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Plein Droit n° 38, avril
1998
« Les faux-semblants de
la régularisation »
Voir aussi « Plaidoirie
de Me Leclerc »
Traverser une frontière pour demander l'asile politique
peut, aux termes de la convention de Genève, se faire sans titre
de circulation ni de séjour. Ce n'est cependant pas sans risque.
Un enfant l'a appris à ses dépens, en 1995 : il est
mort sous les balles d'un policier. Accident ? Bavure ? Le
policier a été acquitté. Le Gisti, qui avait dénoncé
les excès de la surveillance aux frontières, a, lui, été
condamné.
Il faisait beau sans doute, et la nuit devait être étoilée
sur les Alpes quand, le 20 août 1995 vers 3h30 du matin,
quarante-deux Tziganes du Monténégro (l'autre composante,
avec la Serbie, de la République fédérale de Yougoslavie),
dont dix-huit mineurs, franchissent la frontière franco-italienne
dans quatre véhicules.
Échappés d'une guerre que les accords de Dayton gèleront
seulement dans quelques mois, enfin à l'abri de la ségrégation
et des mauvais traitements qui frappent les Tziganes dans leur pays,
peut-être goûtaient-ils les charmes d'une paisible nuit
estivale de montagne. En faction sur le bord de la petite route sinueuse,
près du col de Brouis, à une dizaine de kilomètres
de l'Italie, deux policiers de la Direction centrale du contrôle
de l'immigration et de la lutte contre l'emploi clandestin (Diccilec,
ex-Police de l'air et des frontières) veillent. Les deux premiers
véhicules des Tziganes un Combi Volkswagen immatriculé
aux Pays-Bas suivi d'une Passat immatriculée en ex-Yougoslavie
défilent devant les policiers sans s'arrêter. Le sous-brigadier
Christian Carenco tire alors trois coups de son fusil à pompe
sur l'arrière de la voiture. L'enquête établira
qu'il fait feu « à environ 1,80 mètre
de la Passat ». Une balle en caoutchouc d'abord, puis
deux balles Brennecke utilisées pour la chasse aux sangliers.
Ça doit encore sentir la poudre quand les deux derniers véhicules
du convoi passent à leur tour sans être interceptés.
Au petit matin, le médecin de Sospel, petite commune des environs,
avertit la gendarmerie qu'on lui a amené un enfant ensanglanté.
Il est mort de ses blessures. Todor Bogdanovic avait sept ans. Il dormait
à l'arrière de la voiture visée.
Sans un mot de regret, le préfet explique aussitôt que
« le département [des Alpes-Maritimes] est
un lieu de passage très fréquenté par les clandestins.
Depuis le début de l'année, les policiers ont arrêté
120 passeurs, alors que 8 664 personnes en situation
irrégulière, toutes nationalités confondues, ont
été reconduites à la frontière ».
Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes policiers. Ce
que confirme le ministre de la justice de l'époque, Jacques Toubon,
pour lequel le tir au fusil à pompe sur les Tziganes est « un
travail qui a été fait par les policiers normalement ».
Todor Bogdanovic a eu ce qu'il méritait.
Tel n'est pas l'avis du Gisti. Au risque calculé de troubler
la quiétude estivale, il ne peut tolérer que la mort du
petit Todor passe inaperçue.
Dès le 21 août, il publie un communiqué dans
lequel il observe qu'à en croire les pouvoirs publics, « il
paraît presque normal d'ouvrir le feu sur toute voiture qui ne
s'arrêterait pas à l'occasion d'un contrôle ».
« Assisterions-nous, en cette circonstance, s'interroge
le Gisti, à l'éclosion d'une nouvelle pratique administrative
autorisant parfois la DICCILEC et la police en général
à abattre les étrangers supposés clandestins quand
il ne se prêtent pas docilement à leur interpellation ? »
Après avoir dénoncé les « trésors
d'imagination » dépensés, de façon
générale, par les douaniers, les policiers et les préfectures
« pour éviter d'enregistrer les demandes d'asile
présentées par des arrivants démunis de papiers »
et observé que « la France compte moins de 20 000 exilés
d'ex-Yougoslavie sur son territoire, alors que l'Allemagne en accueille
plus de 350 000 », le Gisti se demande, pour finir :
« La France ne fait-elle pas le jeu du gouvernement serbe
en plaçant des snippers [sic] sur la route de leur exil ? ».
