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Plein Droit n° 20, février 1993
Europe : un espace de « soft-apartheid »

Allemagne :
l'adieu à l'article 16

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Au début du mois de novembre 1992, les leaders de tous les partis politiques — à l'exception de l'extrême-droite — appellaient les citoyens allemands à manifester contre le racisme qui se manifeste violemment depuis plus d'un an et qui « nuit à l'image de l'Allemagne à l'étranger ». Ceux qui vont déranger ce spectacle bien organisé ne seront pas les néo-nazis, mais quelques autonomes qui accusent ces mêmes leaders politiques d'être à l'origine des attaques racistes. « Les incendiaires se trouvent à Bonn » affirment les trouble-fête. De fait, on ne peut parler de simple coïncidence entre ces flambées de violence et le débat sur le droit d'asile qui a fait la une de la presse allemande au cours des derniers mois.

Depuis plusieurs années déjà, la droite (chrétiens démocrates et chrétiens sociaux) tente régulièrement de déclencher une campagne contre les « faux » demandeurs d'asile. La réunification qui a balayé l'infrastructure industrielle de l'ancienne RDA et entraîné un chômage qui touche plus d'un tiers de la population active, et l'aggravation de la crise du logement dans la partie occidentale de la nouvelle Allemagne, ont permis de légitimer cette campagne aux yeux de l'opinion.

En évoquant l'afflux croissant de demandeurs d'asile — de plus en plus alimenté par des réfugiés venus de l'Est — et en livrant au public un calcul simpliste : 95 % de déboutés = 95 % de réfugiés « économiques », la coalition chrétienne entretient un réflexe de repli nationaliste contre la peur de l'invasion ; tout nouvel arrivant est soupçonné d'abuser du droit d'asile et de profiter indûment de l'aide que l'Etat allemand procure aux demandeurs durant l'instruction de leurs dossiers.

Le discours de la droite sur le fraudeur à l'asile qui vide les poches du citoyen allemand est devenu, grâce à la presse qui s'en est fait l'écho, largement populaire. Les partis chrétiens ont su l'exploiter en inscrivant la lutte contre l'abus du droit d'asile à leur programme.

Les sociaux démocrates et le FDP (petit partenaire libéral de la coalition gouvernementale) se sont trouvés impliqués dans un débat où ils ont été forcés de prendre position. Il y a un an encore, le droit d'asile tel qu'il est inscrit dans la Loi Fondamentale (l'équivalent de la Constitution en Allemagne) était « sacré ». La situation a bien changé aujourd'hui, au terme d'une négociation houleuse dont l'enjeu est la remise en cause de l'article 16 de la Loi Fondamentale allemande.

Un statut protecteur

Depuis les années 70, la loi qui régit la procédure du traitement des demandes d'asile a été soumise à plusieurs reprises à des modifications. Le but était toujours le même : limiter le nombre de demandes à travers des mesures dissuasives, et établir des critères de reconnaissance plus restrictifs. La volonté politique et l'imagination du législateur se heurtaient pourtant à chaque fois à la Loi Fondamentale dont l'article 16, au chapitre « droits fondamentaux », affirme en effet : « Les persécutés politiques jouissent du droit à l'asile ». Cet article est une conséquence du traumatisme causé par la dictature nazie, dont certains des rédacteurs de la Loi Fondamentale ont subi directement les effets.

Sur le fondement de cet article 16, et contrairement à ce qui se passe dans les autres pays européens, le droit d'asile en Allemagne est un droit individuel du demandeur envers l'Etat. Celui-ci a l'obligation de garantir un examen de la demande à chaque personne qui affirme avoir subi une persécution. De plus, l'article 16 permet aux demandeurs d'asile déboutés de former recours devant les tribunaux de droit commun. Cette procédure (qui, si elle est menée à son terme, va jusqu'au tribunal constitutionnel) peut durer jusqu'à huit ans avant qu'une décision définitive soit rendue. Pendant toute cette période, le demandeur d'asile a droit au séjour, à une aide sociale et à un logement. De fait, dans la plupart des cas, il obtient, même si le statut de réfugié lui est refusé, le droit au séjour sur la base d'une régularisation à titre humanitaire.

Depuis la chute du mur et l'effondrement de l'empire soviétique, on a assisté à une modification de l'origine des demandeurs d'asile et à une augmentation spectaculaire de leur nombre (1990 : 193 063 demandes, 1991 : 256 112, dont presque un tiers provenant de l'ancienne Yougoslavie. Pour 1992 on s'attend à plus de 400 000 personnes). Plus des deux tiers des réfugiés qui arrivent aujourd'hui en Allemagne viennent des pays européens : pour le premier semestre 1992 on comptait 82 000 Yougoslaves, 43 000 Roumains, 16 000 Turcs et 9 000 Bulgares. Le Vietnam occupait seulement la cinquième place avec 7 000 demandeurs d'asile. La grande peur qui hante la classe politique et qui est évoquée de manière parfois dramatique, est l'« invasion » des masses fuyant le désastre économique et les guerres civiles des pays de l'Est. Ce scénario-catastrophe est utilisé par la droite pour justifier la modification de la Loi Fondamentale. Pour l'instant, l'article 16 interdit aux autorités de refouler les nouveaux arrivants à la frontière et, pour ceux qui sont arrivés illégalement, de les expulser du territoire allemand, dès lors qu'ils ont déposé une demande d'asile

Le prétexte de l'harmonisation

Face au refus du SPD de participer à une révision constitutionnelle, la droite a tenté de jouer la carte de l'Europe. Ainsi, dans un premier temps, les partis chrétiens (CDU/CSU) ont soutenu que la ratification des accords de Schengen ne pourrait être réalisée qu'après modification de la Loi Fondamentale. En réalité, s'il est vrai que celle-ci oblige les autorités allemandes à traiter une demande d'asile même si le candidat a déjà été débouté dans un autre pays (ce qui contredit le principe « one chance only » des accords de Schengen), ces accords n'interdisent nullement à un pays de se montrer plus « généreux » que les autres.

