Des droits universels...
sous condition
Anne du Quellennec
Enseignante-chercheuse à l'Université
Parix X Nanterre
La Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789 proclame des droits universels. Inhérents à
la nature humaine, ils appartiennent à l'humanité toute
entière. De même, la Déclaration universelle des
droits de l'homme, adoptée par l'ONU en 1948, proclame des droits
civils et politiques et des droits économiques et sociaux valables
pour l'ensemble de l'humanité. Pourtant, on constate bien souvent
que les individus ne peuvent effectivement exercer leurs droits que
lorsqu'ils sont ancrés dans un territoire.
A titre d'exemples, l'accès aux logements sociaux,
aux services publics locaux, aux prestations sociales, ou tout simplement
la possibilité de se marier sont conditionnés par une
domiciliation sur une commune.
L'appartenance à une collectivité géographiquement
identifiée est en pratique un préalable nécessaire
à l'obtention de droits pourtant énoncés comme
universels. Cela se vérifie de façon particulièrement
nette pour les droits sociaux. On fait parfois valoir que la territorialisation
des droits le mécanisme de rattachement à
un territoire donné pour accéder aux droits
permet d'accroître la protection des plus démunis et donc
l'égalité de tous : les collectivités locales
seraient des relais de l'Etat-providence sur le terrain, resserrant
les mailles du filet « providentiel ».
En sens inverse, on constate que la territorialisation des droits,
en multipliant les cloisonnements juridiques, multiplie les obstacles
pour accéder aux droits. Qu'en est-il en réalité ?
L'exigence d'appartenance à une collectivité se traduit
juridiquement par des notions variables : le domicile, la domiciliation
ou encore la résidence. Aucune branche du droit ne fait l'économie
de ces notions, mais aucune n'utilise les mêmes critères
pour déterminer l'ancrage territorial pertinent pour accéder
à tel ou tel droit. Domicile civil, domicile fiscal, domicile
électoral, domicile de nationalité : aucun ne se
définit de la même façon.
Le domicile, au sens civil, est le lieu du principal établissement
de l'individu ; il a pour objet de le rattacher à un point
du territoire pour qu'il y exerce ses droits civils (mariage, filiation,
autorité parentale, successions
). Selon le code civil,
toute personne est censée avoir un domicile et un seul. Or, ces
impératifs se conjuguent mal avec les conditions de la vie moderne
caractérisée par une plus grande mobilité, qu'elle
soit volontaire ou bien subie en raison d'une situation de pauvreté
ou de grande précarité. C'est pourquoi l'évolution
législative tend de plus en plus à localiser juridiquement
les individus par le biais de la « résidence »,
à condition que celle-ci acquière une certaine durée.
Le lieu de rattachement de chacun est alors déterminé
par ses liens de famille, ses intérêts, ses habitudes :
c'est le lieu où cette personne vit ordinairement.
Cette évolution, particulièrement visible en droit de
la famille, est guidée par une volonté de souplesse et
de respect de la vérité : la réalité
de la résidence s'oppose au caractère de plus en plus
fictif du domicile.
Or, plus le critère de rattachement est interprété
de façon souple, plus le nombre d'individus qui peuvent faire
valoir des droits est élevé : si le critère
est celui de la résidence, il suffit que la personne « vive
ordinairement » sur le territoire d'une collectivité
pour pouvoir accéder aux droits et bénéficier des
services qu'elle procure. Cette tendance est donc révélatrice
d'un plus grand souci de protection des personnes.
En dehors du domicile civil, trois domaines illustrent bien la diversité
des éléments pris en compte pour déterminer ce
que la loi appelle selon les cas le « domicile »
ou la « domiciliation », cet ancrage territorial
indispensable à l'accès aux droits : il s'agit du
droit électoral, du droit fiscal et du droit de la nationalité.
Une « norme » fluctuante
et imprécise
Selon le code électoral, la détermination du domicile
conditionne l'inscription sur une liste électorale, modalité
indispensable à l'exercice du droit de vote. Cette inscription
résulte de trois conditions alternatives : avoir un domicile
réel dans la commune, y habiter depuis six mois au moins, ou
encore figurer pour la cinquième fois au rôle d'une des
contributions directes communales (1).
Il est de jurisprudence constante que l'existence d'attaches personnelles
dans la commune n'est pas pertinente et ne suffit pas à justifier
l'inscription sur la liste électorale de cette commune.
