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Plein
Droit n° 34, avril 97 - Zéro or not zéro ?
Comment les frontières
s'ouvrent à la une
Violaine Carrère
Violaine Carrère est ethnologue.
Le mouvement des sans-papiers de St-Ambroise/St-Bernard à Paris,
et des autres ailleurs, a « rouvert un débat »,
entend-on dire, comme si ce débat avait été clos
auparavant... Plus justement, on pourrait dire que ce mouvement, avec
les soutiens qu'il s'est attirés et avec les événements
auxquels il a donné lieu, a ranimé le débat
celui de l'ouverture ou de la fermeture des frontières et
l'a sans doute transformé.
Parcourir la presse et ce qui a été publié durant
« l'affaire » des réfugiés de St-Bernard
et pendant tout le second trimestre 1996 permet de prendre la mesure
de cette transformation.
Le mérite du mouvement des sans-papiers aura été
de faire la démonstration que la fermeture des frontières
n'avait jamais eu lieu, et d'obliger à reprendre la question
ainsi : quelle possibilité a un État comme la France
de laisser entrer ou pas ? Et si la possibilité de fermer
totalement les frontières n'est qu'illusoire, que voulons-nous
faire ?
On observe en effet dans ce qu'écrit la presse sur l'immigration
durant cette période un effacement de la thématique de
l'intégration, réussie ou pas, du sort de la deuxième
génération, des ghettos de banlieue, du péril intégriste
islamique et du communautarisme, au profit du resurgissement de la thématique
des frontières, des relations entre Nord et Sud, du rôle
des immigrés dans l'économie française et aussi
dans l'économie de leur pays d'origine, de la légitimité
de la présence de ceux qui s'avèrent non seulement être
entrés, mais bien s'être, vaille que vaille, installés.
La France semble réaliser soudain que les immigrés illégaux
sont là, en chair et en os, et plus uniquement dans la représentation
usuelle qu'on donnait d'eux ombres tentant de passer une frontière,
ombres terrées dans les ateliers clandestins, ombres mal traquées
par des statistiques floues mais là depuis des années,
travaillant dans de multiples activités, ayant une vie de famille,
vivant au coeur des villes. Du coup, ce sont des personnes qu'on découvre,
des trajectoires individuelles, au lieu de l'anonymat d'un « flux ».
Ainsi, toute la rhétorique de la presse se met à osciller
entre deux représentations : d'une part des individus, désignés
comme « victimes des lois Pasqua »
(ou comme preuves des failles de celles-ci), d'autre part, la représentation
contenue dans ce qu'on pourrait qualifier de « métaphore
aquatique ».
Car les discours continuent d'insister sur cette image de fluidité ;
l'immigration a procédé par vagues, on observe des flux
migratoires, une marée, qui envahit ou déferle. C'est
même parfois un raz-de-marée qui nous submergerait si on
ouvrait les vannes. Les frontières sont une passoire, elles manquent
d'étanchéité; il s'agit de les rendre imperméables
ou hermétiques à la pression migratoire. Il faut endiguer
ou au moins canaliser, réguler ce flot... Pour un peu, on pourrait
s'imaginer que la France est une île, un morceau de terre émergée
menacé par les eaux !
Deux caractéristiques dans cet usage métaphorique :
la première est qu'on décrit un mouvement, une dynamique,
et l'image de la mer dit bien la prise de conscience de la vanité
qu'il y a à vouloir tenter d'empêcher l'eau de passer,
monter, s'infiltrer ; l'autre est qu'on s'évertue à
mettre en scène une masse, une quantité indénombrable,
au sens propre, c'est-à-dire dans laquelle on ne distingue pas
des individus, des êtres humains.
Sous beaucoup de signatures, affleure ainsi une contradiction que
nul ne résout : parler de maîtrise des flux c'est
parler abstraitement, dans des termes de gestionnaire ou de technocrate,
alors que dans le même temps chacun se trouve sommé d'évoquer
des figures bien concrètes, des personnes, telles que les sans-papiers
les ont propulsées dans le réel.
