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Plein
Droit n° 36-37, décembre 97
La République bornée
État, nations, frontières :
vraies
et fausses évidences
Danièle Lochak
Danièle Lochak est professeur de droit à l'université
Paris X Nanterre et présidente du Gisti.
Pour justifier la continuité de la politique de « maîtrise
des flux migratoires » et mieux l'opposer à une utopique
« ouverture des frontières », on a avec insistance
invoqué tour à tour l'Etat-nation, l'Etat de droit, les
prérogatives de l'Etat souverain. Faute de clarification de ces
notions, on a du mal à discerner le vrai du faux.
« Qu'on le veuille ou non, le monde
est divisé en Etats-nations. Et le droit d'accueillir ou non
les étrangers est une prérogative des Etats »
a martelé à plusieurs reprises Patrick Weil pour défendre
son rapport
[1]. « Car
jusqu'à nouvel ordre les Etats-nations existent, les frontières
persistent, l'Etat de droit demeure », ont renchéri
les onze signataires du texte « Sortir
l'immigration de l'arène démagogique »
[2]. « La
République comme tout Etat a le droit de déterminer les
conditions d'entrée et de séjour sur son territoire »,
rappelle encore l'exposé des motifs du projet de loi Chevènement.
L'argumentation si tant est qu'on puisse utiliser ce terme
lorsqu'il s'agit plus souvent d'incantations peut se résumer
autour des propositions suivantes :
- le monde est constitué d'Etats délimités par
des frontières, donc on ne peut pas supprimer les frontières ;
- ces Etats sont des Etats souverains, donc ils ont le droit de contrôler
leurs frontières et de décider qui ils souhaitent accepter
sur leur territoire ;
- ces Etats sont des Etats-nations, donc il est naturel entendons :
dans leur nature même qu'ils ne reconnaissent pas les
mêmes droits aux étrangers et aux nationaux ;
- ces Etats sont des Etats de droit, et là, on frise
la tautologie, fondée sur une acception simpliste de la notion
d'Etat de droit ils doivent donc respecter et faire respecter
la loi, ce qui justifie que les étrangers en situation régulière
et les étrangers en situation irrégulière ne
soient pas traités de la même façon.
Il y a dans l'utilisation de toutes ces notions une telle imbrication
entre des constats plus ou moins évidents, des propositions erronées,
et des affirmations largement idéologiques qu'il ne paraît
pas inutile de démêler l'écheveau pour tenter de
distinguer le vrai du faux. Car les évidences sont parfois trompeuses :
soit parce qu'on déduit d'une prémisse juste des conséquences
tronquées, soit parce que les « évidences »
qu'on met en avant ne sont évidentes que par rapport à
des prémisses idéologiques auxquelles on n'est pas obligé
d'adhérer.
Première proposition : le monde est constitué
d'Etats délimités par des frontières, et il ne
saurait être question de les abolir sauf à supprimer les
Etats eux-mêmes.
C'est incontestable (encore qu'à l'ère de la mondialisation,
les Etats sont traversés par des flux de tous ordres économiques,
financiers, culturels, médiatiques... dont ils ne maîtrisent
plus guère la circulation, de sorte que, de ce point de vue au
moins, les frontières semblent déjà bel et bien
abolies). Mais l'objection n'est pas pertinente car demander que les
frontières s'ouvrent, ce n'est pas demander qu'on les supprime.
Parce que la frontière, avant d'être une barrière,
un obstacle, est d'abord la ligne qui sert à délimiter
le territoire des Etats et leur sphère de compétence territoriale.
Ces deux fonctions de la frontière ne sont pas sans rapport entre
elles, car elles ont l'une et l'autre affaire avec la souveraineté
de l'Etat ; mais elles n'en sont pas moins distinctes.
Autrement dit, l'existence de la frontière est une chose, le
contrôle exercé sur le passage de la frontière en
est une autre. Les frontières, au sens moderne, existent depuis
des siècles, leur apparition est concomitante de la constitution
des Etats modernes ; le contrôle des frontières au
sens où nous l'entendons aujourd'hui, c'est-à-dire sous
la forme d'un contrôle effectué à l'entrée
du territoire des Etats, est beaucoup plus récent.
L'existence de la frontière rend juridiquement possible le contrôle
de la circulation transfrontière, mais elle ne l'exige pas. A
fortiori ne préjuge-t-elle pas des conditions plus ou moins
strictes mises au passage de la frontière.