On a alors commencé à agiter le spectre des conséquences de la mansuétude allemande : tous les déboutés des pays voisins viendraient déposer une seconde demande d'asile en Allemagne. Il est difficile, à l'heure actuelle, de mesurer la proportion de ce type de cas au sein du nombre total de demandes. Quoiqu'il en soit, il semble que l'« argument Schengen » relève tout autant de la propagande que d'une analyse de la réalité.

Alors que le SPD défendait encore fermement la Loi Fondamentale, l'argument européen paraissait au gouvernement de Helmut Kohl comme le seul moyen d'aboutir à une réglementation plus restrictive. Au sein de la Commission européenne, les représentants allemands essayaient donc de convaincre leurs partenaires qu'une harmonisation du droit d'asile était indispensable. De retour à la maison, on affirmait qu'il fallait changer la Loi Fondamentale pour ne pas empêcher l'harmonisation, présentée comme « voulue par les autres », et pour « être des bons européens ».

Premier résultat du débat sur le droit d'asile : une loi précisant les modalités de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié est entrée en vigueur au mois de juin 1992. Elle représente un compromis provisoire qui vise à raccourcir la durée de l'examen des demandes, notamment de celles dites « manifestement infondées ». Les possibilités de recours y sont limitées de manière drastique et l'hébergement des demandeurs dans des camps contenant plusieurs centaines de personnes est rendu obligatoire.

Les experts de tous horizons politiques s'accordent pourtant sur le fait que la nouvelle loi ne parviendra nullement à réaliser l'objectif poursuivi, à savoir rejeter définitivement les « fraudeurs » dans le délai fixé de six semaines.

Pour le camp chrétien, cette loi n'est qu'une étape, insuffisante. La révision constitutionnelle reste le but à atteindre, la solution miracle contre le déferlement de réfugiés.

En fait, deux notions-clefs sous-tendent le débat allemand : celle de « pays sûr » et celle de « pays-tiers sûr ». L'objectif est de pouvoir refuser l'accès au territoire à toute personne venant d'un pays où elle ne craindrait pas de persécution, ou ayant traversé un Etat où elle aurait pu demander l'asile.

C'est ainsi que le gouvernement Kohl a conclu des accords, non seulement avec ses partenaires de Schengen, mais aussi avec ses voisins comme la Suisse, la Pologne et l'Autriche. L'accord avec la Pologne prévoit le renvoi dans ce pays de tout immigrant clandestin ayant transité par son territoire. Des contrats de même nature sont négociés avec la Tchécoslovaquie et la Hongrie.

Le « coup de grâce »

Les sondages peu favorables aux étrangers et les succès électoraux de l'extrême-droite dans plusieurs Länder, incitaient finalement les sociaux-démocrates à « nuancer » leur position vis-à-vis de l'article 16. La première étape de ce glissement consistait à subordonner la modification de la Loi Fondamentale à l'exigence d'un certain nombre de garanties (notamment l'examen individuel de chaque demande et l'accès au recours judiciaire) dans le cadre de l'harmonisation européenne. Dans une seconde phase, le SPD admettait que la modification pourrait précéder ces exigences...

Les 16 et 17 novembre 1992, lors de leur congrès extraordinaire, les délégués sociaux-démocrates ont franchi le dernier cap en donnant leur accord à une révision constitutionnelle, dont les modalités restaient encore à négocier.

La politique de « cordon sanitaire » autour de l'Allemagne s'est concrétisée avec l'accord conclu le 7 décembre 1992 entre les principaux partis représentés au Parlement : aux termes de cet accord, sont exclus a priori de la possibilité de bénéficier du droit d'asile en Allemagne, les demandeurs ayant transité, non seulement par les pays de la Communauté européenne, mais également par des Etats tiers ayant signé la Convention de Genève (c'est le cas de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Suisse et de l'Autriche, qui sont, depuis quelques années, les principaux « couloirs de passage » des candidats à l'asile).

L'argument qui justifie cette rupture avec la tradition allemande est la nécessité d'un « partage des tâches » entre partenaires européens, pour faire face à l'afflux de candidats à l'asile dont l'Allemagne ne veut plus être le seul gestionnaire.

Dans le cadre de cet accord, est également prévu l'établissement d'une liste de « pays sûrs », dont les ressortissants pourront être expulsés après une procédure accélérée, sauf à faire la preuve des dangers qui les menacent.

Le principe du droit au recours judiciaire est maintenu, mais son exercice ne fera plus bénéficier les déboutés du droit au séjour sur le sol allemand.

Un projet de loi doit être présenté rapidement au Parlement pour que les nouvelles dispositions entrent en vigueur au printemps 1993.

Selon l'organisation de défense des réfugiés ProAsyl, la seule voie d'accès à l'Allemagne qui reste désormais aux candidats à l'asile est ...l'atterrissage en parachute !

La pression de la rue a donc abouti à ce résultat paradoxal : pour répondre aux craintes de la population face aux flambées de racisme, on restreint les droits de ceux qui en sont les victimes.

Les partis signataires de l'accord sont soulagés d'avoir trouvé un compromis dont l'habillage paraît acceptable aux yeux de l'opinion, celle-là même qui défile contre le racisme. Comme s'il suffisait de s'entourer d'un mur pour éliminer les problèmes...

Anita Merkt

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Dernière mise à jour : 6-02-2001 11:48.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/20/allemagne.html


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