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Plein Droit
n° 20, février 1993
Europe : un espace de « soft-apartheid »
Pour une suppression
des visas de court séjour ?
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Extraits du Colloque européen des Ligues
des Droits de l'Homme, Bruxelles, 18/10/1991 : « Déficit
des droits de l'homme dans l'Europe des Douze ».
« Les parties contractantes s'engagent à adopter
une politique commune en ce qui concerne la circulation des personnes
et notamment le régime des visas... Les parties contractantes
s'engagent à poursuivre d'un commun accord l'harmonisation de
leur politique en matière de visa... Le comité exécutif
arrête les règles communes pour l'examen des demandes de
visa ». (Articles 9 et 17 de la Convention d'application
de l'Accord de Schengen du 14 juin 1985, signée le 19 juin
1990).
En consacrant plus d'une dizaine d'articles à la question de
l'harmonisation des visas, la Convention d'application de l'accord de
Schengen a abondé dans la voie choisie par la plupart des Etats
européens : mettre au point une liste commune des pays dont
les ressortissants doivent, pour entrer dans l'espace communautaire,
présenter patte blanche. Le visa est en quelque sorte la carte
qui permet d'entrer dans le « club Europe » pour
y faire un séjour de courte durée.
Le droit d'entrer dans l'espace communautaire étant ainsi réservé,
des juristes ont sorti à bon droit
leurs lames acérées pour faire un sort à ces textes
qui risquent de vider de sa substance la Convention de Genève [1].
Amnesty International a également « redouté »
que les accords et la Convention de Schengen « empêchent
des personnes fuyant le risque d'emprisonnement comme prisonniers d'opinion,
fuyant également le risque de torture, de disparition ou d'exécution,
d'avoir accès à la procédure de détermination
du statut de réfugié » [2].
Même le Conseil d'Etat des Pays-Bas, présidé par
la Reine Béatrix, a publié le 8 avril 1991 un rapport
impitoyable, conseillant au Parlement néerlandais de ne pas ratifier
un texte trop restrictif en matière d'asile et contraire à
la tradition hollandaise, lorsque sont abordées les questions
du Système d'information Schengen (SIS).
Le Parlement européen a, quant à lui, « souligné
la nécessité de garantir le respect des droits de l'homme
sur le plan communautaire, parallèlement au développement
de la coopération entre les services de police et des échanges
d'informations », tout en stigmatisant le fait que ni
le Parlement européen, ni les parlements nationaux, ni les citoyens
de la Communauté européenne n'avaient été
tenus informés des activités du groupe de travail de Schengen [3].
L'hydre de Schengen
Au lieu d'agoniser, l'hydre de Schengen, à chaque coup de boutoir,
se pare de nouveaux adhérents. Quel fabuleux animal, cette hydre
de Schengen qui parvient à rallier, les uns après les autres,
les Etats membres sur des matières aussi vastes et différentes
que la coopération policière (articles 39 et suivants
de la convention), l'harmonisation des visas (articles 7 et 20
de l'accord), le commerce des armes (article 19 de l'accord), les
stupéfiants (article 8 de l'accord), les franchises accordées
aux voyageurs (article 21 de l'accord), la TVA (article 26 de
l'accord).
Certes, Schengen est considéré comme un outil, destiné
à supporter le choc de la « suppression graduelle des
contrôles aux frontières communes ». Il n'empêche
que, dans des matières aussi importantes et aussi sensibles,
jamais n'ont été définis les termes du débat,
jamais n'ont été tracés les contours d'une politique
commune en matière d'asile, de migration, de répression.
Dans le débat politique, cet outil modifie en profondeur le
droit de chaque Etat signataire. Ainsi, en matière de visa pour
les séjours de trois mois maximum, une douzaine d'articles ont
enserré la pratique des Etats membres, les obligeant à
arrêter une liste commune de ressortissants d'Etats soumis au
visa, déléguant à un comité exécutif
l'organisation de toute la procédure.