Ouvrir les frontières, ce n'est pas
les supprimer
La liberté de circulation, donc, ne présuppose ni l'abolition
des frontières, ni la suppression des Etats ; elle n'exige
même pas nécessairement la suppression de toute forme de
contrôle aux frontières, si l'on admet que la liberté
de circulation, comme toute autre liberté, est susceptible d'être
encadrée : l'exemple de la construction européenne
suffit à l'attester.
Mais même dans le cas extrême où le contrôle
aux frontières est abandonné, il n'en résulte pas
que la frontière disparaisse, comme l'a rappelé le Conseil
constitutionnel dans sa décision du 25 juillet
1991 : il a estimé que la Convention
de Schengen qui prévoit la suppression graduelle des contrôles
aux frontières communes n'était pas contraire à la
Constitution, car cette suppression n'était pas assimilable « à
une suppression ou une modification des frontières qui, sur le
plan juridique, délimitent la compétence territoriale de
l'Etat » ; il en a déduit que cette disposition
ne portait pas atteinte « aux conditions
essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ».
On ne saurait mieux dire.
Seconde proposition : les Etats sont souverains
et ils ont le droit de réglementer comme ils l'entendent l'accès
des étrangers à leur territoire.
L'affirmation est parfaitement exacte au regard du droit international
positif. Simplement, rien n'empêche les Etats d'utiliser leurs
prérogatives dans un sens plus respectueux des droits des individus.
Les Etats sont souverains ? Oui, bien sûr. Pour le meilleur
et pour le pire (à travers la souveraineté, c'est l'égalité
et l'indépendance des Etats qui sont affirmées, mais la
souveraineté implique aussi la non-ingérence et rend la
communauté internationale impuissante contre les violations des
droits de l'homme commises à l'intérieur des Etats), la
souveraineté est un attribut fondamental de l'Etat et un principe
tout aussi fondamental du droit international positif.
Chaque Etat est libre de fermer mais aussi
d'ouvrir ses frontières
Un Etat n'est pas tenu d'accepter l'entrée et la présence
sur son territoire d'un individu qui n'est pas son national ? C'est
vrai. La doctrine du droit international a toujours été
tiraillée entre deux conceptions opposées : l'une héritière
de Vitoria et Grotius, faisant prévaloir la liberté de communication
sur les prérogatives des Etats ; l'autre, représentée
notamment par Vattel, proclamant au contraire le droit des Etats souverains
de défendre l'entrée de leur territoire aux étrangers
en fonction de leurs intérêts propres.
Aujourd'hui, en tout cas, la doctrine dominante considère qu'il
appartient aux Etats d'apprécier ce qu'exige leur intérêt
ou leur sécurité et de prendre les mesures qu'ils jugent
appropriées, dans les limites des engagements internationaux qu'ils
ont souscrits.
Et aucune des grandes conventions internationales relatives aux droits
de l'homme ne remet en cause la règle bien établie en droit
international, et qui apparaît comme le corollaire du principe de
la souveraineté des Etats, selon laquelle un Etat n'a jamais l'obligation
d'accepter la présence sur son territoire de quiconque n'est pas
son ressortissant [3]. Chaque Etat est
donc libre de réserver l'accès de son territoire à
ceux qui satisfont aux conditions posées par sa réglementation
nationale ou par les conventions internationales particulières
auxquelles il est partie.
Mais si le contrôle des frontières et, plus généralement,
de l'accès et du séjour des étrangers sur son territoire
est une prérogative souveraine des Etats, s'il n'existe pas, au
regard du droit international, de droit subjectif individuel à
la libre circulation, les Etats peuvent évidemment, dans l'exercice
de leurs prérogatives souveraines, assouplir les conditions d'entrée
sur leur territoire. De fait, on circulait librement en Europe et dans
le monde à la fin du XIXe et au début du XXe siècle,
et la liberté de circulation et d'établissement
est restée la règle entre la France et les pays d'Afrique
devenus indépendants jusqu'en 1974.
L'objection tirée de la souveraineté de l'Etat pour prétendre
que l'idée d'ouverture des frontières n'a pu germer que
dans l'esprit de doux rêveurs ou de dangereux extrémistes
qui veulent la mort de l'Etat n'est donc pas plus pertinente que la prédédente.
