Plein Droit n° 38, avril
1998
« Les faux-semblants de
la régularisation »
Christophe Daadouch
Ancien conseiller municipal, membre du Gisti
Si, depuis quelques mois, la question de l'hospitalité
est débattue en France [1] amorcée par la lutte des sans-papiers et
la loi Debré elle l'est prioritairement sous l'angle de
la politique de l'entrée et du séjour sur le territoire.
Tout se passe comme si rien ne se jouait au niveau local, et on a longtemps
considéré que la question du droit de l'étranger
était une simple question d'entrée sur le territoire national.
La question de l'hospitalité au niveau local revêt une
importance considérable pour différentes raisons. C'est
bien souvent en référence à leurs responsabilités
locales que les décideurs nationaux tiendront les discours les
plus fermes en matière d'immigration.
Au nom d'un prétendu pragmatisme, de la vérité
incontestable du terrain, délaissant provisoirement idéologie
et dogme partisans, l'élu local se fera le chantre de la plus
grande rigueur. Les propos de Jean-Louis Debré sur les difficultés
réelles de certains quartiers comme justificatifs des textes
sur l'hébergement illustrent ainsi un discours récurrent,
sous une forme il est vrai euphémisée, sur le seuil d'hospitalité
communale atteint.
Faut-il alors s'étonner de voir des députés maires
s'opposer comme députés à des lois qu'ils appliqueront
ensuite comme maires avec le plus grand zèle ?
La réflexion sur le droit des étrangers au niveau local
a été rendue nécessaire par l'élection de
maires du Front national lors des dernières élections
municipales. Consciente des nouveaux enjeux, la solennelle association
des maires de France a d'ailleurs diffusé, dès juin 1995,
à l'ensemble de ses membres une note juridique sur le principe
d'égalité, les droits fondamentaux et les limites de l'action
municipale.
D'effet purement symbolique, ce rappel du droit peut toutefois être
lu comme un aveu sans précédent de l'importance des pouvoirs
conférés aux maires en matière d'accueil des étrangers.
Même si la question des phénomènes migratoires
reste une question éminemment régalienne, des frontières
communales apparaissent. Depuis de nombreuses années, les maires
se sont arrogé ou se sont vu confier des pouvoirs nouveaux en
matière d'immigration, et ce à l'abri de tout débat
national sur de tels transferts et sans que des garanties soient données
en contrepartie. Ce sont en définitive trois frontières
ou zones concentriques que l'étranger qui veut émigrer
doit franchir : l'espace Schengen, la frontière nationale
et la frontière communale.
En préalable, notons que la rhétorique locale sur le
thème de l'hospitalité est un reflet assez fidèle
de la rhétorique nationale. Au « seuil de tolérance »
atteint, selon certains, au niveau national, l'élu local répondra
par « équilibre sociologique » à respecter ;
à l'épouvantail des « zones de non-droit »
évoquées par divers ministres, le maire dira en écho
sa peur de la constitution de ghettos dans sa commune.
Tout tourne ainsi autour de l'idée selon laquelle ce mal qu'est
l'inhospitalité est le prix à payer pour assurer le bien-être
des étrangers présents. « Fermons la frontière
pour intégrer », « limitons les entrées
pour maintenir les services municipaux et sociaux » entend-on
ici et là. Dans les deux cas, on retrouve la même idée
d'une limite atteinte, d'un âge d'or mythique et le même
lexique de l'hospitalité masquant le rejet [2].
Pas plus au niveau national qu'au niveau local, on ne peut parler de
droit à l'hospitalité et, dans les deux cas, les rares
formes d'hospitalité légale ont été particulièrement
mises à mal ou vidées de sens.
Au niveau national, est reconnu un droit d'accueillir et non d'être
accueilli. Ainsi en est-il de la réforme de l'asile de 1993 qui
a permis de passer du droit à être accueilli (le préambule
de 1946 prévoyait que « tout homme persécuté
en raison de son action en faveur de la liberté a droit à
l'asile ») au droit de l'État accueillant (« Les
autorités de la République ont toujours le droit de donner
asile à tout étranger persécuté en raison
de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection
de la France pour un autre motif »).
De la même manière et selon la même logique, après
les manifestations de 1997 contre la réforme du certificat d'hébergement
a été préservé le droit d'accueillir sans
que soit évoqué celui d'être accueilli. Le certificat
sera peut-être donné mais pas le visa permettant d'entrer
sur le territoire.
Au niveau local, les rares obligations légales d'accueillir
ne sont pas respectées. Trois exemples suffiront à l'illustrer.
L'article R.441.3 du code de la construction prévoit que
les attributions de logement prononcées par chaque organisme
d'habitations à loyer modéré doivent viser « à
rapprocher ou regrouper les membres d'une même famille et notamment
[à] rendre possible un regroupement familial [...]
des membres des familles des étrangers autorisés à
séjourner en France ». Cet article n'est jamais
appliqué.
