Plein Droit n° 38, avril
1998
« Les faux-semblants de
la régularisation »
Claire Rodier
Dimanche 22 mars 1998 : Jean-Jack Queyranne,
secrétaire d'État à l'outremer, annonce que « compte
tenu des tensions qui se sont manifestées localement »
il a été décidé « de ne pas
procéder actuellement à la reconduite dans leur pays des
ressortissants d'origine chinoise qui sont entrés irrégulièrement
sur le territoire ». Le territoire en question, c'est
celui de la Nouvelle-Calédonie. Épilogue provisoire d'un
drame qui s'est joué pendant plus de quatre mois dans l'illégalité
la plus totale, et l'indifférence quasi générale
de l'opinion métropolitaine. Retour en arrière.
Lorsqu'en novembre 1997 ils échouent sur les côtes calédoniennes,
à bord de deux bateaux hors d'âge, les cent dix boat
people chinois tombent vraiment très mal. Ils ne savent
pas qu'est en train de se négocier l'avenir de la Nouvelle Calédonie
à l'approche du référendum qui déterminera
le statut du territoire.
Pour les Canaques, les « immigrés » ce sont
avant tout les Français métropolitains qui, depuis la
signature des accords de Matignon en 1988 ont, par leurs arrivées
régulières, rendu les autochtones minoritaires sur leurs
propres terres.
Dans ce contexte, le débarquement d'une centaine de Chinois
représente, de façon symbolique, cent étrangers
de trop. Quant aux autorités françaises, elles ne voient
dans ces boat people que des indésirables, source peut-être
d'une nouvelle filière d'immigration clandestine, dont il faut
se débarrasser.
Impossible de leur faire reprendre aussitôt la mer, les rafiots
qui les ont amenés n'en sont plus capables. On va donc les placer,
sous bonne garde, dans une gendarmerie désaffectée non
loin de l'aéroport de Nouméa, qui fait office de zone
d'attente. Mais l'attente dure, un mois, deux mois...
La loi française interdit pourtant qu'on retienne plus de vingt
jours les étrangers non admis sur le territoire français,
et encore faut-il l'accord d'un juge. La loi française, mais
pas la loi coloniale. Le seul texte applicable en la matière,
dans cet appendice lointain de la République, est un décret
du ministère des Colonies datant de 1937, qui prévoit
que les étrangers non autorisés à débarquer
en Nouvelle-Calédonie doivent être consignés à
bord des navires qui les ont acheminés. À défaut
de navires (ils ont coulé entre-temps), la consignation aura
donc lieu au sol.
Des associations (le Secours catholique, Médecins du Monde et
un collectif d'organisations locales) sont, dans un premier temps, admises
à apporter une aide humanitaire aux boat people, et elles
constatent rapidement que nombre d'entre eux ont fui la Chine pour échapper
aux persécutions qu'ils y subissaient (stérilisations
forcées, arrestations illégales, sévices physiques...) ;
des contacts sont pris avec les autorités pour que les Chinois
soient autorisés à rester en Nouvelle-Calédonie.
En vain : juste avant Noël, le Haut Commissaire déclare,
lors d'une conférence de presse, que les boat people seraient
expulsés. Du coup, cent dix demandes d'asile sont envoyées,
à l'OFPRA d'abord, qui se déclare incompétent car,
pas plus que l'ordonnance de 1945, la loi de 1952 sur l'asile n'est
applicable dans les TOM , puis auprès du Haut Commissaire
du territoire.
La revendication est relayée en métropole : fin décembre,
plusieurs associations interpellent les ministres de l'intérieur,
des affaires étrangères et de l'outremer sur le sort des
réfugiés chinois. Des rares explications qu'elles obtiennent,
il ressort que... c'est bien compliqué ! « L'absence
d'application à ce territoire d'outre-mer de l'ordonnance de
1945 et le maintien en vigueur d'un décret de 1937 ne sont pas
de nature à faciliter les solutions que les différentes
autorités en cause s'efforcent de mettre en uvre »,
répond ainsi le ministère de l'intérieur à
l'ANAFÉ en février.
Certes, mais le temps passe et les boat people restent arbitrairement
détenus. Saisi d'un référé contre l'administration
pour voie de fait, le tribunal de première instance de Nouméa,
tout en considérant que l'administration n'a fait qu'user du
pouvoir qui est le sien en application du décret de 1937, relève
toutefois qu'« on peut déplorer avec les demandeurs
ces prérogatives exorbitantes de l'administration ».
Bref, tout le monde est d'accord pour dire que le sort réservé
aux boat people n'est pas normal, mais qu'on ne peut pas faire
autrement.
Le ton durcit entre les autorités et les associations locales,
qui sont bientôt interdites d'accès au camp des réfugiés.
On sait pourtant que les conditions de vie n'y sont guère satisfaisantes.