Troisième proposition : l'Etat-nation
est une réalité « incontournable »
qui implique la distinction entre étrangers et nationaux et légitime
le refus de reconnaître les mêmes droits aux uns et aux
autres.
Ici, les choses deviennent plus complexes car quand on parle d'Etat-nation
on s'engage nécessairement sur un terrain miné par l'idéologie.
A un premier niveau, dire que la France est un Etat-nation, c'est affirmer
une évidence, entérinée par le droit : l'Etat
est la personnification juridique de la nation, la nation juridiquement
organisée. Mieux : tous les Etats, aujourd'hui, sont des
Etats-nations, sous le double impact du démembrement des grands
Empires multinationaux et de la décolonisation.
La nation, en tant que dépositaire de la souveraineté
dans l'Etat d'une part, productrice d'identité collective d'autre
part, a constitué historiquement un instrument d'émancipation
des peuples contre le pouvoir absolu des monarques et contre la domination
étrangère. Mais elle a aussi fonctionné comme un
dispositif d'exclusion à l'égard des étrangers.
A cet égard, la Révolution représente le moment
crucial où s'est scellée la conception française
de la nation, partant le sort des étrangers. Héritiers
à la fois de la tradition nationale de l'Etat monarchique et
de l'idéal universaliste et cosmopolite de la philosophie du
XVIIIe siècle, les révolutionnaires ont été
tiraillés entre ces deux conceptions.
Pour Robespierre, la patrie à laquelle il se réfère
plus volontiers qu'à la nation , c'est le pays où
l'on est citoyen et membre du souverain, c'est une fidélité
à des principes, une fraternité en actes : la frontière
entre étrangers et citoyens est une frontière immatérielle.
Tandis que Danton invite à défendre un territoire borné
par des frontières : avec la guerre, le territoire français
se trouve en effet valorisé et deviendra la donnée majeure
de la conscience nationale, renforçant ainsi l'importance de
l'appartenance au territoire borné par des frontières
et du lien originaire avec la nation où l'on est né [4].
Une cohésion nationale qui exclut
l'étranger
L'exclusion des étrangers de la Convention par le décret
du 5 nivôse an II montre que désormais l'origine prime
sur le libre choix d'appartenance à des valeurs. Est niée
« la possibilité d'une appartenance
patriote fondée sur des principes, des valeurs, des idées...
La perspective d'une appartenance pensée comme adhésion
volontaire à des valeurs universelles ne semble pas pouvoir faire
échec à une perspective où l'appartenance serait
une détermination géographique ou historique »[5].
Ainsi a été scellé le sort de l'étranger :
l'émergence de l'Etat-nation a cristallisé la distance qui
le sépare du national, l'a enfermé irrévocablement
dans sa condition. La cohésion réelle, postulée
ou recherchée de l'Etat-nation a fonctionné comme
facteur d'exclusion, produisant simultanément la catégorie
d'étranger et sa mise à l'écart. Aujourd'hui comme
hier, l'Etat nation sert de référence pour tracer la ligne
de partage entre « nous » et « les autres ».
Mieux encore : le réflexe d'auto-protection de la collectivité,
expression d'un égoïsme collectif somme toute un peu mesquin,
s'est trouvé transfiguré et légitimé par la
vertu de l'idée nationale qui le fonde en nature et en droit :
la priorité que la nation accorde à ses membres n'est que
l'expression d'une solidarité naturelle juridiquement consacrée,
tandis que les étrangers, à l'inverse, n'ont aucun titre,
ni naturel, ni juridique, à bénéficier de ses largesses.
C'est exactement ce qu'exprime l'exposé des motifs du projet de
loi Chevènement. « Parce qu'un citoyen
français a le devoir d'assumer la pérennité de la
République, ce qui n'est pas le cas, par définition, des
étrangers, la République française ne reconnaît
pas les mêmes droits à ceux-ci et à ses nationaux...
Il n'y a là nulle entorse au principe d'égalité entre
les hommes : politiquement, ceux-ci se reconnaissent toujours dans
une appartenance nationale. La vocation de la République française
à l'universalité ne consiste pas à confondre ses
limites avec celles de la terre ».
