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Plein Droit n° 38, avril 1998
« Les faux-semblants de la régularisation »

Les sans-papiers, les églises
et la police

L'administration peut-elle faire évacuer
une église occupée ?

Danièle Lochak
Professeur de droit public à l'Université de Paris X-Nanterre
et ancienne présidente du Gisti

Au moment où une nouvelle vague d'occupations d'églises par des sans-papiers prend de l'ampleur (cathédrale d'Évry, Saint-Pierre du Havre, Notre-Dame de Créteil, Saint-André de Bobigny, Saint-Paul de Nanterre), se soldant parfois par des évacuations par la police (Notre-Dame de la Gare, à Paris 13ème, Saint-Jean de Montmartre), il nous semble opportun de publier cette étude qu'avait faite Danièle Lochak après l'occupation des églises Saint-Ambroise et Saint-Bernard au printemps et à l'été 1996, et qui analysait la légalité des évacuations des lieux de culte par la force.

Les évacuations d'églises par la force ont toujours suscité la réprobation d'une grande partie de l'opinion publique, choquée par les images des brutalités de la police à l'égard d'hommes, de femmes et d'enfants ne troublant aucunement l'ordre public. Des matraques, des boucliers et même des haches face à des individus exprimant pacifiquement leurs revendications, le contraste a souvent indigné.

Mais au-delà des réflexes de solidarité qui poussent à s'opposer à ces évacuations, on peut se poser la question de leur légalité d'un point de vue strictement juridique. Trois questions, liées entre elles, se posent alors, que nous allons examiner successivement.

La première question est de savoir si l'administration peut faire évacuer une église sans l'accord du curé affectataire, ou à tout le moins des autorités ecclésiastiques.

Dans le cas où cet accord existe, ou dans l'hypothèse où elle pourrait s'en passer, l'administrations peut-elle recourir à la force pour procéder à l'évacuation de l'église ?

Enfin, dernier point, si elle fait évacuer par la force une église, devant quelle juridiction peut-on mettre en cause la légalité de l'opération administrative et demander, le cas échéant, des dommages et intérêts ?

L'administration peut-elle se passer
de l'accord des autorités ecclésiastiques ?

La question appelle certainement une réponse de principe négative. Sans doute l'écrasante majorité des églises font-elles partie du domaine public des collectivités publiques (le plus souvent de la commune, éventuellement de l'État) [1]. Mais la loi du 2 janvier 1907 prévoit qu'elles sont affectées aux fidèles et au ministre du culte pour la pratique de la religion. Parce que cette affectation est une condition de l'exercice de la liberté de religion, les prérogatives de l'autorité ecclésiastique sont beaucoup plus importantes que celles de l'autorité publique qui ne peut intervenir dans l'église qu'à titre subsidiaire. Il y a primauté du curé dans son église, tandis que le maire (ou le préfet dans les grandes villes et le préfet de police à Paris) ne peut intervenir qu'en tant qu'autorité de police, pour maintenir l'ordre public ou dans l'intérêt de la sécurité publique.

Cette primauté du curé dans l'église est attestée par une jurisprudence fournie et constante [2]. Ainsi, même si une église est classée monument historique, la réglementation des visites du public par l'autorité administrative ne doit pas apporter la moindre gêne aux cérémonies et exercices religieux. Le curé est en droit d'exiger de l'administration que celle-ci se plie aux horaires d'ouverture et de fermeture de l'édifice fixés par lui. Il peut aussi s'opposer aux visites de son église durant les offices.

Dans le même sens, le chef de la paroisse peut, sans autorisation de la municipalité, modifier la disposition des biens mobiliers placés dans l'église, bien qu'ils soient la propriété de la commune, en fonction des nécessités du déroulement des cérémonies religieuses.

Il appartient de même au seul curé desservant d'une église d'apprécier si une manifestation organisée dans son église est compatible avec l'affectation des lieux, qui doit rester exclusivement cultuelle. Il existe deux limites à cette latitude laissée au curé : d'une part, l'article 26 de la loi du 9 décembre 1905 interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte ; d'autre part, les réunions et autres manifestations non cultuelles ne doivent pas aboutir à une sorte de détournement de la destination du lieu de culte, car sinon il pourrait être désaffecté.