Et le temps continue à passer.
Le 12 mars, le Haut Commissaire de la République déclare
lors d'une conférence de presse que, après étude
des demandes d'asile, seul un très petit nombre de boat people
pourront être admis provisoirement au séjour. Les autres,
qui « ont choisi d'aller ailleurs pour mieux vivre et non
pour des raisons politiques », seront éloignés
dans leur pays d'origine.
Le Secours catholique dénonce le « crime contre
l'humanité » que constituerait ce renvoi. Mais
un avion, affrété par Air China, est prêt à
atterrir à Nouméa et une centaine de policiers sont dépêchés
sur place pour escorter les expulsés.
La détention prolongée des boat people et l'annonce
officielle de leur renvoi constituaient, à la veille de celui-ci,
une violation caractérisée des principes que la France
s'est engagée à respecter au plan international, et de
sa propre Constitution.
La Convention européenne des droits de l'homme prévoit
en effet que toute personne privée de sa liberté peut
voir la légalité et les conditions de sa détention
examinées dans les meilleurs délais par un juge, et qu'elle
a droit à une procédure équitable et impartiale.
Le Conseil constitutionnel estime qu'en application des principes résultant
du Préambule de la Constitution, un demandeur d'asile ne peut
être retenu que pendant le temps nécessaire à son
départ s'il apparaît que sa demande est manifestement infondée ;
qu'en tout état de cause cette durée doit être raisonnable ;
et que si sa demande n'est pas manifestement infondée, il doit
être autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire
afin de pouvoir exercer les droits de la défense qui lui sont
reconnus.
Mais qu'importent ces considérations ! La France a d'autres
soucis : couper court à l'effet d'« appel d'air »
pour d'autres candidats à l'asile, ne pas compromettre les difficiles
négociations avec les indépendantistes. Après tout,
les droits de l'homme, si loin de la métropole, n'ont peut-être
pas la même signification.
On connaît la suite, dont la presse nationale s'est fait l'écho.
Le refus désespéré des Chinois de se laisser rapatrier.
L'occupation pendant deux jours, par soixante d'entre eux, du toit de
leur prison. Les tirs de balles en caoutchouc. L'acharnement des policiers,
après l'assaut, pour arrêter les blessés. La solidarité
et la ténacité du petit groupe de soutiens locaux. Et
la volte-face du gouvernement qui, devant l'ampleur nationale qu'avait
soudain pris l'affaire, décidait de renoncer à l'expulsion.
Par humanité, sans doute.
L'humanité est décidément partout avec le gouvernement
Jospin.
C'est en effet encore au nom de ce grand principe qu'a sans doute été
bafoué le droit d'asile par l'ambassade de France en Malaisie.
Le 10 avril, huit Indonésiens s'y étaient réfugiés
pour échapper aux renvois massifs d'immigrés que les autorités
malaysiennes ont mis en place depuis le début de la crise économique
asiatique. Ils n'y sont pas restés longtemps. « Nous
avons agi avec la plus grande humanité », a déclaré
le porte parole du Quai d'Orsay. « Le personnel a tenté
de les convaincre de partir pendant deux heures, après quoi la
police a été invitée à venir les appréhender ».
Renseignements pris ce n'était pas très difficile ,
plusieurs éléments justifiaient qu'un minimum de précautions
soient prises avant de décider de livrer les réfugiés
de l'ambassade à la police malaysienne. Il apparaît en
effet que ces Indonésiens sont originaires de la province d'Aceh,
dans laquelle un mouvement indépendantiste est fortement réprimé
par le gouvernement ; que dans un récent rapport, Amnesty
International attirait l'attention sur les risques encourus par certaines
personnes venant de cette province si elles y sont renvoyées
de force ; qu'Amnesty demandait en conséquence aux autorités
malaysiennes de suspendre toute expulsion jusqu'à ce que des
garanties soient apportées à celles d'entre elles qui
pourraient se revendiquer du droit à l'asile ; qu'un représentant
du gouvernement malaysien a déclaré, le 1er avril,
que ce pays ne reconnaît pas les personnes originaires d'Aceh
comme des réfugiées ; que la Malaisie n'est pas signataire
de la Convention de Genève ; enfin, que le Haut Commissariat
des Nations-Unies pour les Réfugiés, dont la délégation
à Kuala Lumpur a été directement saisie par quatorze
Indonésiens d'Aceh le 30 mars, a instruit leur demande d'asile.
Le 16 avril, le Gisti a adressé au ministre des affaires
étrangères une demande d'explications sur la manière
dont la France a examiné la demande d'asile de ces huit Indonésiens
et s'inquiétant de leur « expulsion expéditive »
au mépris de ses engagements internationaux. Le 30 avril,
aucune réponse ne lui était encore parvenue.
Dernière mise à jour :
28-06-2002 11:27
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