Au tout début de leur mouvement, les réfugiés
de St-Ambroise n'ont pas parlé d'abord de droit au séjour
mais défendu le droit à circuler. Les « papiers »
revendiqués sont conçus comme un moyen de jouir du droit
à être ici maintenant parce qu'on a le droit à être
ici autant qu'ailleurs. C'est donc bien la question de l'ouverture des
frontières qui a été posée, de leur libre
franchissement dans les deux sens, comme un des Droits de l'Homme parmi
les autres.
A travers les articles de presse que nous avons dépouillés,
le thème de l'ouverture des frontières, s'il apparaît,
n'est qu'exceptionnellement traité sous cet aspect de droit à
la libre circulation comme un droit inaliénable.
On réfléchit à la question en termes de possibilité,
ou de devoir, à accueillir sous-entendu forcément
durablement. Et puis on évoque la mondialisation, le nouvel univers
où tout circule. On discute donc des avantages et inconvénients
du libéralisme ou du protectionnisme en matière d'immigration,
celle-ci désignée comme une marchandise parmi d'autres.
Les uns, donc, axent leur discours sur l'aspect humain, plaident pour
la prise en compte du caractère douloureux de certains cas, mais
estiment de leur devoir de se montrer réalistes et de dire que,
bien sûr, il n'est pas question d'« ouvrir simplement »
les frontières. D'autres, parfois s'appuyant justement sur les
mêmes situations intolérables, argumentent soit en faveur
d'une politique plus maîtrisée, qui limite le nombre de
ces victimes de l'échec patent à fermer les frontières,
soit en faveur d'une politique laissant « le marché »
réguler tout seul, pour le plus grand bien de tous, la circulation
d'hommes-force de travail.
Une pleine page du journal Le Monde, publiée
le 2 mai 96, montre bien les différentes manières dont est
abordé le débat. On y trouve rassemblés trois articles.
Le premier, signé de François-Julien Laferrière,
professeur de droit public et président de l'ANAFE
[1], s'intitule « Débattre
autrement sur l'immigration ». Il évoque la
façon dont le débat a eu lieu « dans
les pires conditions » avec l'avant-projet
de loi Debré, et accuse le gouvernement de chercher, au lieu de
solutions à la précarité du séjour et au non-droit
des étrangers, « les recettes d'une
maîtrise des flux migratoires aussi rigoureuse que possible ».
Or, dit-il, ce flux « n'est pas économique
mais simplement humain », et légiférer avec
plus de souplesse serait agir « dans l'intérêt
général, qui n'est pas nécessairement opposé
à celui des étrangers ».
A côté de ce papier, qui est celui d'un juriste et n'a
pas pour objectif de dessiner ce que devrait être une politique
d'immigration, Le Monde donne celui d'un
consultant d'entreprises avec un titre-choc : « Pour
la liberté de circuler ». L'auteur, Bernard
Girard, y dénonce l'échec et « les
effets pervers » d'une politique répressive coûteuse
à tous points de vue. Il conclut : « Il
a fallu des décennies aux économistes pour convaincre
politiques et opinions des inconvénients du protectionnisme et
des avantages de la libre circulation des biens [...]. Ce qui
vaut pour le commerce des marchandises vaut pour les hommes : la
liberté de circuler est plus efficace que toutes les interdictions ».
L'efficacité dont il est question est celle qui permettrait aux
travailleurs, dotés de droits, de contribuer à lutter
contre travail au noir et fraude fiscale, qui éviterait de les
maintenir chez nous parce qu'ils pourraient tenter leur chance ailleurs
en gardant le droit à revenir, et qui les engagerait à
« informer ceux restés au pays
de la difficulté de vivre dans une société en crise ».
