Et si on faisait payer
les étrangers ?
Serge Slama
Enseignant-chercheur à l'Université
Paris X-Nanterre
Suite à un recours déposé
par le Gisti, le conseil d'État a annulé, le 20 mars
2000, le refus des ministres de l'emploi et de la solidarité
et de l'économie d'abroger un arrêté du 17 mars
1997 fixant le montant de la « redevance » perçue
lors du contrôle médical imposé aux étrangers
pour obtenir un premier titre de séjour en France. Cette visite
qui a « essentiellement pour objet la protection de la santé
publique » aurait dû être gratuite.
1697. Louis XIV règne. S'achève une énième
guerre laissant la France exsangue. Le pouvoir royal cherche à
renflouer les caisses du royaume. Lui vient alors l'idée :
« Et si on faisait payer les étrangers ? » (1)
. Par déclaration royale du 22 juillet 1697, complétée
par un arrêt du conseil du roi du 30 juillet 1697, une
nouvelle taxe est créée, venant s'ajouter aux nombreuses
autres impositions auxquelles sont assujettis les étrangers et
descendants d'étrangers sous l'Ancien régime.
1997. Un arrêté interministériel du 17 mars
1997 augmente le montant de la « redevance » que
les étrangers désireux d'obtenir un premier titre de séjour
doivent verser à l'occasion de la visite médicale qu'ils
subissent. Alors que tous les autres contrôles médicaux,
organisés dans un souci de protection de la santé publique
(à l'école, à l'armée ou au travail) sont
gratuits, celui-ci qui ne concerne que les étrangers
est payant et, qui plus est, fixé par un « simple »
arrêté interministériel, alors que le pouvoir de
créer une imposition nouvelle appartient constitutionnellement
au seul législateur.
Autre temps, murs similaires ? En tout cas, cette anecdote
est significative de l'attitude constante des pouvoirs publics à
l'égard des étrangers. Lorsqu'ils résident en France,
non seulement ils contribuent à l'imposition commune comme tout
national mais, de plus, il n'est pas rare qu'on leur demande un effort
supplémentaire.
C'était donc le cas pour cette visite médicale à
laquelle sont tenus de se soumettre les étrangers qui souhaitent
obtenir un premier titre de séjour en France (lors de leur entrée
ou lors d'une régularisation), en application d'articles du code
du travail et du décret de 1946 portant statut des étrangers.
Cet examen, qui peut avoir lieu à l'étranger, mais qui
est pratiqué le plus souvent, en France est assuré par
les médecins de l'Office des migrations internationales (OMI)
ou par des médecins agréés auprès de cet
office ou auprès des représentants diplomatiques français.
A l'origine, cette visite avait comme objectif premier de contrôler
« l'aptitude » des travailleurs étrangers
recrutés en nombre par l'Office national de l'immigration (auquel
s'est substitué l'OMI). La politique d'arrêt de l'immigration
décidée dans les années soixante-dix a fait disparaître
cette justification. Le contrôle a, cependant, été
maintenu et réorienté prioritairement vers des objectifs
de santé publique. Il a été étendu à
toutes les catégories d'étrangers. Ce contrôle,
dont les modalités sont fixées par un arrêté
ministériel du 6 juillet 1999, comprend un examen sommaire
(vue, poids, taille, analyse d'urine), une consultation médicale
et une radiographie des poumons.
Cette visite donnait lieu à la perception d'une somme fixée,
par des arrêtés ministériels du 17 mars 1997,
à un forfait de 1750 francs pour les familles (dans le cadre
du regroupement familial), à 360 francs pour les étudiants
et les réfugiés, et à 1050 francs pour les
« autres étrangers » (« visiteurs »,
« vie privée et familiale » ; etc.).
Pour les travailleurs « salariés », l'employeur
s'acquitte de cette redevance en versant la « contribution
spéciale » lors de leur embauche.
Épinglé par la Cour des
Comptes
Toutefois, dans le cadre de la régularisation de dizaines de
milliers d'étrangers, suite à la circulaire de 24 juin
1997, le taux de 1050 francs a, dans un premier temps, été
appliqué à tous les étrangers régularisés,
même lorsqu'une carte « salarié » leur
était délivrée. Par instructions ministérielles
du 27 février 1998, le ministère de l'intérieur
a cependant admis que « compte tenu des difficultés
rencontrées par un certain nombre de familles pour acquitter
des sommes parfois supérieures à 10 000 francs (2)
[
], lorsque la demande [de régularisation] concerne
plusieurs membres d'une même famille, [
] l'ensemble
du groupe sera assujetti au versement unique d'un montant de 1750 francs ».