Dans le cas qui nous intéresse, si le curé affectataire estime que l'occupation de son église n'est pas incompatible avec l'affectation principale de l'église au culte, l'administration n'a aucun pouvoir pour intervenir. Si elle estimait que cette occupation contrevient aux dispositions légales que l'on vient de rappeler, elle n'aurait d'autre ressource que de saisir le juge, seul compétent pour trancher la question (mais en tout état de cause elle aurait du mal, nous semble-t-il, à en faire la démonstration, car l'occupation des églises par des étrangers en situation irrégulière, dans les conditions où elle a eu lieu, ne saurait être assimilée à une réunion politique ; et à chaque fois qu'elle s'est faite avec l'accord du curé, elle n'a pas entravé l'exercice du culte).

Autrement dit, aucune autorité publique ne pourrait exiger du curé — ni a fortiori décider de son propre chef — de mettre fin à une action ou une manifestation qui se déroule dans une église au motif qu'elle n'est pas conforme à sa destination de lieu de culte.

L'autorité publique n'est habilitée à intervenir que pour entretenir les bâtiments ou le mobilier qui lui appartiennent, ou sur la base de ses pouvoirs de police lorsque l'ordre ou la sécurité publics sont menacés. Mais même ici, le ministre du culte reste chargé de la police intérieure de l'église aussi longtemps qu'il s'agit de préserver l'exercice du culte : ainsi, si des perturbateurs se sont introduits dans l'église, c'est à lui qu'il incombe en premier lieu de leur ordonner de sortir [3].

Il peut aussi réclamer l'intervention de l'autorité publique, qui pourra dresser procès-verbal des infractions commises, expulser ou arrêter les perturbateurs, sur le fondement de l'article 32 de la loi de 1905 qui punit de peines d'amende et d'emprisonnement toute personne qui aura empêché ou interrompu les exercices d'un culte par des troubles ou désordres causés dans le local servant à ces exercices.

Puisqu'il s'agit de punir l'entrave à la liberté du culte, il semble logique que l'autorité publique ne puisse intervenir qu'à la demande du curé, ou tout au moins lorsque le délit d'entrave est sans aucun doute constitué, ce qui n'est évidemment pas le cas lorsque, comme dans l'affaire qui nous intéresse, l'église est occupée avec son accord.

L'autorité de police — maire, préfet ou préfet de police — ne peut donc intervenir de son propre chef que dans l'intérêt de la sécurité publique : ainsi a été jugée légale la décision du maire, prise après avis des hommes de l'art, ordonnant la fermeture provisoire de l'église et en interdisant l'accès aux fidèles en raison du risque d'effondrement de l'édifice [4].

En résumé, sur ce premier point, l'autorité publique ne saurait intervenir pour faire évacuer une église occupée sans que son intervention ait été sollicitée par le curé affectataire. À moins que l'ordre public entendu au sens le plus strict, qui inclut exclusivement la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques, ne soit menacé.

Or, on ne peut prétendre que l'occupation pacifique d'une église, surtout si elle a lieu avec l'assentiment du curé affectataire, constitue une menace pour l'ordre public suffisamment caractérisée pour autoriser l'autorité publique à intervenir au nom de ses pouvoirs de police. Elle ne porte par elle-même atteinte ni à la sécurité, ni à la tranquillité publiques.

À supposer même — ce qui n'a pas été le cas — que des manifestations extérieures à l'église et liées à l'occupation auraient troublé l'ordre public, cela n'aurait pas justifié une intervention à l'intérieur de l'église. Tout au plus pourrait-on imaginer l'hypothèse où la dégradation des conditions d'hygiène à l'intérieur de l'église atteindrait un point tel qu'elle représenterait aux yeux de l'autorité de police une menace pour la salubrité publique justifiant qu'elle prenne des mesures pour parer à cette menace.

Mais même dans le cas où l'autorité publique est habilitée à agir, soit parce qu'elle y a été invitée par l'autorité ecclésiastique, soit parce que l'ordre public est immédiatement menacé, elle ne peut en principe utiliser la force.

L'autorité publique peut-elle
faire évacuer une église par la force ?

La réponse, là encore, est en principe négative, par simple application des règles générales qui régissent le recours à la force par l'administration.