La thèse n'est bien sûr que brossée dans les grandes
lignes. Reste qu'ici aucune réserve ou mise en garde n'est formulée
sur ce que serait le sort de ces travailleurs ainsi confiés à
la grande mansuétude du dieu marché. Rien n'est dit de
ce qui se passerait pour les non-travailleurs (enfants, vieux, malades,...)
et de ce que seraient leurs droits : sans doute feraient-ils partie
de ceux qui seraient dûment « informés
de la difficulté de vivre » dans notre société !...
On voit bien que la prétendue liberté de circuler n'est
ici, a priori, qu'une liberté de faire circuler, liberté
des États et des entreprises et non liberté des hommes
et des femmes.
Le dernier article de la même page est titré « La
pitié et le chagrin ». Signé de Bernard
Granjon, de Médecins de Monde, il commence avec un court témoignage
d'un des Africains de St-Ambroise, déplore l'attitude de Mgr Lustiger,
du gouvernement. Il explique et justifie ce que fut la position de l'association
et traite de la compassion qu'inspirent les drames humains, conséquences
« sur le terrain » d'une
politique aveugle. Tout l'intérêt de cet article, pour
nous ici, réside dans la petite réserve de rigueur qui
s'y trouve glissée : « quelle
que soit la nécessité dans l'Europe aujourd'hui, pour
tout pays responsable, de contrôler son immigration »...
L'auteur ne tranche pas, mais admet bien la nécessité
du contrôle.
En faisant se côtoyer ainsi les textes de trois plumes bien
différentes, Le Monde met en scène
un débat qui se présente comme difficile parce qu'il nécessiterait
à la fois les compétences de juristes, d'économistes,
peut-être de sociologues, d'historiens, et à la fois la
contribution de ceux qu'animent éthique, générosité
ou vision politique à long terme. On peut ressortir de cette
page moins éclairé qu'anéanti par l'ampleur des
aspects à prendre en compte...
De nombreux supports de presse ont eux aussi choisi de traiter la
question en regroupant divers points de vue. S'il est d'usage dans les
quotidiens de donner tour à tour la parole à des auteurs
qui se contredisent, et courant pour les magazines d'ouvrir des dossiers
qui mêlent plusieurs articles de nature différente, il
est frappant de constater que la presse tout entière prend un
soin scrupuleux à équilibrer les angles de vue et les
prises de position sur le traitement de « l'autour »
des mouvements de sans-papiers : on débat et on montre bien
qu'on débat...
La revue Télérama ouvre
ainsi ses colonnes dans son numéro de la semaine du 28 août
à « La leçon des
sans-papiers ». Six pages font se succéder témoignages,
interviews, articles de fond, et un encart lexical sur le droit des
étrangers. Les photos qui illustrent ce « dossier »
sont des photos d'Africains du mouvement des sans-papiers : grévistes
allongés à St-Bernard, femmes et enfants portant banderoles,
portraits d'hommes, l'un portant une petite fille. La dernière
photo, en noir et blanc celle-là, clôt l'article et montre
un homme seul, entr'aperçu dans un local administratif. Légende :
« Aéroport de Roissy. Un étranger
en situation irrégulière attend d'être expulsé »...
Ce choix iconographique, dans un hebdomadaire spécialiste d'image,
n'est pas innocent. Il révèle bien que les immigrés,
avec l'affaire des sans-papiers, sont devenus des hommes et des femmes
considérés individuellement. S'ils sont en groupe, c'est
en lutte (ils jeûnent, ou ils manifestent), mais on les montre
et on les écoute comme des individus, qui ont visage et histoire.
Ce traitement est clairement distinct du traitement habituel, où
l'on voit plutôt des silhouettes dans la rue, des jeunes en « bandes »
devant leurs cités, des femmes en hidjab, etc. Étrangers
lointains, avec lesquels on ne communique pas. Cette métamorphose
peut être lue comme la manifestation de l'ouverture effective
des frontières : l'étranger est entré...