Ces sommes ne sont pas négligeables pour des personnes aux revenus
souvent modestes. Elles s'ajoutent à d'autres dépenses
nécessaires pour obtenir un titre de séjour : taxe
de chancellerie (650 francs pour un visa de long séjour
ou 1300 francs pour une régularisation sur place) et timbre
fiscal (220 francs) jusqu'à une période récente.
Rapportées aux prestations fournies, ces sommes apparaissaient
tout simplement prohibitives.
Dans son rapport annuel au Président de la République,
publié en novembre 1997, la Cour des comptes avait vigoureusement
critiqué le montant des sommes exigées par l'OMI. Elle
relevait notamment que « le niveau de cette redevance s'avère
très supérieur au service rendu » et que
« cette situation est d'autant plus choquante que l'OMI
justifie de ressources excédant largement ses besoins ».
Ce rapport révélait en effet que « l'OMI
bénéficie de recettes dont le montant est lié non
à ses charges mais à l'importance des flux migratoires.
[
] La dissociation structurelle entre les charges et les
recettes de l'organisme et le fait que celles-ci soient le produit de
taxes et redevances diverses dont les montants ont été
régulièrement accrus pour freiner l'emploi de nouveaux
travailleurs immigrés, ont au total assuré des résultats
annuels nets toujours supérieurs à 50 millions de
francs de 1987 à 1993, bien qu'une surestimation régulière
des charges à payer en minore l'importance ». En
termes moins technocratiques, l'OMI s'enrichissait sur le dos des étrangers,
ce qui permettait notamment de financer les actions en faveur des Français
à l'étranger, autre mission assurée par l'OMI.
Face à cette situation, en janvier 1998, quatre-vingts
médecins ont saisi le conseil national de l'ordre pour lui demander
de condamner fermement la pratique en vigueur à l'OMI :
« En tant que médecins, il nous paraît particulièrement
choquant et contraire à notre déontologie que l'on demande
une telle somme à des patients en général démunis.
D'autant plus que cet examen fait pour des motifs de santé publique
devrait être gratuit » (Le quotidien du médecin,
21 janvier 1998).
Ces dispositions n'étaient pas seulement choquantes. Elles paraissaient
illégales, et ce pour au moins deux raisons.
Il semblait tout d'abord que cette redevance n'avait pas lieu d'être.
Certes, il n'existe pas de principe général de gratuité
des services publics. Mais il est constant, en revanche, que si l'organisation
d'un service public administratif est légalement obligatoire
pour une personne publique, et que ce service fonctionne dans un intérêt
général qui dépasse celui de ses « bénéficiaires »
apparents, ce service doit être gratuit.
Un impôt déguisé
C'est bien le cas en l'espèce, où la visite n'est pas
imposée principalement dans l'intérêt des étrangers,
mais pour des motifs de santé publique (détection de maladies
présentant des risques pour la santé publique conformément
à des règlements sanitaires internationaux). Certes, les
étrangers qui subissent ce contrôle en retirent des informations
sur leur état de santé. Mais s'ils le jugeaient utile,
ils pourraient obtenir les mêmes informations auprès de
leur médecin habituel, pour des sommes beaucoup plus modiques
et remboursées par le sécurité sociale.
En deuxième lieu, à supposer même que cette redevance
puisse être payante, son coût ne devrait pas excéder
celui du service rendu, en application d'une jurisprudence traditionnelle
du Conseil d'État. Or, il a été rappelé
par la Cour des comptes que le taux de 1050 francs représentait
plus du double du coût réel du service rendu. De plus,
alors que le taux de cette redevance a constamment progressé
ces dernières années, le service rendu aux étrangers,
lors de cette visite, a diminué puisque certains examens ont
été supprimés (notamment la prise de sang). Cette
« redevance » a donc varié en proportion
inverse du service rendu
Il ne s'agissait donc pas d'une redevance, mais d'un impôt qui
n'aurait pu être instauré que par le législateur
en application de l'article 34 de la Constitution.
C'est pourquoi, le Gisti a demandé, en juillet 1998, aux
ministres de l'emploi et de la solidarité et de l'économie
la suppression d'un des arrêtés du 17 mars 1997 (celui
relatifs aux étudiants, réfugiés et autres étrangers)
fixant le montant de cet « impôt déguisé ».
Une décision qui fera date
Suivant les conclusions de son commissaire du gouvernement (3),
le conseil d'État a, dans un arrêt du 20 mars 2000,
entièrement suivi l'argumentation développée par
le Gisti en relevant que « ce contrôle médical
[
] n'a pas été institué dans le seul intérêt
de ces personnes [les étrangers], mais a essentiellement
pour objet la protection de la santé publique ; que dès
lors, ce contrôle médical ne constitue pas un service rendu
pouvant donner lieu à la perception d'une redevance ».
