|
|||||||||
| |||||||||
Plein Droit
Numéros Index En ligne Cahiers Notes juridiques Guides Notes pratiques Hors-collection Commandes Archives Photocopillage
|
Plein
Droit n° 35, septembre 97 Visas : le verrou de la honteClaire Rodier et Nathalie Ferré Ouvertement devenus aujourd'hui un instrument privilégié de la maîtrise des flux migratoires, la politique française des visas a longtemps été présentée comme principalement guidée par des impératifs de sécurité.A la suite de la vague d'attentats de 1986, le gouvernement décidait brutalement d'adopter plusieurs mesures de circulation transfrontière, parmi lesquelles la soumission de tous les visiteurs étrangers à l'obligation de visa. Seuls alors les ressortissants de la Communauté européenne et les Suisses en étaient dispensés. La décision française devait soulever de vives protestations : en particulier, le Parlement européen demandait vainement à la France de renoncer au rétablissement des visas touristiques, qui « [constituait] une discrimination à l'égard des citoyens des pays non membres de la Communauté ». Afin de calmer les esprits, le gouvernement annonçait qu'il s'agissait d'une mesure provisoire, adoptée pour six mois. A l'époque déjà, le Gisti ne se faisait guère d'illusions sur les objectifs réels de cette mesure : « En fait, il y a tout lieu de croire que ces mesures provisoires sont bel et bien destinées à devenir définitives, et que, sous prétexte de prévenir le terrorisme, il s'agit en réalité de mettre en place un système de défense contre l'immigration illégale », pouvait-on lire dans sa brochure La politique des visas, d'avril 1987. Comme cela était prévisible, l'obligation de visa consulaire a été progressivement supprimée pour les pays de l'OCDE mais maintenue pour tous ceux dont les ressortissants sont manifestement considérés comme prêts à nous envahir. Après plus de dix ans, les préoccupations purement sécuritaires ont été reléguées au second plan. L'obtention d'un visa fait partie de cet arsenal de mesures au service de la prétendue maîtrise des flux et donne lieu à un large consensus politique. Ce serait, selon le rapport Sauvaigo Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France de 1996, un « atout décisif pour le candidat au séjour clandestin » puisque « ce titre va lui permettre non seulement de franchir les frontières mais aussi de préparer en toute quiétude son passage dans la clandestinité pendant la durée de validité de son visa ». Tout en relevant les imperfections et les lourdeurs de la procédure de délivrance, et en proposant quelques aménagements non dénués d'intérêt pour y remédier (v. infra), le rapport Weil remis au premier ministre à la fin du mois de juillet 1997 [1] ne remet cependant pas en cause le principe même de l'utilité des visas pour prévenir l'immigration clandestine. La nécessité de lutter, en se servant des visas, contre une « pression migratoire croissante » est une idée partagée par nos partenaires européens. La convention de Schengen du 19 juin 1990 a permis de concevoir dans ce domaine une politique commune : dans son cadre a été institué le « visa Schengen », nécessaire pour entrer et circuler sur le territoire formé par l'ensemble des États parties à la convention, et une liste commune de 126 pays soumis à ce visa a été dressée. Ce glissement bien orchestré des objectifs de la politique des visas de la prévention contre le terrorisme à la prévention contre les étrangers s'est à ce point installé dans les esprits qu'il paraît aujourd'hui incongru de rappeler qu'il y a à peine plus de dix ans, la libre circulation alors en vigueur permettait à la plupart des ressortissants non communautaires de venir sans obstacle en France dans le cadre de séjours de courte durée. Et plus personne ne semble s'étonner du fait que cette liberté soit aujourd'hui le privilège des seules nationalités susceptibles d'y apporter des devises. De même, la plupart des touristes français pour qui la délivrance du visa dont ils ont parfois besoin pour explorer tel ou tel pays d'Afrique ou d'Asie ne constitue qu'une formalité peu contraignante admettent parfaitement qu'il n'y ait pas réciprocité dans ce domaine. A l'heure où commence la discussion sur une nouvelle modification de la législation sur les étrangers, il apparaît clairement qu'en amont de toute disposition concernant les conditions dans lesquelles un étranger peut se voir reconnaître le droit à résider en France, l'obstacle principal à la concrétisation de ce droit peut provenir du seul fait que son éventuel bénéficiaire n'a tout simplement pas pu pénétrer sur le sol français. La politique des visas s'inscrit donc bien au premier rang des mesures relatives au séjour, à une nuance près : elle ne repose sur aucun support légal ni réglementaire, et n'offre aucune des garanties prévues par l'ordonnance de 1945. Car, au nom de la souveraineté de l'État, les modalités de délivrance de visas sont placées sous le signe de la plus totale absence de transparence. L'Instruction générale relative aux visas, seule référence textuelle en la matière, n'est pas communicable au public au motif que sa publicité serait susceptible « de porter atteinte au secret de la politique extérieure », ainsi qu'en a jugé le Conseil d'État à l'occasion du contentieux qui a opposé, sur cette question, l'ANAFE au ministère des affaires étrangères [2] Par ailleurs, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 9 septembre 1986, les refus de visa, par dérogation aux règles administratives, n'ont pas à être motivés. Il appartient donc aux seules autorités consulaires d'apprécier le « risque migratoire » que représente le candidat à la délivrance d'un visa. Comment déterminer un tel risque ? A la lecture du rapport
Sauvaigo déjà cité, on est tenté de conclure
que toute demande émanant d'un pays économiquement fragile
et/ou politiquement instable en comporte le germe. Les représentations
consulaires françaises résistent d'ailleurs difficilement
à cette tentation, ce qui a le mérite de faciliter leur
tâche. En principe, la décision d'accorder ou non un visa
est prise à partir de trois éléments : les
justificatifs du demandeur, ses répondants en France et les procédures
de consultations officielles. En fait, le « risque migratoire »
se mesure essentiellement à sa stabilité socio-économique.