À la lisière du droit des étrangers, on peut rappeler
qu'une loi du 31 mai 1990 créait une obligation, pour la
commune de prévoir sur son territoire des terrains aménagés
destinés à accueillir les gens du voyage. Dénuée
de toute sanction, cette loi n'a été suivie que de peu
d'effets et rares sont aujourd'hui les maires à faire preuve
d'hospitalité dans ce domaine [3].
De même, si une loi de 1995 avait créé pour les
communes une obligation de réaliser, dans les trois ans, des
actions foncières et acquisitions immobilières pour la
réalisation de logements sociaux, la sanction était si
faible (une contribution de 1 % de la valeur locative des immeubles
imposés) que de nombreuses communes se sont empressées
de payer pour ne pas accueillir.
En dehors de ces similitudes, c'est plutôt du côté
des compétences légales et des moyens donnés que
l'on pourra distinguer ces deux niveaux d'inhospitalité. Alors
que l'entrée et le séjour sur le territoire, compétence
d'État légitime, sont largement réglementés
(quatre mille pages de textes), l'entrée sur la commune
est laissée à l'appréciation des élus et
n'est guère compensée par des mécanismes de contrôle.
Tout continue à se passer comme si rien ne se jouait à
ce niveau.
Le phénomène de décentralisation, bien que récent,
a eu deux effets importants : il a permis de renforcer le sentiment
d'identité locale et a développé l'idée
selon laquelle les élus locaux pouvaient avoir réponse
à tout, qu'il s'agisse d'insécurité, d'emploi,
de social, ou d'immigration. Au point que J.P. Delevoye, président
de l'Association des maires de France évoquait récemment
« ces nombreuses pressions locales qui pèsent sur
le mandat des maires en matière d'immigration ».
Pour répondre à ces pressions et face aux enjeux électoraux,
les maires, particulièrement ceux des grandes communes, ont réclamé
plus de compétences, qu'ils ont parfois obtenues ou qu'ils se
sont arrogées. Au total, alors que la politique d'immigration
est en principe une prérogative exclusive de l'État, elle
est progressivement devenue une affaire locale.
Si le maire a pu obtenir un certain droit de regard sur l'entrée
et le séjour des étrangers, on ne peut parler en ce domaine
de véritables transferts de compétence.
Officiellement, la commune donne son avis mais n'a pas de pouvoir de
décision (en matière de regroupement familial), elle agit
au nom de l'État (c'était le cas du certificat d'hébergement,
c'est le cas en matière de mariage ou d'inscription sur les listes
électorales) ou au nom du département (aide sociale).
Pourtant, dans les faits, on constate qu'est mise en uvre une
véritable politique décentralisée d'accueil des
étrangers. Sans débat ni délibération, la
commune aura sa politique du regroupement, du mariage, de l'hébergement,
faite de quotas et de critères extra-légaux de recevabilité
des dossiers.
L'exemple des irrégularités commises en matière
de certificat d'hébergement illustre la variété
des techniques de rejet et l'ingéniosité locale mise au
service de l'exclusion.
Les communes ont pu ainsi jouer la carte de la peur (référence
dans les formulaires à des textes répressifs), de la dissuasion
(pièces multiples exigées, filtre par les horaires restrictifs
d'ouverture du service, long délai de délivrance), exclure
par l'argent (conditions de ressources), poser ses propres procédures
et règles (visite domiciliaire par les agents municipaux et non
par ceux de l'OMI, avis des offices de logement social, mise en place
de fichiers, refus en raison de la présence sur la commune d'une
population étrangère jugée trop importante, vérification
du départ de l'étranger à la fin de son séjour,
application des conditions du regroupement familial, refus systématiques,
quotas par an ou par personne).
Au delà de ce large pouvoir, il convient de noter le caractère
symbolique des compétences attribuées : le maire
se prononce sur l'accueil d'un étranger, que cet accueil soit
permanent (regroupement familial) ou provisoire (certificat d'hébergement).
La loi Chevènement a finalement supprimé toute la procédure
du certificat d'hébergement. Quelle sera la réaction des
maires toujours soucieux de conserver un droit de regard sur les entrées
d'étrangers sur leur commune ?
Outre le pouvoir de décision, les maires se sont attribué
un pouvoir de contrôle aux limites de la légalité
pouvant ensuite donner lieu à dénonciation contrôle
sur la régularité du séjour à l'occasion
d'une demande de mariage, d'inscription scolaire, de logement ou d'aide
sociale , et faire obstacle à l'exercice de droits
(voir l'exigence illégale mais systématique du certificat
de nationalité des jeunes d'origine étrangère souhaitant
s'inscrire sur les listes électorales).
Bien en marge de l'ordonnance de 1945, la commune maîtrise par
ailleurs un nombre important d'instruments qui peuvent avoir également
des incidences considérables sur le séjour des étrangers.
Inscription dans les écoles, quotient familial, droit de préemption,
politique de logement (type de logement construit et critères
d'attribution), règles d'urbanisme, résorption du logement
insalubre, mise hors normes des hôtels meublés, autant
de moyens permettant au maire de choisir des types de population et
leur localisation sur l'espace communal.