Le premier texte, de la rédaction, constate d'ailleurs que
la France s'est avérée solidaire de situations humaines
douloureuses, qui accusent les lois Pasqua et
montrent « l'urgence de rouvrir le débat ».
L'immigration zéro étant « un
mythe » qui « a montré
son inanité », il faut « revoir
la loi et inventer un dispositif pour réguler un flux minimal,
mais normal, d'immigration ». C'est un peu en somme la
thèse « puisque nous n'y pouvons
rien, feignons d'en être les auteurs mais en tâchant de
limiter les choses... ». Thèse qu'on retrouve
dans nombre de points de vue, jusqu'à finalement celui du ministre
de l'intérieur lui-même...
La liste des critères des médiateurs est fournie en
encart, introduite par la mention « selon
leurs critères », seraient « régularisables... »
et non « devraient être régularisés »...
On avance prudemment !
L'ensemble des textes, toutefois, manifeste une prise de conscience
évidente de la réalité vécue par les sans-papiers ;
les témoignages évoquent les conditions du séjour
ici, le travail, l'envoi d'argent au pays, l'absurdité des situations
administratives, et dans une brève interview de Maître
Leclerc, le journaliste demande : « est-ce
que vous faites une différence de terminologie entre clandestin
et irrégulier ? », ce qui est répondre...
Cela dit, si l'ouverture des frontières est globalement présentée
comme devant donner lieu à moins de rigidité et répondre
à « des critères objectifs »,
c'est à un Malien que Télérama laisse le soin de
dire ce qui est visiblement la position de la revue : Je sais bien
que la France ne peut pas accepter tous les étrangers, « mais
il faut être accueillant pour les gens qui sont déjà
ici », dit-il.
La même semaine, pour son édition du 29 août, Le
Nouvel Observateur publie également un dossier spécial
autour du mouvement. L'éditorial du dossier est laissé par
Jean Daniel à Stéphane Hessel, l'un des « médiateurs »,
qui, après avoir rapporté la chronologie des faits, expose
son point de vue. Quelques formulations jalonnant ce papier manifestent
une contradiction significative du parti-pris de modération qui
s'exprime.
D'abord, au début de l'intervention de ce collège de
médiateurs, dit Stéphane Hessel, « nous
ne décidions pas s'il y avait trop ou pas assez d'immigrés
en France, et s'il convenait d'être restrictifs pour ne pas ajouter
aux difficultés d'un pays déjà en proie au chômage ».
A défaut de « décider », la phrase
porte bien l'hypothèse que, forcément, l'immigration aggrave
le chômage. Mais plus loin, on lit : « Il
n'y a pas d'invasion [...]. Ils [les immigrés]
ne prennent le travail de personne. Leur main d'oeuvre, en tous cas
saisonnière, est indispensable à certains secteurs vitaux
de l'économie française »... Faut-il comprendre
que les immigrés ne prennent le travail de personne tant qu'ils
n'occupent que « des emplois d'immigrés » ?
En tous cas, l'auteur évoque la conscience de « ne
pouvoir accueillir toute la misère du monde »,
associée à « la part que
nous devons prendre à cette misère », c'est-à-dire
que l'aspect « indispensables à
l'économie française » passe finalement
à la trappe lorsqu'il conclut : « Il
n'est pas question d'ouvrir les frontières » et
« Il faut modérer notre capacité
d'accueil ». Faut-il modérer notre capacité
d'accueil ou bien, constatant qu'elle est modeste, modérer l'accueil ?...
On laissera le lecteur trancher.
Le reste du dossier du Nouvel Observateur
comprend un article sur ce qui a préludé à l'évacuation
de l'église St-Bernard, simple chronologie, un article sur...
les lois Pasqua (décidément sacrées
responsables de toute la politique d'immigration depuis 1945 !)
et leurs effets pervers, une brève chronique de Françoise
Giroud, et un article d'Edgar Morin sur la construction nationale et
la « francisation », qui
énonce entre autres que « le problème
n'est pas dans son principe celui de la quantité d'immigration ».