Idée répétée encore par le ministre de l'Intérieur
dans l'une de ses interviews à la presse : « L'humanité
est une catégorie éthique. Elle n'est pas une catégorie
politique : les hommes se reconnaissent dans une appartenance nationale
[...] Les citoyens français sont responsables de l'avenir
de la France. Les étrangers, non ». [6]
On croirait entendre ici l'écho des propos de ce dantoniste qui,
en avril 1793, répliquait en ces termes au souhait de Robespierre
de voir inscrire dans la Déclaration des droits de l'homme que
« Les hommes de tous les pays sont frères,
et les différents peuples doivent s'entraider selon leur pouvoir,
comme les citoyens du même Etat » : « Laissons
aux philosophes le soin d'examiner l'humanité sous tous ses rapports :
nous ne sommes pas les représentants du genre humain. Je veux donc
que le législateur de la France oublie un instant l'univers pour
ne s'occuper que de son pays ; je veux cette espèce d'égoïsme
national sans lequel nous trahirons nos devoirs, sans lequel nous stipulerons
ici pour ceux qui ne nous ont pas commis et non en faveur de ceux au profit
desquels nous pouvons tout stipuler. J'aime tous les hommes ; j'aime
particulièrement tous les hommes libres ; mais j'aime mieux
les hommes libres de la France que tous les autres hommes de l'univers »
[7].
La protection des seuls citoyens
Mais est-on véritablement obligé d'adhérer à
cette conception de l'Etat-nation, tournée prioritairement vers
la protection des seuls citoyens, et qui finit par pervertir la notion
même d'Etat de droit ?
Quatrième proposition : l'Etat de droit
doit faire respecter la loi et garantir en priorité les droits
des citoyens, accessoirement ceux des étrangers en situation
régulière.
Si la référence à l'Etat de droit est elle aussi
fréquente, le rôle qu'on entend lui faire jouer reste à
vrai dire assez obscur, et l'argumentation, ici, est souvent confuse.
Parfois on se borne à affirmer que l'Etat de droit doit faire
respecter la loi, de sorte que la distinction faite entre étrangers
en situation régulière qui respectent la loi
et étrangers en situation irrégulière qui
la violent , serait non seulement justifiée mais nécessaire.
Parfois, on semble dire que l'Etat de droit et l'Etat-nation, c'est
tout un. On lit, par exemple, dans l'exposé des motifs du projet
de loi Chevènement, que « Les
droits de l'Homme ne peuvent exister concrètement que s'ils sont
garantis par un Etat de droit : en ce sens ils ne peuvent être
pensés dans l'abstrait, indépendamment de l'exercice de
la citoyenneté et de la nation républicaine qui leur donnent
vie ».
Essayons d'y voir plus clair. Selon la définition traditionnelle
qu'en a donnée la doctrine constitutionnelle du début
du siècle, l'Etat de droit est celui dans lequel le pouvoir ne
s'exerce pas arbitrairement mais est enserré dans des règles,
et dans lequel les individus se voient reconnaître des droits
et disposent de garanties pour les faire valoir contre le pouvoir.
Qu'est-ce qu'un État de droit ?
Mais cette définition trop formelle apparaît comme insuffisante,
car elle fait abstraction du contenu des droits reconnus. Or l'Etat de
droit n'est pas l'Etat de n'importe quel droit. De sorte qu'on préfère
aujourd'hui mettre l'accent sur sa capacité à faire respecter
effectivement les droits de l'homme, dotés d'une valeur supra-législative,
et dont le respect s'impose donc au législateur lui-même.
Or les droits de l'homme ne se réduisent pas ou ne devraient
pas se réduire aux droits des nationaux. Par conséquent,
dire que dans un Etat de droit il est « normal » et
même indispensable de réprimer ceux qui enfreignent les lois,
à commencer par les lois sur l'entrée et le séjour
des étrangers, n'est pas un argument recevable : car l'Etat
de droit, ce n'est pas simplement celui qui fait respecter la loi, mais
celui qui respecte, jusque dans sa législation, les droits et libertés
fondamentaux des individus, qu'ils soient français ou étrangers.
Le problème n'est donc pas de savoir si force doit rester à
la loi mais si les lois sont justes et si les droits fondamentaux des
étrangers sont protégés ce qui suppose à
la fois que ces droits ne leur soient pas déniés par les
textes et qu'ils soient effectivement en mesure de les faire respecter
lorsqu'ils sont violés.
On dira, bien sûr, que l'existence d'un contrôle juridictionnel
qui s'exerce tant sur la légalité des décisions administratives
que sur la constitutionnalité des lois atteste que nous sommes
bien dans un Etat de droit où les libertés sont non seulement
reconnues, conformément aux principes constitutionnels et aux conventions
internationales, mais aussi garanties par l'existence de voies de recours.