Celle-ci se vérifie à travers la production d'une série
de justificatifs dont la liste varie d'un consulat à l'autre.
Ce critère permet d'écarter d'emblée les candidats
chômeurs, ou à faible niveau de ressources. Selon le rapport
Sauvaigo, «
pour les nationalités présentant un
risque migratoire particulier (...), la situation socio-économique
et les attaches avec le pays de résidence peuvent faire l'objet
de vérifications supplémentaires à travers d'autres
justificatifs que ceux prévus par les textes réglementaires
sur l'entrée et le séjour« .
Le consulat doit s'efforcer d'évaluer l'intégration sociale
du demandeur, d'établir sa situation socioprofessionnelle et la
présence éventuelle de membres de sa famille sur le territoire
Schengen. Le fait d'avoir des proches en France qui est souvent
le motif de la demande de visa va donc constituer un mauvais point,
puisque ce contexte est susceptible d'inciter le candidat à se
maintenir en France à l'issue du délai autorisé...
Statistiquement, le pourcentage de refus de visa a très nettement
augmenté au cours des dernières années (encore
ne peut-on dénombrer que les refus enregistrés, méthode
qui évite de comptabiliser les très nombreuses fins de
recevoir signifiées oralement). Faut-il en conclure que les fraudeurs
de plus en plus nombreux se heurtent à des agents mieux expérimentés
pour repérer les futurs clandestins, comme le fait le rapport
Sauvaigo, pour qui « la sagacité
consulaire affronte l'habileté des fraudeurs ? ».
Il est plus probable que cette rigueur accrue est due à deux
facteurs concomitants : l'élargissement de la notion de
risque migratoire la suspicion généralisée
qui sous-tend l'attitude des autorités françaises à
l'égard des étrangers depuis 1993 supportant fort bien
l'exportation , et l'entrée en vigueur de la convention
de Schengen. Car l'efficacité de son fonctionnement suppose
que les fonctionnaires de chaque État partie agissent non seulement
dans l'intérêt de celui qu'ils représentent, mais
aussi dans l'intérêt de tous les partenaires Schengen,
d'où multiplication des obstacles.
Cette obsession de dépister le clandestin potentiel entraîne
une cascade de conséquences qui pourraient être qualifiés
de « perverses » si elles ne revêtaient pas,
en fait, un caractère fonctionnel.
Algérien lui aussi, ce jeune homme de vingt-cinq ans décédé
au service des grands brûlés de l'hôpital d'Alger :
il avait été victime d'un attentat trois mois auparavant,
pendant lesquels sa famille en France et son avocat avaient sollicité
de façon de plus en plus pressante la délivrance,
en urgence, d'un visa pour qu'il puisse être soigné
dans de meilleures conditions. Selon Le
Monde du 21 septembre 1995, la dernière réponse
reçue du service des visas mentionnait « Il
ressort du dossier que cette personne souhaite s'installer en France
et occuper un emploi. En conséquence, il convient de l'inviter
à rechercher [d'abord] un employeur ».
Le quotidien est heureusement fait d'expériences moins
cruelles. Leur récurrence manifeste pourtant à l'évidence
que les refus de délivrance de visas qui paraissent les plus
absurdes (cf. annexes) ne sont pas des bavures,
alors même qu'il est parfois possible de débloquer
certaines situations par des interventions bien ciblées.