Est également publiée une interview de Paul Bouchet
[2] titrée « Tout
mettre à plat ». Dans cet entretien, Paul Bouchet
donne trois impératifs qu'une politique d'immigration devrait
selon lui respecter : une législation « claire,
simple et juste », une coordination européenne,
et une coopération internationale avec les pays d'émigration.
« Si l'on veut avoir moins d'immigrés
dans les pays riches, il faut passer des accords avec les pays pauvres,
les aider. ».
Rien de plus sur l'ouverture des frontières, l'idée
étant que les étrangers « entreront
malgré toutes les lois » tant que n'augmenteront
pas « les budgets de l'aide aux PVD ».
Le journaliste du Nouvel Obs risque cependant
timidement « la coopération internationale,
c'est un peu un serpent de mer !? » et curieusement
il lui est répondu : « Il
faut créer un droit des migrations internationales »...
Le serpent, de mer ou non, cette fois encore se mord la queue :
à quoi sert de créer un droit international si les gens
entrent « malgré toutes les lois » ?
La réponse réside, sûrement, dans le non-dit de
ce « passer des accords »
avec les pays pauvres : on y sous-entend l'idée que cette
« aide aux PVD » pourrait
bien n'être pas inconditionnelle. Et on suppose qu'il serait demandé
à ces pays de contrôler les frontières à
leur sortie, puisque nous sommes incapables de les contrôler à
l'entrée chez nous. Mais c'est loin d'être, comme l'annonçait
le titre, « mis à plat »...
Un peu plus tard, en novembre, Paul Bouchet s'exprimera à nouveau,
dans les colonnes du Monde : « Aucun
barbelé, aucune loi n'arrête les courants d'air »,
dit-il, quittant la métaphore liquide pour le gazeux. Et il précise
que « l'accès à l'emploi
devrait dépendre d'un système nouveau de négociation
entre États », la libre circulation des hommes
étant aussi importante que celle des marchandises car « les
lieux de production se déplacent avec les hommes ».
Revenons à la date de son précédent article.
Au même moment (25-26 août), l'éditorial du Monde,
signé Jean-Marie Colombani, est à nouveau consacré
à l'immigration dont il est dit en ouverture qu'elle « est
sans doute notre affaire Dreyfus ». Le texte intitulé
« Forteresse
vide » raille les arguments des « réalistes »
qui s'opposent à ceux qui soutiennent les sans-papiers de St-Bernard.
Il cite « Péguy, ce dreyfusard »
et notamment : « Il ne convient
pas qu'il y ait des hommes qui soient des étrangers ».
Mais c'est pour dire plus loin, dans une formulation un peu confuse,
que l'affaire des sans-papiers « a mis
en lumière l'inadaptation des lois Pasqua », « même
si les médiateurs eux-mêmes conviennent que tous les Africains
de St-Bernard ne pourront être régularisés ».
On hésite à comprendre : est-ce qu'il « convient »
que des hommes soient à la fois des non-étrangers, selon
les voeux de Péguy, et des non-régularisés, selon
les voeux de...qui ?
Cette hésitation entre les élans dus à la grandeur
de la France et la nécessité du pragmatisme traverse tout
le débat qui va s'ouvrir les semaines suivantes au long des colonnes.
C'est d'abord Jacques Fournier, conseiller d'État, qui (Le
Monde du 29/08) énonce « Les
trois dimensions du débat sur l'immigration ».
Ce sont, dit-il, la politique à mettre en oeuvre, la loi à
établir, et l'application qui doit être faite de cette
loi. Or, selon J. Fournier, le débat occulte les deux premières
dimensions. « La France doit-elle aujourd'hui
admettre sur son sol de nouveaux immigrants ? »
La réponse est : oui, à cause de « sa
tradition » comme de « ses
intérêts ». Il faut « un
volant raisonnable d'immigration », pour une bonne conformité
avec à la fois « les valeurs de
solidarité » et avec « les
principes de l'actuel ordre économique international ».