Dans les heures qui suivent le drame, les Tziganes de Sospel manifestent
la volonté de demander l'asile à la France.
Ceci n'empêche pas l'administration de notifier des arrêtés
de reconduite à la frontière (APRF) aux dix-huit adultes
du groupe en invitant simplement l'Office français de protection
des réfugiés et apatrides (OFPRA) à examiner en
urgence leur requête du statut de réfugié. Avec
complaisance, l'Office se met au travail.
Avant même d'avoir communiqué sa décision aux intéressés,
le directeur de l'OFPRA fait savoir au tribunal administratif de Nice,
qui s'en prévaut le 24 août pour refuser d'annuler
les APRF, que les demandes d'asile seront rejetées, notamment
parce que les Tziganes ne sont pas bosniaques mais serbes et que le
Sandzac leur région d'origine ne serait
pas affecté par la guerre. La belle affaire !
Le Gisti n'a pas beaucoup de mal à retrouver un document tout
frais (31 janvier 1995) du Haut Commissariat des Nations unies
pour les réfugiés (HCR), selon lequel « la
situation des Musulmans du Sandzak n'a cessé de se détériorer
au cours des six derniers mois [...].
Des rapports font état de torture »,
précise-t-il, avant de conclure que « le HCR continue
de penser que l'éligibilité des demandeurs d'asile originaires
du Kosovo et du Sandzak doit être évaluée au cas
par cas » et qu'il y a « impérative
nécessité » à procéder à
« un examen très attentif des demandes individuelles
au cours d'une procédure complète et équitable ».
L'OFPRA n'en a que faire, par plus que d'autres rapports, articles
et témoignages édifiants que le Gisti se procure en quelques
heures de recherches [1]. Les demandes
d'asile sont rejetées, et les Tziganes refoulés en Italie.
Le 26 août, le Gisti s'insurge contre cette exécution
administrative dans un communique intitulé « Tous
les dés étaient pipés », tandis que
l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les
étrangers (ANAFÉ) constate « Un mort et dix-huit
reconduits à la frontière : la dérive de la
politique d'immigration ».
De toute évidence, nous avons eu raison trop tôt puisque,
le 2 juin 1997, le Conseil d'état annulera à la fois
les APRF pour excès de pouvoir et le jugement du tribunal administratif
de Nice.
Sur le plan pénal, après une enquête menée
par l'Inspection générale de la police nationale, le parquet
a ouvert une information judiciaire qui a abouti, dès le 21 août
1995, à la mise en examen de Christian Carenco pour « coups
et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention
de la donner ».
Juste après les faits, le procureur de la République
adjoint de Nice avait déclaré : « on
ne peut pas accréditer la thèse de la légitime
défense sans réserve. Il y a présomption d'utilisation
d'une arme à feu dans des conditions qui peuvent paraître
anormales... D'après les premiers éléments de l'enquête
de l'IGPN, il semble qu'il y a eu des coups de feu intempestifs ».
Mais, six mois plus tard, le juge d'instruction conclut à un
non-lieu. Saisie en appel, la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence
renvoie, quant à elle, le 18 décembre 1997, le policier
devant la cour d'assises des Alpes-Maritimes, tout en déclarant
irrecevables les constitutions de parties civiles de la Cimade, de France
Terre d'asile, de la Ligue des droits de l'homme et du Gisti, qui entendaient
ainsi éviter l'enterrement de l'affaire [2].
Christian Carenco s'étant pourvu en cassation contre son renvoi
devant la cour d'assises, les associations ont également formé
un pourvoi. Ces pourvois ont été rejetés par la
Cour de cassation et l'affaire a été renvoyée devant
la Court d'assises.
Quant au Gisti, dont des extraits du communiqué ont été
repris par l'Agence France Presse, il est poursuivi en diffamation.