Passons sur le fait que les recours devant les juridictions administratives
ne sont pas suspensifs et ne protègent donc pas efficacement contre
les illégalités commises par l'administration, surtout lorsque
ces illégalités conduisent à refuser un titre de
séjour et condamnent donc l'étranger à la clandestinité
ou au départ forcé.
L'essentiel est ailleurs : il réside dans le fait que les
étrangers ne se voient pas reconnaître les mêmes droits
que les nationaux, soit parce que certains droits leur sont refusés
(le droit de vote, le droit d'accès aux emplois publics, le droit
d'accéder à diverses professions réservées
aux nationaux...), soit parce que l'exercice des droits reconnus est entravé
ou rendu impossible par l'effet des lois sur l'entrée et le séjour
(le droit de vivre en famille, la liberté d'aller et venir, la
liberté individuelle n'ont à l'évidence pas la même
effectivité pour les étrangers et pour les nationaux).
Deux notions antagonistes
Or ces restrictions aux droits fondamentaux des étrangers ont été
admises par les juges, contaminés eux aussi par l'idée que,
dans un Etat-nation, la distinction entre étrangers et nationaux
est légitime.
Et ceci montre bien que, quoique contemporains dans le temps les
révolutionnaires ont proclamé simultanément la primauté
des droits de l'homme et la souveraineté de la nation l'Etat-nation
et l'Etat de droit n'en sont pas moins potentiellement antagonistes :
l'Etat de droit suppose la reconnaissance des droits de l'homme en tant
qu'homme contre le pouvoir tandis que l'Etat-nation tend à réserver
le bénéfice de cette reconnaissance à ses citoyens.
Hannah Arendt a montré de façon lumineuse comment l'Etat
de droit a été, dès la Révolution française,
perverti par une certaine conception de l'Etat-nation. « Les
mêmes droits fondamentaux étaient en même temps proclamés
comme l'héritage inaliénable de tous les êtres humains
et comme l'héritage particulier de nations spécifiques ;
la même nation était en même temps déclarée
soumise à des lois, découlant bien sûr des Droits
de l'Homme, et souveraine, c'est à dire liée par aucune
loi universelle et ne reconnaissant rien de supérieur à
elle-même ». «
Au nom de la volonté du peuple, l'Etat fut contraint de ne reconnaître
pour citoyens que les nationaux, de ne garantir la pleine
jouissance des droits civiques et politiques qu'à ceux qui appartenaient
à la communauté nationale par droit d'origine et fait
de naissance. Ce qui signifiait que l'Etat se transformait partiellement
d'instrument de la loi en instrument de la nation ».
[8]
De cette transformation de l'Etat d'instrument de la loi en instrument
de la nation, nous subissons aujourd'hui encore les retombées.
Mais la subordination de l'Etat de droit à l'Etat-nation n'a
rien d'inéluctable, contrairement à ce que prétendent
les zélateurs des droits des « citoyens » :
il ne tient qu'à nous de revenir à une conception authentique
de l'Etat de droit, fondée sur une vision véritablement
universaliste des droits de l'homme qui ne s'arrête pas aux frontières
de la nationalité.
NOTES
[1] Voir ses interviews
dans Le Nouvel Observateur, 7-13 août
1997, Marianne, 11-17 août 1997.
[2] Libération,
7 octobre 1997.
[3] Les textes sont sans ambiguïté :
« Toute personne a le droit de quitter
tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays »
(art. 13-2 de la Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1948) ; « Nul
ne peut être arbitrairement privé du droit d'entrer dans
son propre pays » (art. 12-4 du Pacte
international sur les droits civils et politiques) ; « Nul
ne peut être privé du droit d'entrer sur le territoire
de l'Etat dont il est le ressortissant »
(art. 3-2 du Protocole n° 4 à
la CEDH).
[4] Jean-Yves Guiomar, L'idéologie
nationale, Ed. Champ libre, 1974.
[5] Sophie Wahnich, L'impossible
citoyen, Albin Michel, 1997, p. 179.
[6] Interview dans Le
Nouvel Observateur des 4-10 septembre 1997.
[7] Cité par J.-Y. Guiomar,
op. cit.
[8] Hannah Arendt, L'impérialisme,
Fayard, 1982, pp. 181-183
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Dernière mise à jour :
27-08-2000 18:12.
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