Plein Droit
n° 45, mai 2000 « Double
peine »
« Corps à corps »
avec le monde associatif
Bernadette Hétier, secrétaire
nationale du Mrap chargée
de la coordination des questions d'immigration
Dans les années soixante-dix, un nombre croissant d'enfants
d'immigrés ayant subi des condamnations pénales même
très légères font l'objet de mesures administratives
d'expulsion : plus de 5 000 par an à partir
de 1977. Dès cette époque a existé dans
plusieurs régions (en particulier à Nantes), une forte
mobilisation de militants associatifs allant jusqu'à organiser
la clandestinité de quelques jeunes issus de l'immigration pour
les soustraire à des expulsions parfois répétées.
Pour protester contre cette politique destructrice, à la veille
des élections de 1981, la grève de la faim d'un jeune
« concerné », Hamid Boukhrouma, soutenu par
Jean Costil, de la Cimade, incite le candidat François Mitterrand
à leur adresser le 17 avril une lettre par laquelle il s'engage
à mettre fin aux expulsions [1].
La décennie 80 : de l'arrêt
à l'accélération des expulsions
Ces promesses auront bien pour effet, à court terme, l'arrêt
des expulsions. Cependant, dans la législation introduite pour
réformer l'ordonnance du 2 novembre 1945, le gouvernement ne
voudra pas se priver du droit régalien d'expulser « si
l'expulsion du territoire se révèle constituer une nécessité
impérieuse pour la sûreté de l'État » [2],
même si la ministre Nicole Questiaux affirme que « l'application
de ce texte sera limitée à quelques cas tout à
fait exceptionnels ». Ce qui devait n'être appliqué
qu'aux espions et aux terroristes servira, tout au long des années
quatre-vingt, à une nouvelle montée en puissante
progression du vote Front national oblige du « bannissement »
des jeunes issus de l'immigration, avec le point d'orgue de la première
loi Pasqua de septembre 1986.
Une nouvelle grève de la faim à Lyon, appuyée
par le slogan de campagne « J'y suis, j'y reste »,
obtient de justesse le soutien des parlementaires pour maintenir la
protection des mineurs contre l'expulsion. L'investissement des associations
dans la défense des expulsés, sans perspective de conquêtes,
dans un espace de lutte rétrécissant comme peau de chagrin
malgré la relative détente de la loi Joxe,
en 1989 se fera de plus en plus le dos au mur.
L'affirmation d'identité
de « Convergence 84 »
La traversée de la France à mobylette sur cinq itinéraires
convergeant sur Paris, en 1984, prolonge la célèbre marche
Marseille-Paris en affirmant que « la France, pour avancer,
il lui faut du mélange », et constitue une véritable
déclaration d'autonomie des jeunes issus de l'immigration par
rapport aux associations traditionnelles, qualifiées par eux
d'« institutionnelles ».
C'est déjà l'affirmation de l'identité « banlieue »
(mise « au ban » de la ville dans tous les sens
du terme), face à celle des militants politiques et associatifs,
ressentie comme du « centre ville ». Convergence 84
est aussi l'occasion de mettre sur la place publique les conflits société
française/jeunes issus de l'immigration dans les domaines de
la police et de la justice (conflits police-jeunes ayant conduit à
nombre de tragiques « bavures », application d'une
justice à deux vitesses qui, condamnant plus lourdement les jeunes
issus de l'immigration, provoque leur sur-représentation en prison).
Le refus global et persistant de reconnaître que la délinquance
est produite par l'état de la société n'est pas
une nouveauté de la fin du XXe siècle. Cependant,
l'exacerbation des inégalités et des exclusions sociales
qu'aucun gouvernement n'a su prévenir ou contenir, a de fait
érigé l'« insécurité »
en priorité politique et l'a mise au service de toutes les démagogies,
à commencer par l'amalgame « étranger-délinquant ».