Il a donc annulé le refus des ministres concernés d'abroger
l'arrêté contesté et, en outre, donné injonction
à ces ministres d'abroger ces arrêtés dans un délai
de quinze jours de la notification de cette décision.
Qui plus est, le commissaire du gouvernement relevait, dans ses conclusions,
que si le conseil d'État ne suivait pas l'argument principal
du Gisti (gratuité de ce contrôle organisé dans
un motif de santé publique), il devrait « encore
annuler l'arrêté attaqué, pour l'un des motifs suivants,
tenant l'un au quantum [c'est-à-dire la disproportion] de
la redevance, l'autre à l'incompétence de l'auteur de
l'acte » (c'est-à-dire qu'il accueillait favorablement
l'ensemble des moyens développés par le Gisti).
Cette décision fera date. D'abord du strict point de vue juridique :
en décidant que cette jurisprudence serait « publiée
au Lebon (4) »,
le conseil d'État lui a accordé l'importance qu'elle méritait (5).
Ensuite, du point de vue pratique : les étrangers obtenant
un premier titre de séjour n'ont légalement plus à
verser cette somme à l'OMI, puisque les ministres concernés
ont abrogé l'arrêté en cause le 10 mai 2000
(paru au Journal officiel du 20 mai 2000), comme le leur
avait enjoint le conseil d'État.
Or, chaque année, ce sont près de 80 000 étrangers
qui sont soumis à cette visite médicale sans
compter les 75 000 étrangers admis au séjour dans
le cadre de la procédure de régularisation de 1997. En
outre, en application des règles de droit public, l'ensemble
des étrangers qui se sont acquittés à tort de cette
somme depuis quatre ans (6)
peuvent en demander le remboursement. Malheureusement, en cas de refus,
il leur faudra un avocat pour déposer un recours devant un tribunal
administratif et obtenir la condamnation de l'OMI.
Toutefois, étant donné l'importance de la perte de recettes
pour l'Office, les pouvoirs publics réfléchissent actuellement
à la possibilité de donner un fondement juridique légal
à ce prélèvement. Il a d'abord été
envisagé d'insérer dans le projet de loi de « modernisation
sociale » une disposition modifiant un article du code du
travail afin de créer une taxe parafiscale, qui consiste, pour
le législateur, à renvoyer au décret la fixation
du montant du prélèvement.
Se rendant peut-être compte de l'incongruité d'insérer
une telle disposition dans un texte comportant plusieurs mesures visant
à lutter contre les discriminations, la disposition en question
a finalement disparu du projet délibéré en conseil
des ministres le 25 mai 2000, après avis du conseil d'État.
Espérons que le gouvernement, qui affiche régulièrement
la volonté de combattre les discriminations frappant les étrangers,
abandonne définitivement ce projet, car aucune raison ne justifie
que la République fasse arbitrairement payer les étrangers
comme
la royauté en son temps.
Notes
(1) Cette
phrase et cette anecdote sont issues de l'intéressant ouvrage
historique de Jean-François Dubost et Peter Sahlins, Et si
on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés
et quelques autres, Flammarion, 1999.
(2) En
effet, dans le cadre de la procédure de régularisation
de 1997, certaines familles d'étrangers étaient initialement
assujetties au paiement pour chaque membre de la famille de la
redevance médicale de 1050 francs à laquelle s'ajoutait
la « taxe de chancellerie » pour la régularisation
du visa d'entrée (1300 francs) et le timbre fiscal (220 francs).
(3) Le
commissaire du gouvernement est un membre du conseil d'État qui
ne représente pas le gouvernement mais donne de façon
indépendante son avis sur l'affaire et donne lecture de ses conclusions
en séance publique.
(4) Il s'agit
d'un recueil de jurisprudences du conseil d'État qui a pour particularité
que c'est le conseil d'État lui-même qui
décide si un de ses arrêts sera « mentionné »
ou « publié » au Lebon.
(5) Il
faut également noter que cette décision n'est pas seulement
intéressante pour le moyen de fond retenu par le conseil d'État
mais également pour un argument de recevabilité de la
requête. En effet, par un oubli malencontreux, le Gisti a déposé
ce recours après l'expiration du délai de deux mois suivant
le rejet opposé par les ministres concernés. Mais comme
ceux-ci n'ont pas accusé de réception de la demande d'abrogation,
les délais de recours ne sont pas opposables en application de
l'article 5 du décret du 28 novembre 1983.
(6) Pour comptabiliser
ce délai, il faut prendre comme point de départ le 1er
janvier suivant le paiement de cette somme à l'OMI. Pour plus
de détails sur les modalités de remboursement, voir la
note pratique du Gisti sur ce sujet.
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Dernière mise à jour :
20-01-2001 19:29.
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