appliquée que de façon très
marginale.
Des aires de relégation
Un bilan réalisé à la fin 1999, soit presque dix
ans après le vote de la loi, dresse un constat accablant :
seulement 47 départements ont élaboré un schéma
d'accueil et 17 parmi les 47 l'ont adopté définitivement.
Sur les 1 739 communes de plus de 5 000 habitants,
seules 358 ont une aire de stationnement et encore, bien souvent une
simple aire de passage, peu aménagée, alors que les textes
évoquent la nécessité d'aires destinées
à un stationnement prolongé.
Les aires de stationnement, qu'elles soient créées par
des communes de plus de 5 000 habitants ou par des communes
plus petites, sont qualifiées par les nomades, comme par les
observateurs, d'aires de relégation : elles sont situées
à proximité de décharges, de bretelles d'autoroute,
dans des zones inondables ou aux confins de zones industrielles. Ce
qui rend évidemment difficile l'exercice d'une activité
professionnelle, l'accès aux commerces et aux infrastructures
publiques, la scolarisation des enfants.
La loi relative à l'accueil des gens du voyage, qui vient d'être
adoptée par le parlement [1],
ne bouleversera qu'à la marge les règles applicables en
matière d'aménagement d'aires. Si les instruments de contrainte
sont certes plus importants, si les incitations financières ne
sont pas négligeables (prise en charge par l'État de frais
d'investissement liés à l'aménagement d'une aire,
participation aux frais de fonctionnement, augmentation de la dotation
globale de fonctionnement des communes concernées), la toile
de fond reste plus le désir de contrôler, voire d'exclure,
que d'accueillir.
De manière constante depuis la fin des années soixante,
la création de lieux de stationnement réservés
coïncide avec le renforcement des réglementations et la
limitation significative des possibilités de stationnement spontané.
Comme le faisait remarquer le rapporteur du texte, la loi vise à
« répondre à la préoccupation, exprimée
par de nombreux élus locaux, d'éviter les installations
illicites des gens du voyage sur le territoire de leur commune [
].
La lassitude de certains élus est compréhensible du
fait des problèmes répétitifs posés par
le stationnement des gens du voyage... ».
Du coup, l'un des articles clés de ce projet de loi consiste
à renforcer les pouvoirs du maire en cas d'occupation illicite
dès lors que la commune s'est dotée d'une aire d'accueil.
Comme la loi reste silencieuse sur la qualité des aires, sur
leur localisation, il est par ailleurs à craindre que les communes
continuent d'aménager des pseudo-aires dans des zones insalubres
et excentrées pour répondre aux obligations légales
et donc sanctionner les contrevenants.
Au nom du principe de libre administration des collectivités
locales, le Sénat, sous la pression de la puissante Association
des maires de France, ne fait que pousser à son terme la logique
implicite du projet de loi. L'essentiel des amendements vise à
renforcer plus encore les pouvoirs des maires : en étendant
par exemple leurs pouvoirs de police administrative et en leur permettant
d'ordonner eux-mêmes l'expulsion sans décision du juge.
Consensus politique
Il est par ailleurs souhaité que les maires soient exonérés
de toute responsabilité civile ou pénale pour les voies
de fait qu'ils auraient accomplies dans le cadre des procédures
d'expulsion.
Sur ce terrain, les clivages politiques ne sont pas essentiels et on
doit par exemple à Michel Charasse d'avoir proposé de
retirer au juge au profit du maire et du préfet
les pouvoirs d'expulsion. Pour compléter, le même sénateur
a défendu l'idée de procédures collectives d'expulsion
et proposé qu'en l'absence d'identification des gens du voyage
concernés par la mesure d'expulsion, une astreinte soit prononcée
au seul vu des numéros d'immatriculation des caravanes !
Les élus locaux qui cherchent à éviter la présence
de nomades sur le territoire de leur commune, ont également le
pouvoir de restreindre leur présence « virtuelle »,
c'est-à-dire le fameux « rattachement » évoqué
plus haut.
Il faut rappeler que les gens du voyage qui veulent être rattachés
à une commune relèvent d'un régime d'autorisation
préalable et doivent obtenir l'accord du maire. Surtout, ils
ne peuvent, aux termes de la loi de 1969, représenter plus de
3 % de la population municipale. Le texte précise que « lorsque
ce pourcentage est atteint, le préfet ou le sous-préfet
invite le déclarant à choisir une autre commune de rattachement ».
Cette limite de 3 % a été souhaitée par crainte
que des communes ne gonflent artificiellement leur population électorale
par l'ajout de nomades, censés être vulnérables
et donc manipulables !