C'est ainsi qu'au fil des ans, on a vu le retour en force de la répression,
en particulier de l'incarcération, comme moyen de mettre à
l'écart les nouvelles « classes dangereuses »
pour en « protéger » la société.
Les déferlements de xénophobie ont pour effet de « surdéterminer »
la situation des jeunes issus de l'immigration, en particulier ceux
tombés dans l'engrenage de la délinquance que la France
se refuse à reconnaître comme des délinquants « made
in France », selon l'expression de Mohamed Hocine, co-fondateur
du Comité national contre la double peine (CNCDP).
Le débat délinquance-répression
constat sans surprise traverse toutes les composantes
de la société, dont les militants des associations de
défense des droits de l'homme et de solidarité avec les
immigrés. Ce qui a le plus faussé la réflexion
des juristes et du monde associatif sur l'abolition de la « double
peine » en tant que rejet hors des frontières de celles
et ceux qui possèdent en France leurs principales, voire leurs
seules attaches personnelles et familiales, tient sans aucun doute à
l'application abusive du principe de proportionnalité [3]
entre le trouble causé à l'ordre public par une infraction
et le préjudice porté par la sanction à la vie
privée et familiale de son auteur. Il faudra des années
de luttes, sur tous les registres, des « concernés »,
de nombreuses associations et de leurs soutiens, pour que la « double
peine » soit enfin dénoncée et condamnée
pour ce qu'elle est, c'est-à-dire le « bannissement »
inhumain d'un sol ou territoire où s'enracine le droit
fondamental, donc absolu, de la personne à la protection
de sa vie privée et familiale.
Une violation des droits humains fondamentaux
Le méconnaître constitue certes une violation de l'article 8
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales, mais aussi telle est
l'affirmation tant des victimes que de nombre d'associations qui les
soutiennent un traitement pour le moins « cruel
et inhumain », parfois même « dégradant »,
c'est-à-dire une violation de l'article 3 de la même
Convention dont le respect s'impose de manière absolue. Poser
le problème en termes de droits humains fondamentaux, comme l'ont
fait les grévistes de la faim contre la double peine en 1992
à Paris, puis en 1998-1999 à Lyon, a considérablement
renforcé l'engagement des citoyens pour l'abolition de la « double
peine ».
Au printemps 1990, tandis que la loi Joxe n'a changé que partiellement
la donne et que le nouveau ministre de l'Intérieur se contente
de laisser « courir » les mesures d'éloignement
prononcées sous l'empire de la loi Pasqua de 1986, déboule
dans certains locaux associatifs (dont le Mrap) un groupe de « concernés »,
appuyés par des anciens de Convergence 84, qui viennent y réclamer
aide et soutien pour arracher au pouvoir politique non seulement leur
propre régularisation mais aussi l'abolition générale
de la « double peine ».
Si les associations sont de prime abord un peu surprises par la vigueur
de la démarche, elles sont déjà nombreuses à
la soutenir dès le premier meeting du nouveau Comité national
contre la double peine à la Bourse du travail à Paris,
le 6 octobre.
Pendant près de dix-huit mois, les associations, en nombre croissant,
et le CNCDP constitueront le Collectif national contre la double peine
au nom duquel seront effectuées toutes les démarches juridiques
ou politiques, dont la grève de la faim de janvier-février 1992
(à la Cimade).
Comme tel, le nouveau Comité possède une « force
de frappe » incomparablement plus convaincante que celle des
associations. Les intéressés eux-mêmes, révoltés
contre l'injustice qui leur est faite, portent leur revendication sur
la place publique et interpellent le Politique en toute légitimité.
De plus, constitué autour d'un objet unique, à la différence
des associations, le Comité peut centrer son action sur l'abolition
de la « double peine », ce qui décuple son
énergie et son efficacité médiatique et politique.
Par son action et son discours, radical mais juste, il lutte avec succès
pour s'approprier (ré-approprier ?) une légitimité
exclusive de parole « au nom de l'immigration ».