On voit poindre de nouveau la logique de la libre circulation de tout
ce qui peut circuler : « comment
justifier que seul le libre établissement des hommes reste durablement
prohibé ? ». Mais étrangement, si
le principe énoncé est celui de l'intérêt
que la France a d'accueillir des étrangers, l'argument de la
plaidoirie qui suit porte sur la générosité dont
notre pays devrait faire preuve !... Sans doute peut-on penser
que la France a intérêt à être généreuse,
ce qui n'est pas faux, mais on reste frappé de la façon
dont s'étale la contradiction : flagrante mais non relevée.
Pour François Bonnet (Le Monde
du 31/08 : « Immigration :
que faire des lois Pasqua ? » il existe un
« apparent consensus »
sur le fait que le dispositif législatif actuel « se
révèle inapplicable ». Mais, demande-t-il,
« que (lui) substituer ? ».
« On ne peut dire non que si l'on sait
dire oui » et « un gouvernement
ne pourra prétendre contrôler l'immigration clandestine
que si, dans le même temps, il assume la nécessité
d'une immigration légale et se donne les moyens de l'organiser
plutôt que de la nier ou la taire ». Le propos,
bien qu'il donne des chiffres et parle de « clarifier
les objectifs », reste flou : par « prétendre
contrôler », entend-on une légitimité
à contrôler ? Ou la possibilité concrète
de le faire ?...
Mario Vargas Llosa, quelques jours plus tard (Le
Monde du 06/09), se montre clairement partisan d'une option radicale
résumée par le titre de son article : « Les
immigrés, bénédiction des pays riches ».
Celui-ci débute par des récits de parcours d'émigrés
péruviens, en Espagne, aux USA, et à propos de « ces
millions de gens qui franchissent les frontières des pays prospères,
pacifiques et riches en perspective d'avenir », l'auteur
soutient qu'« ils exercent un droit naturel
et moral ». Mais comme la défense de ce « droit
à la survie » est difficile, M.V.Llosa suggère
un autre argument : « mieux vaut accepter
l'immigration [...] dans la mesure où [...] il
n'y a aucun moyen de l'empêcher ». Voilà nettement
affichée une position dont on a vu qu'elle transparaissait en filigrane
dans d'autres discours.
Pour Vargas Llosa les politiques qui cherchent à freiner l'immigration
sont vouées à échouer « tant
que le tiers-monde est sous-développé »,
et finalement, « l'aide la plus efficace,
c'est l'ouverture des frontières commerciales »,
y compris, donc, aux hommes, « injection
de vie, d'énergie et de culture ».
L'article s'embarrasse peu des moyens, analyse peu en quoi et comment
l'émigration « aide » le tiers-monde, et
ne s'arrête pas sur le fait que s'il y a « injection »
d'un côté, ça pourrait signifier qu'il y a « éjection »
de l'autre !...
En écho à V. Llosa, François Maspéro (« Les
immigrés, bénédiction ou nécessité »,
Le Monde du 2/10) complète son point
de vue pour apporter le contrepoint moral à cette ode au libéralisme :
évoquant tour à tour le manque à gagner en impôts
et cotisations du travail clandestin, l'incidence sur coûts et prix,
donc sur la compétitivité, donc sur l'emploi, de ce travail
clandestin, et la part dans la consommation des immigrés « clandestins »,
il conclut lui aussi au bienfait pour les pays d'accueil
de l'ouverture des frontières. Il y ajoute un argument : le
recul de « la présence française
dans le monde », ruinée par une politique qui enferme
notre culture à l'intérieur de nos frontières, la
privant de l'expansion qu'on affiche vouloir lui donner.