Si le droit électoral rejette avec véhémence l'idée
selon laquelle les liens personnels et affectifs peuvent être
pris en compte pour déterminer un domicile, on pourrait penser
que, dans les autres champs d'application de cette notion, les mêmes
conséquences en découlent. Tel n'est pas le cas :
la domiciliation est décidément une « norme »
fluctuante et imprécise.
Ainsi, la détermination du domicile fiscal fait appel aux notions
de foyer et de lieu de séjour. Par foyer, on entend
le lieu où le contribuable ou sa famille habite normalement,
c'est-à-dire le lieu de sa résidence habituelle, à
condition que celle-ci ait un caractère permanent. La détermination
du domicile fiscal fait donc intervenir des notions telles que les attaches
personnelles, les intérêts familiaux, la résidence
de fait.
L'exigence d'un ancrage territorial
pour accéder
aux droits revient toujours à élaborer un critère
permettant de déroger au principe d'égalité.
Le droit de la nationalité, lui, fait aussi référence,
pour déterminer le « domicile de nationalité »,
à « la résidence effective [correspondant]
au centre des attaches familiales et des occupations professionnelles ».
Mais, ce faisant, il restreint la notion de domicile au lieu de l'élargir,
puisqu'il exige que le domicile comporte des caractéristiques
supplémentaires par rapport à la notion classique du code
civil.
Le législateur tente, dans chacun de ses domaines d'intervention,
de définir le domicile ou la domiciliation, l'ancrage territorial,
en fonction des objectifs poursuivis par la loi. Si cette pratique offre
l'avantage d'une adaptation du droit à la réalité,
elle engendre cependant des éléments de complexité.
Ceci est particulièrement vrai au niveau local, lorsque le « domicile »,
la « domiciliation » ou encore la « résidence »
sur le territoire de la collectivité conditionnent l'exercice
des droits et l'accès à certains services municipaux,
départementaux ou régionaux.
Risques d'exclusion
Le caractère multiforme, la plasticité de notions qui
conditionnent l'accès à des droits, n'est pas sans danger.
En effet, les autorités locales peuvent jouer sur ce flou et
s'en servir pour déterminer des règles strictes d'appartenance
territoriale qui aboutiront à refuser l'accès aux droits
à de nombreux individus.
Pour bien comprendre comment ce risque peut se concrétiser,
il faut se rappeler que les procédures administratives d'exercice
des droits civils et sociaux fonctionnent suivant un principe de sectorisation
géographique qui aboutit à exclure de ces procédures
tous ceux qui, privés d'adresse ou dont l'adresse
ne présente pas de stabilité suffisante, comme les hôtels
meublés par exemple , ne peuvent se réclamer
d'une appartenance territoriale. Et lorsque ce n'est pas l'accès
aux droits et services qui est subordonné à une exigence
de la domiciliation, ce sont les modalités de cet accès
qui sont plus ou moins avantageuses (tarifs préférentiels
notamment) selon qu'on appartient ou non à la collectivité.
Compte tenu des conséquences de la sectorisation, il est important
de savoir quels droits peuvent être ou sont en pratique dépendants
d'un ancrage territorial.
Il s'agit avant tout des droits mis en uvre dans le cadre des
compétences décentralisées des collectivités
locales, dépendant de leur libre initiative : c'est notamment
le cas des prestations facultatives que les collectivités locales
peuvent mettre en place au titre de l'action sociale.
Mais il s'agit aussi de l'aide sociale légale, c'est-à-dire
de l'ensemble des prestations dont les collectivités locales
doivent obligatoirement assurer la charge. Ces prestations sont destinées
à faire face à des besoins auxquels les personnes concernées
sont dans l'impossibilité de pourvoir.
Les choix contestables
des communes
Traditionnellement, les collectivités décentralisées
ont peu de marge de choix en matière d'aide sociale légale,
puisque c'est la loi elle-même qui en fixe les règles,
et leur action se développe surtout dans le domaine des aides
facultatives. Mais, qu'il soit obligatoire ou facultatif, l'octroi de
ces aides est soumis à une condition de domiciliation, à
l'exigence d'un ancrage territorial, notamment au sein de la commune
qui gère l'aide sociale par l'intermédiaire du centre
communal d'action sociale (CCAS).