Vers l'autonomie
N'est-ce pas en cela même que réside le « malentendu »
si malentendu il y a entre le Comité
et les associations des droits de l'homme et de solidarité ?
Ne s'agit-il pas alors d'une étape historiquement inévitable
et du nécessaire prix à payer pour que s'affirme l'autonomie
des « concernés » face aux associations et
que puisse se nouer un partenariat ?
Dans ce contexte, il conviendrait de rappeler que la vérité
de l'engagement des associations contre le bannissement que constitue
la « double peine » ne se mesure pas seulement au
nombre de dossiers individuels traités ou de militants physiquement
mobilisés lors de manifestations ou de meetings du Comité,
puis du MIB. Ce dernier, soit dit en passant, comme les associations,
a bien dû élargir ses interventions pour répondre
à des urgences graves et multiples.
Si les mobilisations des victimes de la « double peine »
ont été le fer de lance indispensable de toute action,
les associations, à leur niveau et selon leurs modalités
propres, n'ont eu de cesse d'alerter les pouvoirs publics pour faire
changer des lois et règlements inhumains et iniques. C'est ainsi
qu'elles ont joué la carte de la Commission nationale consultative
des droits de l'homme afin que soient rendus au premier ministre des
avis qui, en la matière, préconisent l'abolition de la
« double peine » au nom du respect des droits fondamentaux.
De même, certaines d'entre elles (dont la Cimade, le Gisti, le
Mrap
) se sont-elles rendues aux auditions de la commission Chanet,
invitée par la garde des sceaux à lui présenter
des propositions d'aménagements exclusivement réglementaires
sur les interdictions judiciaires du territoire. Comment ne pas se féliciter
que la commission ait voulu aller au delà de son mandat en préconisant
un changement législatif, seul susceptible de traiter de questions
de fond telles que les expulsions administratives ou le renforcement
de la protection des personnes possédant en France leurs principales
attaches personnelles et familiales [4] ?
La lutte ne s'éteindra qu'avec l'abolition de la « double
peine ». Cette perspective appelle la création d'un
nouveau rapport de force avec les pouvoirs publics. Il est donc urgent
de renforcer le partenariat entre l'ensemble des victimes du bannissement
et de leurs familles, le Comité contre la double peine et le
regroupement associatif le plus large possible. La viabilité
et l'efficacité de leurs mobilisations dépendront notamment
du juste équilibre qui pourra être trouvé entre
la radicalité légitime des revendications des victimes
et la nécessité d'une alliance large avec les associations.
Notes
(1) « Avec
mes amis du parti socialiste, je suis à l'origine d'une proposition
de loi déposée en décembre 1978, qui tend à
inscrire la reconnaissance des droits des immigrés. Ce texte
aurait pour effet de protéger les jeunes immigrés contre
les expulsions que vous dénoncez et que je condamne formellement.
C'est une atteinte aux droits de l'homme que de séparer de leurs
familles et d'expulser vers un pays dont souvent ils ne parlent pas
la langue, des jeunes gens nés en France ou qui y ont passé
une partie de leur jeunesse. Ces pratiques sont inacceptables. Si je
suis élu président de la République, je demanderai
au gouvernement d'y mettre fin immédiatement et de présenter
les dispositions nécessaires pour que nul désormais ne
puisse avoir recours à ces pratiques ».
(2) Déclaration
de M. Suchot, rapporteur de la commission des lois à l'Assemblée
nationale.
(3) Tant dans
la jurisprudence administrative française que dans celle de la
Cour européenne des droits de l'homme.
(4) Et de protéger
absolument contre toute forme d'éloignement judiciaire ou administratif
du territoire y compris l'expulsion dite « en
urgence absolue » les personnes nées ou
arrivées très jeunes sur le territoire français
(selon la demande présentée en particulier par le Mrap).
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Dernière mise à jour :
23-10-2001 16:19
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