L'hydre de Schengen est aussi imprévisible : après
avoir mis les Etats en condition pour établir ces listes de visa,
c'est par son intermédiaire que l'Allemagne a imposé,
pour des raisons de politique intérieure, en été
1991, la levée du visa pour les ressortissants polonais !
Les Etats signataires ont ainsi été mis devant le fait
accompli, en complète opposition avec les buts assignés
un an auparavant.
La levée de l'obligation des visas pour les Polonais est une
des illustrations d'un rapport de force qui s'est établi au sein
de Schengen, où le débat sur l'utilité d'un visa
pour les séjours de courte durée n'a jamais même
été amorcé. Or, ne convenait-il pas d'abord de
se poser la question de savoir si, en fin de compte, le visa était
le passage obligé pour mener une politique gérant au mieux
les flux migratoires ?
En effet, le visa paraît bien être un leurre et même
une « fabrique de clandestins ».
Le visa est imposé aux ressortissants des principaux pays de
l'hémisphère sud, migrants économiques potentiels.
Il est également imposé à la plupart des « gens
de l'Est », migrants dont on ne cesse d'annoncer la venue...
2 millions, 3 millions, comme s'il s'agissait d'enchères.
Tout d'abord, l'obligation de visa n'a jusqu'à présent
pas empêché que, chaque mois, s'accroisse le flux des migrants
clandestins en Europe occidentale. L'inégalité Nord-Sud
et l'apparence paradisiaque de notre société poussent
à la quête vers l'Ouest, au risque de braver l'interdit.
De graves effets pervers
On peut ensuite se poser la question de savoir si un contrôle plus
strict des entrées aux frontières extérieures à
l'Est ou bordant la Méditerranée, donnerait quelques résultats
si ces frontières étaient hérissées de barbelés
de la Baltique à la Méditerranée en passant par l'Atlantique,
de la frontière polonaise à la Croatie. Les Européens
sont-ils prêts à se laisser enfermer, à accepter de
vivre leur « maison commune » derrière le mur
d'une forteresse, comme s'il y avait un siège à soutenir ?
On a vu ce qu'il en advenait de ce genre de mur, même si, en l'occurrence,
il s'agit d'un mur, non pour empêcher les fuites, mais pour
empêcher les entrées...
L'imposition d'un visa n'est-elle pas un hochet que l'on donne pour
apaiser ceux qui n'hésitent pas à parler d'invasion et
qui entretiennent un tel fantasme, tout en sachant que l'« hermétisme »
de nos frontières est incompatible (invivable ?) avec les
échanges internationaux ?
L'obligation généralisée des visas pour les ressortissants
des pays les moins riches n'a-t-il pas eu pour effet d'accroître
de façon démesurée les demandes d'asile ?
En effet, combien de migrants, pour pouvoir entrer et tenter leur chance,
n'ont-ils pas usé, voire abusé, des deux seules portes
qui leur donnaient encore accès à l'espace communautaire :
le regroupement familial et le statut de réfugié ?
A ce titre, quelles violations des droits de l'homme doivent être
répertoriées, lorsqu'il est question de ces mariages fictifs,
pour lesquels des gens sont vendus et souvent brisés en échange
d'une carte de séjour ?
Parallèlement à ce « droit » au regroupement
familial, combien de fois les filières n'ont-elles pas abusé
de la Convention de Genève, pour que leurs clients, une fois
entrés, se dispersent, obligés à une clandestinité
qui n'a de lois que celles fondées sur l'exploitation, la violence,
la délinquance ?
Le visa n'est-il pas la plus sordide des loteries ? Certains visas
ont été vendus, des passeports ont été falsifiés
en échange de l'abandon par les migrants de tous leurs biens.
La raison d'être de certaines filières ne repose-t-elle
pas justement sur l'obligation d'obtenir, à n'importe quelle
condition, un visa sans utilité de 3 jours
ou d'un mois ?