Organisant une pause dans ce crescendo du débat, le Monde
Diplomatique publie trois articles sur le thème de l'ouverture
des frontières. Dans l'un
d'entre eux, Didier Bigo décrit comment la police des frontières
se fait de plus en plus en dehors des frontières elles-mêmes,
« la sécurité s'organise
autour d'une gestion politique des transhumances et non plus d'une surveillance
des individus ». Avec la participation croisée de
tous les services de contrôle de l'ensemble de ses pays-membres,
l'Europe, « sous prétexte de préserver
la souveraineté des États », « permet
à des organismes trans-étatiques d'agir sans légitimité »,
et sans contrôle.
Dans « L'illusoire
maîtrise des frontières », Didier
Bigo dénonce le postulat selon lequel « il
est possible de contrôler les passages des individus aux frontières,
quitte à renoncer à l'idée même de libre
circulation ». Ce contrôle est techniquement irréalisable,
dit l'auteur qui donne quelques chiffres : 291 millions d'entrées
et sorties par an en France, sur 600 aérodromes, plus de 4500
km de côtes, et presque 2500 km de frontières terrestres !
Il faut, conclut l'article, « apprendre
à vivre à l'avenir avec un international sans territoire ».
Cependant, l'idée qu'il faut « organiser
les flux migratoires » continue à être discutée,
témoin l'article qui porte ce titre, de Sami
Naïr, dans Libération du
17/10. S. Naïr passe en revue les différentes options, en
particulier celle de la cohérence avec la philosophie de l'économie
ultra-libérale, illustrée par Vargas Llosa, qu'il applaudit.
Mais, proteste-t-il, l'émigrant y est considéré comme
une marchandise parmi d'autres, dans sa capacité à offrir
du travail, or c'est justement pour cela que « l'ouverture
totale des frontières n'est bonne ni pour les pays riches aujourd'hui
ni pour les pays pauvres ». Les riches ont leur marché
du travail saturé, les pauvres perdent leurs investissements en
hommes... Il faut favoriser « un véritable
co-développement entre pays concernés » :
accueillir « dans les limites d'un marché
du travail transparent », permettre « des
émigrations d'alternance » et créer des structures
« pour faciliter les transferts de fonds
vers le pays d'origine », via une banque qui verse l'argent
pour « des investissements productifs ».
On comprend bien que ces « fonds »
sont le prix de « l'offre de travail »
que peuvent acheter les pays riches, c'est-à-dire des salaires.
Il s'agit donc d'amputer les salaires des immigrés d'un montant
qui serait une sorte de taxe fondée sur l'appartenance à
un pays pauvre. On peut bien sûr imaginer que ce serait le montant
de l'imposition sur le salaire telle qu'elle est levée aujourd'hui
par le pays riche qui emploie, mais l'article ne le dit pas... Et on
voit mal en quoi cette solution résout la question de l'emploi
illégal... Ce qui est « organisé »
là, ce ne sont pas des flux humains mais des flux financiers,
les ressortissants des pays pauvres étant accueillis non en fonction
d'un droit qu'ils auraient à échapper à l'injustice
du sort qui les a fait naître ici plutôt qu'ailleurs, mais
pour drainer par leur travail un peu de la richesse des pays développés
vers les plus pauvres. La proposition ne manque pas d'int&eacut e;rêt,
mais il est clair qu'on est très loin d'un droit à la
liberté de circuler...
Dans le très intéressant numéro (du 28/11 au 04/12)
de Courrier International (3), on retrouve
une thèse similaire dans Die Zeit,
journal allemand : il faudrait « faire
payer aux immigrés le droit de passer la frontière ».
L'article suggère la possibilité de faire payer ces droits
à l'entreprise qui fait appel à l'immigré. « Dès
lors qu'on pourrait acheter des bons pour l'immigration, il
se développerait un marché. Et l'État pourrait réguler
les flux migratoires par le rachat de bons ».