Au contraire, ils s'inscrivent dans une logique destinée
avant tout à dissuader ; dans ce contexte, il importe
que circule à l'étranger quel qu'en soit le
prix le message selon lequel les frontières françaises
sont difficiles à franchir, et c'est le cas.
A tout ceci, il faudrait ajouter le développement des nombreux
trafics qu'occasionne comme c'est toujours le cas en situation
de pénurie la rareté des visas. Si dans ce domaine
les scandales n'éclatent jamais au grand jour (les victimes ayant
intérêt à protéger leurs fournisseurs), les
témoignages d'étrangers n'ayant pu obtenir un visa qu'au
prix d'un « supplément » parfois considérable
à la taxe consulaire sont trop fréquents pour qu'il puisse
s'agir de cas isolés. Le « cours du visa »
en vigueur dans certains pays est connu jusqu'en banlieue parisienne.
Certaines des aberrations les plus criantes de la politique consulaire
française ont été relevées par la mission
Weil de juillet 1997, et ont donné lieu à des
propositions d'amélioration des procédures : ainsi,
à l'égard des étrangers amenés du fait de
leur profession ou de liens étroits avec la France à y
venir souvent, le rapport préconise la délivrance de visas
de circulation, à entrées multiples, afin de leur éviter
d'avoir à accomplir les démarches à chaque déplacement.
Ces visas de circulation devraient selon lui être octroyés
de façon plus libérale, notamment aux étrangers
titulaires d'un titre de séjour dans des pays non soumis à
visa (Union européenne, États-Unis, Canada..). Le rapport
invite également à dispenser de visa des pays « ne
posant aucun problème, ni migratoire, ni pour la sécurité » :
il cite à titre d'exemple l'Australie, ainsi que plusieurs États
d'Amérique centrale.
Une des propositions de la mission dirigée par Patrick Weil
semble avoir recueilli l'assentiment des pouvoirs publics, puisqu'elle
figure à l'avant-projet de loi réformant
l'ordonnance de 1945 rendu public au mois d'août 1997 : dans
le but de faciliter l'accès du public à l'information
(par la diffusion régulière, entre autres, des informations
relatives aux différents régimes de visa, et des pièces
exigées pour chacun d'entre eux), il s'agit d'introduire l'obligation,
pour les postes consulaires, de motiver les refus de visas pour certaines
catégories d'étrangers : membres de famille de Français
et de ressortissants communautaires, bénéficiaires du
regroupement familial, travailleurs autorisés à venir
exercer une activité en France notamment.
Pour le reste, le rapport
Weil se contente de recommander, pour éviter les dysfonctionnements
qu'il constate, un plus grand « discernement » dans
les pratiques des agents consulaires. Sans dénier à ces
fonctionnaires leur capacité à faire preuve d'humanité
et de nuance, on voit cependant mal comment, dans un cadre inchangé,
leur comportement à l'égard des étrangers qui sollicitent
la délivrance d'un visa pourrait être fondamentalement
modifié. Car les principes qui déterminent la politique
française des visas méfiance a priori
et obsession de la fraude demeurent intacts.
Cette politique répond-elle aux objectifs qu'elle s'est fixée,
à savoir la lutte contre l'immigration clandestine ? On
peut légitimement en douter. De plus en plus nombreuses, des
voix s'élèvent pour souligner à quel point, en
tout cas, le prix payé par les étrangers qui auraient
des raisons de venir en France est disproportionné par rapport
à l'« efficacité » du dispositif censé
prévenir le fameux risque migratoire... [3].
Quatre ans après la mort de leurs parents, les enfants
sont toujours bloqués au Maroc. Devenu majeur entre-temps,
l'aîné d'entre eux a pu obtenir à deux reprises
la délivrance d'un visa de court séjour, dans l'espoir
de régler les problèmes plus facilement depuis la
France. En vain. Les démarches entamées n'ont pas
abouti, faute de temps : il s'est fait un devoir de ne jamais excéder
la durée de séjour autorisée par le visa. Au
début de l'été 1997, l'appartement de la famille
était toujours sous scellés...
« (...) le cabinet du Ministre
a bien voulu transmettre à la sous-direction de la circulation
des étrangers une intervention de Mme R en faveur de sa mère,
Mme F, qui souhaite lui rendre visite.
L'intéressée veuve et sans
ressources, a sollicité à trois reprises un visa de
court séjour pour rendre visite à ses enfants installés
en France. En raison de la précarité de la situation
de Mme F et du risque migratoire qu'elle présente, les visas
sollicités sont refusés. »
Claire
Rodier est juriste et permanente au GISTI (Groupe d'information
et de soutien des immigrés).
Voir également
Nathalie Ferré est maître de conférences
à l'Université Paris XIII
Dernière mise à jour :
23-11-2000 19:17. |