Aux termes de l'article 124 du code de la famille et de l'aide
sociale, toute personne résidant en France bénéficie,
si elle remplit les conditions d'attribution (parmi lesquelles figure,
pour certaines prestations, la condition de régularité
du séjour), des différentes formes de l'aide sociale.
A priori, ces aides, obligatoirement inscrites au budget des
collectivités locales, ne semblent soumises qu'à une simple
condition de résidence sur le territoire national. La commune
joue cependant en pratique un rôle important dans la distribution
de ces prestations, car c'est elle qui instruit les demandes.
Bien qu'aucune de ces aides ne dépende des communes puisque
c'est le département qui est compétent en matière
d'aide sociale , elles sont traditionnellement chargées,
moyennant une indemnisation, de monter les dossiers. L'exigence
d'un ancrage territorial pour accéder aux droits joue à
ce moment précis : seules les personnes domiciliées
dans la commune vont se voir ouvrir des droits tels que le droit à
l'aide médicale à domicile et hospitalière, l'aide
aux handicapés, l'aide aux personnes âgées alors
que, théoriquement, seule la résidence sur le territoire
français est exigée.
Ce choix est contestable tant sur le terrain de l'opportunité
que de la légalité. D'une part, en matière d'aide
sociale légale, la commune a peu de marge de manuvre, « l'établissement
du dossier constituant une obligation, indépendamment de l'appréciation
du bien-fondé de la demande » (2).
Et si, en matière d'action sociale facultative, l'accès
à certains droits peut en entraîner d'autres tel
l'accès au logement social, par exemple, qui ancre, de fait,
une personne au sein de la commune , l'accès à
l'aide sociale légale ne produit aucun de ces effets et ne « coûte »
rien à la collectivité, si ce n'est le poids des travailleurs
sociaux à sa charge.
D'autre part, cette pratique n'est pas conforme à la législation
sociale actuelle. Une circulaire du ministère de la santé (3)
rappelle qu'il est « illégal de refuser l'ouverture
de tels dossiers aux personnes sans domicile fixe, aux gens du voyage
et aux étrangers », en d'autres termes, aux personnes
ne pouvant pas forcément apporter la preuve d'un rattachement
fixe et unique à la collectivité. On ne saurait être
plus clair.
S'agissant au contraire des aides facultatives, leur bénéfice
est soumis à des conditions fixées discrétionnairement
par les pouvoirs publics locaux. Le fait que ces aides soient accordées
aux seuls habitants de la commune est quasiment leur raison d'être.
Décentralisation sociale
En effet, c'est en vue de privilégier ses propres habitants
que la commune octroie, sans y être contrainte, des aides financières
et matérielles : aides à la rentrée scolaire,
distribution de denrées aux familles en difficulté, aides
financières exceptionnelles sur demande, sorties pendant les
vacances pour les jeunes en difficulté
Depuis 1982, la priorité a été accordée
à la décentralisation sociale, c'est-à-dire au
transfert de compétences en matière sociale aux communes,
départements et régions, considéré comme
de nature à favoriser l'exercice réel de la démocratie (4).
Il s'agissait d'un revirement complet par rapport à une évolution
multiséculaire qui avait poussé à concentrer toujours
davantage, entre les mains de l'État, les décisions en
la matière. L'idée sous-jacente était que la société
civile recélait des capacités propres pour résister
à la crise et serait plus apte que l'État à le
faire. Mais, comme le soulignait Jacques Rondin dès 1985 (5),
cette pétition de principe pour « l'autogestion civile »
est plutôt révélatrice d'une impuissance, d'une
démission de l'État que d'une véritable volonté
politique. Les conséquences ? Des conflits de compétence
négatifs dont les populations marginalisées paient le
prix : dépourvue d'un ancrage territorial suffisant, une
partie de la population, alors qu'elle réside sur le territoire
de la collectivité mais le plus souvent aux frontières
de celle-ci , pourra constituer une « clientèle »
qu'aucune collectivité n'accepte de reconnaître comme sienne.
En effet, l'exigence d'un ancrage territorial pour accéder aux
droits, qu'il s'agisse de la notion rigoureuse du domicile ou bien de
la notion plus souple du lien avec la commune consacrée par le
conseil d'État (6),
revient toujours à élaborer un critère territorial
permettant de déroger au principe d'égalité.