L'inscription sur les listes électorales fait en effet partie
des rares « effets attachés au domicile »
produits par le rattachement à une commune qui ne soient pas
des obligations. Mais une restriction très forte a été
mise à l'octroi de ce droit, en contradiction flagrante avec
le principe de l'égalité des citoyens : cette inscription
sur les listes électorales ne peut se faire qu'au bout d'un rattachement
ininterrompu de trois ans dans la même commune. Ce délai
a été voulu, lui aussi, pour empêcher des maires
de « monnayer » l'accueil de nomades contre un bulletin
de vote.
On prive ainsi, dans les faits, du droit de vote une grande part des
nomades : ceux qui changent de commune de rattachement et les jeunes
majeurs. Au total, selon un rapport de 1990 du préfet Delamon
au Premier ministre, cette obligation a pour effet de priver 75 %
des gens du voyage du droit de vote. Ceci s'ajoutant aux difficultés
liées à la distance, au moment d'un scrutin, entre la
résidence et la commune de rattachement, la possibilité
réelle d'exercer le droit de vote est bien faible pour les gens
du voyage.
Finalement donc, le rattachement à une commune n'ouvre que très
peu aux nomades l'accès à la citoyenneté et aux
droits qui y sont attachés.
En dehors de la tenue de l'état civil, ce rattachement a peu
d'incidences sur leur vie. La loi de 1969, d'ailleurs, excluait les
droits sociaux des effets attachés à une commune de rattachement.
Ceci avait pour avantage de ne pas entraver la mobilité des gens
du voyage, susceptibles, on l'a vu, d'être « accueillis »
par un organisme ou une association agréés proche de leur
résidence du moment pour bénéficier de leurs droits
sociaux.
Le ministre de l'intérieur, par la circulaire citée plus
haut qui exclut les gens du voyage de la faculté de jouir d'une
domiciliation associative, les oblige à ne relever que de leur
commune de rattachement pour bénéficier du RMI, des prestations
familiales, des diverses aides sociales.
Critère ethnique ?
Il a été contredit par sa collègue, la ministre
des affaires sociales, qui, dans une réponse au Sénat [2],
énonce que « rien ne s'oppose bien entendu à
ce que le bénéficiaire de RMI soit domicilié dans
sa commune de rattachement, mais celle-ci n'est pas légalement
opposable pour la domiciliation au regard du RMI, la liberté
de choix étant laissée aux intéressés ».
Dans un courrier à des associations en date du 15 décembre
1999, elle ajoute que les gens du voyage doivent être considérés
comme sans résidence stable au sens de la loi de 1988 relative
au RMI et peuvent être domiciliés afin d'exercer leurs
droits et obligations.
On ne voit en effet pas au nom de quoi le principe d'égalité
serait rompu, distinguant, parmi les sans domicile fixe, les personnes
de culture nomade des autres. Un critère ethnique ? Le très
républicain Chevènement nous offre là une attitude
plus que surprenante. En tout état de cause, bien des arguments
peuvent être apportés à l'encontre de cette circulaire.
Elle donne une interprétation erronée des lois de 1969
(relative au régime applicable aux personnes circulant en France
sans domicile ni résidence fixe), de 1988 (loi du 1er décembre
1988 relative au revenu minimum d'insertion) et de 1998 (loi du 29 juillet
1998 d'orientation relative à la lutte contre les exclusions).
Par ailleurs, elle porte atteinte à la liberté d'aller
et venir, principe fondamental reconnu par les lois de la République
en astreignant les gens du voyage à leur seule commune de rattachement
pour l'exercice de leurs droits. Cette restriction est également
contraire au protocole n° 4 de la Convention européenne
des droits de l'homme en date du 16 décembre 1963 relatif
au droit de circuler et de choisir sa résidence librement. Enfin,
en ce qu'elle peut viser des ressortissants d'États membres de
l'Union européenne, elle viole l'un des principes du traité
instituant la Communauté européenne qui prévoit,
en son article 18, le droit pour les citoyens de circuler librement.
Si autant de principes et de textes sont bafoués, c'est bien
parce que les gens du voyage interpellent les pouvoirs publics exactement
sur un point névralgique : ils posent la question de l'étroite
imbrication entre résidence, domicile et citoyenneté,
laquelle paraîtrait, sans eux, une évidence, alors qu'elle
ne l'est pas.
(1)
Loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et
à l'habitat des gens du voyage (JO du 6 juillet 2000).
(2)
N° 18128 JO Sénat Q, 6 janvier 2000, p. 47.
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Dernière mise à jour :
23-10-2001 16:05
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