Cette taxe, est-il expliqué, pourrait servir à financer
les actions destinées aux immigrés, et une partie pourrait
même être affectée aux pays d'origine, ce qui, au
passage, limiterait la tendance à l'émigration.
La proposition est d'autant plus surprenante qu'elle est faite dans
un article qui, dans le même temps, cite une étude montrant
que les flux financiers liés à l'immigration sont ...
à l'avantage de l'Allemagne (50 milliards de DM d'apport contre
37,4 milliards de dépenses par an) !...
Le débat se poursuit encore, ponctué par la discussion au
Parlement des textes sur l'immigration et sur le travail illégal,
ponctué aussi par l'interview donnée par Jean-Louis Debré
au Figaro, le 07/11, qui se veut retentissant
avec son « Je ne crois pas à l'immigration
zéro »... Comme si la preuve n'avait pas été
plus qu'assénée du caractère illusoire de cette « immigration »...
Le ministre reconnaît qu'il est « irréaliste »
de vouloir rendre « hermétiques » les frontières,
il aborde pêle-mêle l'aspect historique, démographique
(« Ce qui était une immigration
de renfort démographique devient une immigration de substitution
de peuplement » (sic)), économique (« la
mise en place d'une stratégie des quotas, séduisante à
certains égards, se heurte à de nombreux obstacles »
(?)), culturel. Après quelques moments lyriques sur « l'assimilation
républicaine », on en revient à :
« On ne peut pas fermer les frontières,
mais on peut les contrôler »... Si on pouvait les
contrôler vraiment, ne pourrait-on aussi les fermer, aurait-on
envie de demander, mais on y renonce en lisant la conclusion :
« Il faut accepter les étrangers
qui acceptent nos lois, et dissuader ceux qui les refusent ».
Il convient, en effet, d'accepter ceux qui acceptent d'être dissuadés
quand la loi leur dit qu'elle ne les accepte pas...CQFD.
Le 09/11, Philippe Bernard, dans Le Monde,
salue la prestation du ministre : « Voici
venu le moment du parler vrai » ! Enfin, lit-on, sont
énoncés des principes « revendiqués
clairement par l'État », entre autres « la
reconnaissance d'un volant inéluctable d'immigration »
et la fameuse « maîtrise des flux ».
« Sous réserve d'amendements
répressifs », écrit Ph. Bernard, on assiste
à un recentrage du discours, sans doute dû à « la
sympathie dont ont bénéficié les Africains sans
papiers de l'église St-Bernard ».
Quelques semaines plus tard, la réserve prendra tout son sens...
Le débat n'est pas clos, bien sûr, et la suite de l'histoire
dira comment il s'orientera... Ce survol de la presse fait apparaître,
en tous cas, que le thème de l'ouverture des frontières
en fait partie avec la conscience croissante qu'en fait les frontières
sont déjà ouvertes, et avec le constat de l'impossibilité
d'un contrôle absolu.
Reste qu'on a l'impression d'un débat qui piétine, à
force de ne pas voir lui-même dans quelles aberrantes contradictions
il se noue.
Ouvrir par nécessité, intérêt, pragmatisme,
sens éthique, générosité, tradition d'accueil,
souci d'expansion, volonté d'aider et de corriger les inégalités
planétaires... Ou tout simplement, parce qu'on ne peut faire
autrement...
Ouvrir, en tous cas, même si ce n'est qu'en entrebâillant...
Les sans-papiers ont vraiment fait bouger les choses, la presse et
la nation. Même si ce n'est qu'un début, bien balbutiant,
et, on le voit, bien peu maîtrisé... comme les frontières.
NOTES
[1] ANAFE :
Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers.
[2] Paul Bouchet : membre du collège
des médiateurs pour les sans-papiers ; ancien président
de la Commission nationale consultative des droits
de l'homme.
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Dernière mise à jour :
27-08-2000 18:07.
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doc/plein-droit/34/frontieres.html
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