L'administration dispose du privilège de la décision exécutoire : c'est-à-dire qu'elle peut imposer aux administrés des obligations, leur adresser des ordres auxquels ils sont tenus d'obéir. Ainsi, elle avait la possibilité, si les conditions de son intervention étaient remplies (soit parce qu'elle aurait été saisie d'une demande en ce sens, soit parce que l'ordre public était immédiatement menacé), d'ordonner aux occupants d'évacuer l'église.

Mais en cas de résistance des intéressés, si ceux-ci n'obéissent pas spontanément, l'administration n'a pas pour autant le droit de recourir à la force pour assurer l'exécution de ses décisions : elle doit s'adresser préalablement au juge, soit pour qu'il prononce une condamnation si les faits commis constituent une infraction pénalement réprimée (telle l'entrave à l'exercice du culte), soit pour qu'il l'autorise à utiliser la force publique.

Le recours à l'exécution forcée sans autorisation préalable du juge n'est possible que dans des hypothèses limitées. Les règles qui régissent cette exécution forcée ont été formulées dans l'arrêt du tribunal des conflits du 2 décembre 1902, Sté immobilière de Saint-Just. Le recours à la force est possible dans trois hypothèses :

  1. lorsqu'il est expressément autorisé par la loi (ainsi, la reconduite à la frontière ou l'expulsion d'un étranger peuvent être exécutées par la force depuis que l'ordonnance de 1945 a été modifiée en ce sens par la loi Bonnet de 1980 puis par les lois ultérieures ;

  2. lorsqu'il y a urgence ;

  3. lorsqu'il n'existe aucune voie de droit, notamment judiciaire, permettant de sanctionner le comportement de l'administré récalcitrant, de sorte que l'administration n'a pas d'autre choix que le recours à la force pour assurer l'effectivité de ses décisions.

Dans le cas qui nous occupe, il n'existe évidemment aucune loi permettant de recourir à la force pour faire évacuer une église occupée.

Il existait en revanche plusieurs voies de droit permettant de sanctionner le comportement de ceux qui l'occupaient ou de les contraindre à évacuer les lieux : ainsi, l'autorité ecclésiastique pouvait saisir le juge civil pour faire ordonner l'évacuation de l'église occupée (il a été jugé qu'en cas d'occupation d'une église par des personnes en opposition avec le desservant ce dernier pouvait demander au juge des référés de prononcer l'expulsion des occupants, et c'est du reste ce qui s'est passé à Saint-Nicolas du Chardonnet, à ceci près que le jugement n'a jamais été exécuté) ; le maire, en tant que représentant de la commune propriétaire de l'église, pouvait saisir le tribunal administratif d'une action ayant le même objet s'il estimait l'occupation illégale ; et des poursuites pénales étaient possibles pour entrave à l'exercice du culte.

Seule l'urgence pouvait donc justifier le recours à la force pour faire évacuer l'église. L'urgence s'entend comme un péril immédiat pour la sécurité, la salubrité ou la tranquillité publiques. La notion d'urgence inclut donc à la fois un élément temporel — la nécessité d'agir vite — et un élément de gravité — car s'il y a urgence à agir, c'est qu'il faut faire face à une situation grave.

Mais dans aucune des hypothèses où il y a eu évacuation par la force les conditions de l'urgence n'étaient réunies. La nécessité de rétablir rapidement le libre exercice du culte, à supposer qu'il ait été entravé, n'est certainement pas constitutive de l'urgence au sens où l'entend la jurisprudence.

En revanche, une menace imminente pour l'ordre public aurait pu justifier le recours à la force : des bagarres, un début d'incendie, etc. À supposer même que la salubrité ait été menacée, l'urgence n'était pas telle qu'il eût été impossible à l'administration de s'adresser préalablement au juge pour lui demander l'autorisation de faire évacuer l'église.

Telle est en effet la règle : dès lors qu'on ne se trouve pas dans l'une des trois hypothèses où le recours à la force est possible, l'administration ne peut y recourir qu'après avoir demandé l'autorisation au juge. Si elle estime qu'une intervention rapide est nécessaire, elle peut saisir le juge des référés (le président du tribunal administratif) qui statuera en urgence. Le référé est du reste une procédure couramment utilisée par l'administration lorsqu'elle veut faire expulser des occupants sans titre du domaine public : ce qui prouve bien que le recours à la force n'est pas possible dans cette hypothèse. L'évacuation par la force, dès lors qu'elle ne répond pas aux conditions posées par la jurisprudence, est illégale. Et on peut estimer que dans aucune des trois hypothèses où il y a eu évacuation forcée ces conditions n'étaient réunies.