Quel arbitraire règne dans l'octroi des visas, quel jeu de pouvoir
des intermédiaires, quelle corruption dans certains pays d'origine
et dans les pays « d'accueil » !
La délivrance des visas est en fait une procédure laissée
à la discrétion le plus souvent de l'administration, sans
la moindre possibilité de recours en cas de refus ou en cas de
lenteur. Est-ce conforme au vu et à la lettre de la Convention
européenne des droits de l'homme ?
L'inutilité du visa de courte durée n'a-t-elle pas été
consacrée par la suppression de celui-ci à l'égard
des Polonais (voir ci-dessus) et n'est-elle pas, en outre, démontrée
par la Convention d'application des accords de Schengen, signée
le 19 juin 1990, puisque devrait être supprimée l'obligation
d'un tel visa pour les migrants non-communautaires résidant régulièrement
dans un des douze Etats et voyageant moins de trois mois dans les autres
Etats signataires (article 21) ?
Il est à cet égard regrettable que ladite Convention
veuille imposer à ces migrants de « longue durée »
une déclaration à l'entrée ou dans les trois jours
ouvrables de l'entrée (article 22), alors qu'ils sont déjà
obligés, comme les Européens eux-mêmes d'ailleurs
(!), de signaler tout changement de domicile (article 45).
Liberté de circulation ?
Peut-on envisager d'autres règles que l'imposition d'un visa, plus
conformes à la Convention européenne des droits de l'homme ?
A voir l'échec béant du contrôle des flux migratoires,
pourquoi ne pas inverser la situation ? Le passeport ne devrait
plus être revêtu d'un visa de courte durée. Il
devrait, à l'entrée de l'espace communautaire, être
estampillé. A défaut, le migrant (non résident
régulier) serait sauf preuve contraire
censé y avoir résidé plus de trois mois, et serait
prié de quitter l'espace communautaire.
Ce séjour de courte durée sauf autorisation
particulière ne pourrait être renouvelé
que six mois après l'entrée (réelle ou présumée).
Le principe de la liberté de circulation pendant
trois mois permettrait, en toute légalité,
à leurs risques et périls, que des personnes (non ressortissantes
communautaires) voyagent et prennent, le cas échéant,
conscience du mirage.
Et si se rencontrent ceux qui veulent travailler à l'Ouest et
ceux qui ne cessent de se plaindre de ne pas trouver de main-d'uvre,
il faudra alors que s'établisse un contrat clair : une nouvelle
migration de plus de trois mois serait, dès le départ,
soumise à un engagement entériné et contrôlé
par les autorités publiques compétentes en matière
d'emploi, et ce, à défaut de main-d'uvre disponible.
Cet encadrement rigoureux sera le seul moyen efficace d'éviter
le bradage des salaires et des conditions de travail, bref, le seul
moyen d'endiguer la perte, préoccupante dans certains secteurs,
des acquis sociaux.
Il va de soi que la non-imposition d'un visa doit s'accompagner de
mesures dissuasives et réellement appliquées à
l'encontre des « négriers » et des « marchands
de sommeil », qu'ils soient employeurs, sous-traitants ou
logeurs..
Telles sont les propositions. Elles ne doivent pas aboutir à
la levée immédiate et générale de l'imposition
d'un visa. Pays par pays, ou groupe de pays par groupe de pays, la mesure
devrait être à tout le moins expérimentée.
Est-ce irréaliste ?
L'utopie absurde et tragique n'est-elle pas,
au contraire, celle qui consiste à croire que, dans une forteresse
communautaire, nous puissions encore avoir le souci de répartir,
comme il se devrait, un peu mieux les richesses de ce monde ?
D'une justice morcelée
à une justice communautaire
L'accord et la convention d'application de Schengen sont des
créations « intergouvernementales », qui ne
concernent pas tous les Etats membres de la Communauté européenne.