Par sa reconnaissance ou non de la différence culturelle et
au regard de sa conception de la laïcité [4], par son utilisation des instruments de la démocratie
(référendum [5], comités de quartiers, relation avec les associations),
de la police (arrêtés de police administrative dont par
exemple les arrêtés anti-mendicité, mise en place
d'une vidéo-surveillance), la commune pourra ou non faire uvre
d'hospitalité.
Compétences légales ou auto-attribuées en matière
d'immigration ou d'accueil au sens large et détournements de
procédure se conjuguent pour faire du maire un acteur central
de la politique d'immigration. Sur le terrain symbolique, l'étranger,
déjà régi par un infra-droit du guichet et de la
circulaire est en outre tributaire du responsable de la plus petite
collectivité locale.
Même si les maires n'utilisent pas de manière cumulative
tous ces éléments à des fins d'exclusion, quelques
expériences communales montrent qu'une telle attitude peut permettre
de fermer la ville et surtout de la vider de sa population étrangère
en quelques années [6]. Pour
les autres communes, l'essentiel consistera à utiliser savamment
ces instruments pour donner des signes d'inhospitalité et éviter
de rendre la ville « attractive ».
Bien faibles sont alors les moyens d'opposition face à ces importants
pouvoirs locaux.
La censure politique est limitée en l'absence de droit de vote
des étrangers et de toute véritable structure participative
les associant aux décisions locales. Le refus de leur reconnaître
la citoyenneté est d'ailleurs tel que le code des collectivités
locales interdit la participation des étrangers aux consultations
d'initiative locale, sorte de référendum local non décisoire.
Par ailleurs, la censure juridique est faible. Malgré le constat
du président de l'Association des maires de France selon lequel
« les maires appliquent la loi de façon subjective
parce que l'immigration est un sujet sur lequel ils ont, en général,
une opinion faite », les sanctions restent rares.
Les préfets, bien qu'informés, n'exercent de manière
générale que très peu de contrôle sur les
potentats locaux, alors qu'ils sont en position hiérarchique
de le faire, et préfèrent se mettre à dos quelques
étrangers que des maires de grandes villes.
Si, de manière générale, l'émergence progressive
de la notion de « gouvernement local » a certes
participé à rendre de fait incontestables les décisions
des élus locaux, rappelons qu'en l'espèce nombre de compétences
illégalement exercées le sont au nom de l'État
sans que jamais les préfets ne sourcillent.
La nature particulière des décisions, prises au niveau
du guichet (impossibilité de retirer un dossier de mariage, d'hébergement,
etc.), rarement notifiées par écrit, rend difficiles les
actions juridiques.
De son côté, le recours au juge pose un certain nombre
de problèmes : l'action contentieuse est longue et la preuve
de la discrimination souvent difficile à apporter.
Enfin il apparaît que les étrangers habitant la commune,
donc tributaires d'un certain nombre de services de la ville (logement,
école, crèche, centre de loisirs, aide sociale, etc.)
préfèrent éviter d'assigner le maire de leur commune
en justice par peur, plus ou moins justifiée, de représailles.
Tout aussi captives et donc en difficulté pour agir, sont certaines
associations locales qui peuvent dépendre en partie de subventions
municipales.
Notes
[1] Voir l'ouvrage en forme
d'entretien de Jacques Derrida sur ce thème, Tahar Ben Jelloun,
« Hospitalité française », Seuil,
réédition actualisée ; « Les lois
de l'inhospitalité », ouvrage collectif sous la direction
de Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal, La Découverte
Essais.
[2] Le lexique de l'ordonnance
de 1945 est un lexique de l'hospitalité. On y parle de « visiteur »,
de « touriste », d'« asile »,
d'« hébergement », d'« accueil ».
Au doux terme d'« invitation à... » se voit
irrémédiablement joint le « ... quitter
le territoire » et on préférera « reconduire »
à « expulser ». En Allemagne ou en Suisse
lorsque l'immigré est qualifié d'hôte il faut comprendre
qu'il est là pour un séjour provisoire et ne peut être
intégré.
[3] Seulement 378 aires
municipales ont été aménagées sur les 1 739
communes assujetties aux dispositions de la loi de 1990. À l'inverse
même, une proposition de loi a été déposée
en octobre 1997 visant à doter les maires de « moyens
légaux de requérir les forces publiques pour déloger
les occupants des campements illicites ».
[4] Espace musulman dans
les cimetières, repas de substitution au porc dans les établissements
scolaires pour les musulmans, délivrance de permis de construire
visant à la construction d'une mosquée.
[5] Deux types de référendums
communaux, tout autant illégaux, ont pu être utilisés
marquant ou non l'acceptation de l'étranger comme membre de la
collectivité : ceux qui pointent du doigt les étrangers
par des questionnements sur la présence étrangère
dans la commune et, à l'opposé, ceux qui font de l'étranger
un acteur pouvant participer aux consultations.
[6] La ville de Levallois-Perret,
dans les Hauts-de-Seine, est, en ce sens, exemplaire.
Dernière mise à jour :
26-02-2002 13:05
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