À Saint-Ambroise, on aurait pu demander au juge l'évacuation de l'église au nom de l'entrave à la liberté du culte, compte tenu de l'opposition du curé de la paroisse à l'occupation de l'église, mais rien ne justifiait l'exécution forcée ; dans le cas de Saint-Bernard, l'autorité publique aurait pu éventuellement fonder la demande d'évacuation de l'église sur des motifs de salubrité ou de santé publique dont il aurait appartenu au juge d'apprécier le bien fondé, mais il n'y avait certainement pas urgence à intervenir au point de permettre de se passer de l'autorisation du juge.

Dans le cas de Notre-Dame de Belleville, aucun motif ne justifiait l'intervention de l'autorité publique pour faire évacuer l'église, a fortiori sous la forme du recours à la force publique.

Il faut enfin rappeler que même dans le cas où le recours à la force est justifié — notamment par l'urgence— il faut une mise en demeure préalable des administrés, auxquels il faut laisser la possibilité d'exécuter volontairement l'ordre d'évacuation. Ni dans le cas de l'évacuation de Saint-Ambroise, ni dans le cas de l'évacuation de Saint-Bernard il n'y a eu une telle mise en demeure. Et l'usage de la force doit être limité à ce qui est strictement nécessaire, ce qui de toute évidence n'a pas été le cas à Saint-Bernard.

Quelle est la juridiction compétente
pour connaître d'une action engagée
contre l'administration ?

On peut envisager qu'une action soit intentée soit par le curé affectataire ou sa hiérarchie, soit par des fidèles, agissant individuellement ou collectivement (soit encore par les personnes qui ont fait l'objet d'une évacuation forcée, mais nous laisserons ce point de côté, car pour elles l'objectif est surtout d'obtenir l'annulation de la procédure subséquente d'éloignement du territoire, ce qui pose des problèmes juridiques d'une nature différente). L'action pourrait avoir pour objet la réparation du préjudice matériel et/ou moral résultant de cette évacuation.

L'exécution forcée, lorsqu'elle ne répond pas aux critères posés par la jurisprudence et par la loi, constitue en principe une voie de fait, qui entraîne la compétence du juge judiciaire pour constater, faire cesser et réparer cette voie de fait. Il faut toutefois, pour qu'il y ait voie de fait, que l'agissement de l'administration ait porté une atteinte grave à la propriété privée ou à une liberté fondamentale. Dans le cas contraire, le tribunal administratif reste compétent pour connaître de l'action en responsabilité intentée contre l'administration.

En l'occurrence, on ne saurait invoquer l'atteinte portée au droit de propriété (sous réserve de l'endommagement d'objets personnels des personnes évacuées) puisque l'église et les objets mobiliers qui s'y trouvent appartiennent à la collectivité publique.

En ce qui concerne l'atteinte portée à une liberté fondamentale, l'atteinte portée à la liberté du culte pourrait justifier l'allégation de voie de fait : atteinte morale résultant de l'entrée par effraction des forces de l'ordre ; atteinte matérielle résultant de l'indisponibilité des lieux de culte — dans le cas de Saint-Bernard essentiellement — pendant plusieurs jours en raison des dégâts occasionnés.

Dans le doute, rien n'interdit de saisir parallèlement le tribunal administratif et le tribunal de grande instance, tendant à la réparation du préjudice moral et matériel consistant dans l'atteinte à la liberté du culte. Avant d'intenter une action devant le tribunal administratif il faut toutefois saisir préalablement l'administration d'une demande d'indemnisation, faute de quoi le recours serait irrecevable.


Notes

[1] Les occupations récentes se sont souvent produites dans des églises n'appartenant pas aux collectivités publiques. Dans ce cas, a fortiori, l'administration n'a aucun titre pour intervenir hors le cas de menace grave ou imminente pour l'ordre public.

[2] Voir Jurisclasseur administratif, Fasc. 215, « Régime des cultes », n° 51 à 62.

[3] Op. cit. n° 100-101.

[4] Op. cit. n° 103 et Fasc. 407-2, « Domaine public », n° 131.

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Dernière mise à jour : 29-01-2002 23:04 .
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/38/sans-papiers.html


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