La Cour de Justice de Luxembourg ne peut donc exercer, sans l'accord unanime
des Douze, sa juridiction en se basant sur une convention d'application
qui ne concerne que certains des douze Etats membres. Certes, la Cour
de Luxembourg pourra dire que les textes de Schengen violent le droit
communautaire, en s'appuyant sur le Traité de Rome et l'Acte unique.
Mais comment cette même Cour pourrait-elle, s'appuyant sur la convention
d'application de Schengen, prononcer des arrêts dans l'état
actuel des choses ?
Il s'impose donc que, dans l'élaboration de la norme juridique
communautaire, la Commission, enfin, propose des directives qui fassent
rentrer cette matière dans le giron communautaire.
Actuellement, l'espace communautaire fonctionne comme un Etat qui exonérerait
des policiers, des fonctionnaires, des informaticiens de tous contrôles
juridictionnels efficaces. A titre d'exemple, on peut se demander par
quelle procédure pourraient être sanctionnés un
policier, un fonctionnaire, un informaticien, qui violeraient la Convention
européenne des droits de l'homme ou des dispositions pénales
fondamentales, dans un autre Etat que le leur, en exerçant le
fameux droit de poursuite ou en participant à la mise sur pied
du système information Schengen (SIS).
La convention d'application de l'accord de Schengen prévoit
aux articles 131, 132 et 133, l'institution d'un « comité
exécutif » chargé de l'application des « règles
Schengen ». Ce comité exécutif sera en fait
aux mains de fonctionnaires dépendant de chacun des gouvernements.
Les voilà donc juges et parties ! Quelle confusion des règles
qui heurte de plein fouet la Convention européenne des droits
de l'homme dans une matière aussi sensible que la lutte transfrontalière
contre les stupéfiants, le grand banditisme, l'immigration clandestine,
le commerce des armes, la protection de la vie privée...
Il s'impose qu'avant toute mise en vigueur officielle des normes dites
« Schengen », un contrôle juridictionnel puisse
être opéré tant à propos de la conformité
de ces normes aux règles communautaires qu'à propos de
leur application. Il est donc proposé la création, à
l'instar du tribunal de première instance, d'une instance qui,
à Luxembourg, aura un pouvoir juridictionnel pour toutes les
matières répressives « transnationales »
et celles, notamment, qui présentent dans les domaines visés
par Schengen, un élément d'extranéité. L'Europe
des polices est indispensable. Mais elle ne peut exister démocratiquement
que s'il existe une instance des Communautés européennes
à compétence pénale.
Toute autre situation entraînerait la suprématie d'un
ou de deux Etat(s) membre(s). On aboutirait vite à une situation
de monopole qui, dans d'autres matières communautaires, est proscrite...
NB. Il a été pris en compte essentiellement l'accord
de Schengen. C'est le plus significatif. Mais il existe d'autres enceintes
qui échappent au contrôle des institutions communautaires
et où la Commission européenne se voit octroyer un strapontin,
tels le groupe « ad hoc immigration », créé
à Londres en 1986, composé de hauts fonctionnaires, et
le groupe TREVI au sein duquel la Commission des Communautés
européennes n'a même pas droit au chapitre (sauf pour ce
qui concerne le sous-groupe qui traite de l'abolition des contrôles
aux frontières).
Quant au Parlement européen, périodiquement, il vote
en vain des résolutions pour exiger d'avoir
également droit au chapitre (voir celles du 12 mars 1987,
du 23 novembre 1989, du 15 mars 1990 et du 22 février
1991) !
Georges-Henri BEAUTHIER, Avocat, Bruxelles
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Notes
[1] L'une des meilleures
études a été publiée en néerlandais
et en anglais par le Nederlandse Juristen Blad du 31 janvier 1991
(pp. 161 à 239).
[2] Amnesty international, novembre
1990, doc. EUR 01.01.90.
[3] Résolution
du 15 mars 1990 du Parlement européen, B3-291 300 310 512/RC1.
Dernière mise à jour :
6-02-2001 11:51.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/20/visas.html
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