Or, s'il est légitime de conférer aux collectivités
locales, au nom du principe constitutionnel de leur libre administration,
une marge de manuvre quant à la détermination de
leurs ressortissants qui auront accès aux droits
et services qu'elles créent , cette autonomie ne doit
pas pour autant aboutir à un isolement, un cloisonnement des
communes les unes par rapport aux autres, au risque d'exclure les individus
extra-territorialisés.
Ainsi, l'exigence d'un ancrage territorial comme condition d'accès
aux droits, par le biais juridique de la domiciliation, dessine une
sorte de catégorie intuitive l'« ayant
droit local », celui qui appartient pleinement et entièrement
à la collectivité et détermine en négatif
les individus « étrangers » à la collectivité.
Est-ce à dire qu'il faut pouvoir être labellisé
comme tel pour bénéficier du principe d'égalité
des usagers devant le service public ? Et alors que l'État
est censé être le garant de l'égalité sur
tout le territoire, la territorialisation des droits ne soulève-t-elle
pas de considérables contradictions au regard du principe d'égalité
des citoyens et de l'universalisme républicain ?
C'est l'idée même de solidarité que la domiciliation
met en jeu : elle
autorise à se « délier » de l'autre,
à se désolidariser de celui qui est différent en
raison de son mode de vie, ou bien parce que pauvre, étranger,
jeune
Ce refus du mélange réussit à faire
émerger l'idée selon laquelle ces « populations
autres » n'ont pas de légitimité à accéder
au système de protection, aux ressources fiscales de la collectivité
« financées » par ceux qui en ont la faculté.
Ne gérer que « ses »
pauvres
Une fois que « l'Autre » est figuré et catalogué
comme étranger, il est facile, évident de « lui
dénier tout bénéfice de la solidarité » (7).
Lorsque l'on parle d'accueil et d'hospitalité, on ne parle pas
seulement, en effet, des étrangers mais aussi du groupe d'accueillants :
la capacité de chacun à accueillir « renvoie
à sa propre image et en est le révélateur » (8)
.
Les réticences à mener une véritable politique
d'hospitalité, les attitudes protectionnistes au sein d'une collectivité
infra-nationale renvoient aux peurs que l'on retrouve à l'échelon
étatique, peurs liées à l'idée d'un « trop
plein ». Elles sont révélatrices d'un souci
de protection contre « un effet de contamination qu'engendrerait
la cohabitation avec les pauvres » (9).
Le terme de contamination a d'ailleurs été utilisé
au début de l'année 2000 par un élu parisien du
8e arrondissement, commentant les risques que ferait courir la décision
du rectorat revenant à sectoriser certains enfants des 18e et
10e dans son arrondissement.
La décentralisation qui portait en elle l'espoir
de voir dans les collectivités décentralisées autant
de relais de l'État permettant la prise en charge des plus démunis
par des institutions sur le terrain semble avoir été
perçue par les acteurs publics comme le moyen, au contraire,
d'exclure une population non désirable et de « gérer
ses pauvres » certes, mais rien que les siens.
Or, si l'appartenance à la collectivité territoriale
la « solidarité territoriale »
devenait plus discriminante que l'appartenance nationale, la logique
du « localisme », à savoir la valorisation
de la proximité, du pareil et de l'identitaire s'opposerait alors
de front à l'universalité.
Notes
(1) Article
L 11 du code électoral.
(2) Article
137 du code de la famille et de l'action sociale.
(3) Circulaire
n° 95-08 du 21 mars 1995 relative à l'accès
aux soins des personnes les plus démunies.
(4) J. Baguenard,
La décentralisation, Que sais-je, PUF 1996.
(5) J. Rondin,
Le sacre des notables, Fayard 1985.
(6) C.E. Sect.
13 mai 1994, Commune de Dreux, Rec. p.233.
(7) J. Barou,
Formes urbaines et rupture sociale, Hommes et Migrations
n° 1147, octobre 1991.
(8) D. Schnapper,
La relation à l'Autre, Commentaire n°
80, 1997.
(9) J. Donzelot,
Fragmentation urbaine et zones défavorisées : le
risque de désolidarisation, Hommes et Migrations n°
1147, octobre 1991.
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Dernière mise à jour :
20-01-2001 19:33.
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