Le ministre de l'intérieur a, en effet, déposé
plainte, le 5 septembre 1995, contre la présidente, responsable
ès-qualités, pour diffamation publique envers une administration
publique, estimant que les propos reproduits par l'AFP contiennent des
allégations portant atteinte à l'honneur et à la
considération de la police nationale.
L'affaire vient devant la 17e Chambre correctionnelle du tribunal de
grande instance de Paris, le 2 mai 1997. Henri Leclerc assure la
défense de Danièle Lochak. Alfred Grosser est cité
comme témoin.
L'audience est l'occasion de refaire le procès de Sospel, mais
aussi, de façon plus inattendue, d'entendre célébrer
les louanges du Gisti, y compris par le représentant du ministère
public, qui rend hommage au travail accompli par l'association, utile
et nécessaire car civique, et qui reconnaît sa légitimité
à intervenir dans cette histoire dramatique qu'on ne peut pas
considérer comme un incident sans gravité.
Le jugement reprend à son compte ces éloges : « le
Gisti mène, pour la défense des droits de l'homme, une
action salutaire et reconnue par tous et le soutien que cette association
apporte particulièrement aux travailleurs immigrés et
aux réfugiés est d'autant plus méritoire qu'il
s'effectue, de nos jours, dans un climat politique et social difficile ».
Le tribunal n'en estime pas moins que le délit de diffamation
est constitué par l'emploi des termes « purification
ethnique » et « snipper »
et condamne la présidente du Gisti à 5 000 F
d'amende.
Les arguments de la défense n'ont donc pas été
entendus. Ils consistaient, pour l'essentiel, à soutenir :
-
que la police n'était mise en cause qu'indirectement par
le communiqué, en tant qu'instrument d'une politique gouvernementale
critiquable, de sorte que ses membres ne pouvaient se sentir diffamés ;
-
que le caractère particulièrement dramatique et
révoltant de l'affaire justifiait, de la part d'une organisation
qui défend les droits de l'homme et entend alerter l'opinion
publique lorsqu'ils sont violés, une expression particulièrement
véhémente de son indignation ;
-
que les poursuites reposaient sur un texte dont on pouvait se
demander s'il était conforme à l'article 10 de
la Convention européenne des droits de l'homme qui n'admet
de limites à la liberté d'expression que lorsque celles-ci
sont nécessaires, dans une société démocratique,
à la protection de la sécurité nationale, à
la défense de l'ordre, ou à la réputation d'autrui.
L'affaire est venue en appel devant la 11e Chambre des appels correctionnels
en novembre 1997. La cour a confirmé le jugement de première
instance mais a considéré « qu'eu égard
aux circonstances de l'espèce il convient de faire une application
particulièrement modérée de la loi » :
elle a donc condamné la présidente du Gisti à 1 000 F
d'amende avec sursis.
Notes
[1] Notamment le rapport
du Humanitarian Law Center, Spotlight on Human Rights Violations
in Times of Armed Conflict, Belgrade, 1995. Et aussi Claire Auzias,
Les Tziganes ou le destin sauvage des Roms de l'Est, Éditions
Michalon, Paris, 1995. De Claire Auzias encore, « Tziganes,
atterritorialité », Chimère, n° 25,
mai 1995. Contactée par le GISTI, la Romani Unia International,
dont le siège est à Berlin, a confirmé l'habitude
des Roms de Serbie de dire « qu'ils appartiennent à
un autre peuple » (note télécopiée
du 25 août 1995). De son côté, Human Rights
Watch/Helsinki avait publié, en mai 1994, Human Rights Abuses
of Non-Serbs in Kosovo, Sandzak and Vojvodina. La presse de Belgrade
était également parlante : « Godina Roma
u Danilovgradu », Vreme, 24 avril 1995 ;
Borba, 18 avril 1995 ; Nasa Borba, 18 avril
1995. Au Montenegro, Monitor, 21 avril 1995, s'intéressait
aussi aux persécutions subies par les Roms du Sandzak.
[2] La Chambre d'accusation
a rejeté la constitution de partie civile au motif que « pour
être recevables, les constitutions de partie civile des associations
doivent être réalisées à la suite d'infractions
commises en raison de considérations de race, d'appartenance
ethnique ou de nationalité des victimes ».
Dernière mise à jour :
28-06-2002 11:29
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