Plein Droit n° 18-19, octobre
1992
« Droit d'asile :
suite et... fin ? »
Françoise Sauvagnargues
Les travailleurs sociaux, dont la fonction est d'assurer une intégration
durable des individus dans la société, ne peuvent pas
jouer ce rôle avec la population spécifique que constituent
les demandeurs d'asile et les réfugiés. Dans ce domaine,
en effet, les travailleurs sociaux se trouvent dans un contexte de crise
à plusieurs niveaux : crise du travail social en général,
crise de ce qu'il est convenu d'appeler l'intégration des étrangers,
crise enfin, accélérée ces dernières années,
dans le dispositif d'accueil des réfugiés.
Un bref rappel sur les droits des réfugiés semble d'abord
nécessaire. La Convention de Genève de 1951 définit
comme réfugié toute personne qui « ... craignant
avec raison d'être persécutée du fait de sa race,
de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à
un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors
du pays dont elle a la nationalité, et qui ne peut ou, du fait
de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce
pays ».
La protection juridique accordée au réfugié a
donc une portée internationale, mais la détermination
du statut relève d'une procédure qui dépend du
droit interne de chaque Etat. En France, une loi de 1952, précisée
par un décret de 1953 et modifiée ultérieurement,
a créé l'Office français de protection des réfugiés
et apatrides (Ofpra) et déterminé la procédure
devant cette instance administrative, complétée par une
phase juridictionnelle devant la Commission des recours des réfugiés.
La France a longtemps bénéficié de l'image d'une
terre d'asile accueillant libéralement les persécutés
et les réfugiés. Le dispositif mis en place dans les années 70
a en effet permis d'améliorer leur sort, en particulier en élargissant
leur accès à des droits sociaux plus étendus que
ceux attribués aux étrangers de droit commun. Aujourd'hui,
cependant, une nouvelle étape de l'histoire du droit d'asile
a été franchie [1].
Dans les années 70, les frontières étaient
ouvertes à l'immigration, et l'idéologie des droits de
l'homme trouvait une réponse d'autant plus adéquate dans
la pratique sociale que l'identification (culturelle, politique) avec
les exilés de l'époque était réelle. Les
victimes des régimes totalitaires de l'Est et les militants de
gauche latino-américains suscitaient la solidarité. À
mesure que se sont transformées la composition sociologique et
l'origine des réfugiés, l'image du réfugié
s'est peu à peu dévalorisée, identifiée
au terroriste, à l'économique, enfin au clandestin.
Aujourd'hui, les réfugiés des pays pauvres ont un profil
beaucoup plus difficile à cerner et les frontières sont
fermées. Le vernis humanitaire, s'il reste présent dans
le discours d'une partie de la classe politique, a néanmoins
sauté. Personne ou presque ne remet en cause l'affirmation selon
laquelle 90 % des demandeurs d'asile sont de « faux »
réfugiés, la problématique se réduisant
à un traitement technocratique de « stocks »,
sans que soit engagé un débat sur l'évolution des
causes des exodes qui obligerait à reconsidérer la frontière
rigide entre l'économique et le politique, et à réviser
la notion individualiste de l'asile actuellement pratiquée.
On est au contraire parvenu, que ce soit dans les textes réglementaires
ou dans les déclarations gouvernementales, à une logique
strictement policière.
Invoquant un afflux de demandeurs d'asile (retour du fantasme d'invasion)
d'ailleurs très relatif puisque l'Ofpra a enregistré
61 422 demandes en 1989 et 56 053 en 1990, alors qu'il y a
entre 15 et 20 millions de réfugiés dans le
monde et mettant en uvre au niveau national l'ensemble
des mesures contenues depuis 1985 dans l'élaboration du processus
Schengen [2], les autorités
françaises ont engagé une politique de maîtrise
des flux migratoires destinée à empêcher par tous
les moyens l'arrivée de nouveaux étrangers.
La problématique de l'asile s'inscrit donc dans un champ que
déterminent des pratiques de clôture, de dissuasion et
de refoulement.
Clôture, puisque désormais le contrôle et
l'audition éventuelle des demandeurs d'asile se fera de plus
en plus à la frontière, et même en deçà
si l'on tient compte de l'obligation généralisée
de visas, des sanctions qu'encourent les compagnies de transport pour
les dissuader de prendre à leur bord des passagers qui ne disposeraient
pas des documents requis, de la généralisation des contrôles
policiers dans les avions ou dans les zones de transit [3].
Dissuasion, par la restriction progressive des budgets alloués
par l'Etat aux associations qui interviennent dans le dispositif d'accueil,
et, par conséquent, aux usagers eux-mêmes.
Si, en 1983, l'association France Terre d'Asile disposait, dans ses
centres provisoires d'hébergement (CPH), de 5 509 places,
il n'en restait plus que 3 000 en 1990. Les critères d'admission
étant devenus extrêmement limitatifs, environ 10 %
des demandeurs d'asile enregistrés par l'Ofpra en 1990 ont été
hébergés en CPH. Pour ceux qui n'ont pas accès
aux CPH, reste l'allocation d'insertion qui est versée par le
Service social d'aide aux émigrants (SSAE).
Par ailleurs, depuis 1986, le FAS a supprimé une partie des
cours de français, désormais réservés à
une catégorie très limitée de demandeurs d'asile.
Refoulement, puisque la logique des mesures prises ces dernières
années implique la reconduite à la frontière de
tous les demandeurs d'asile qui n'ont pas été reconnus
réfugiés.
Dans ce contexte, les conditions d'une insertion sociale sont de plus
en plus difficiles, la précarité étant la caractéristique
dominante.
Comme le montre l'étude récente effectuée par
le SSAE [4], la précarité
des demandeurs d'asile qui ne sont pas hébergés dans les
CPH est vécue comme une « gestion quotidienne du
provisoire », sans élaboration de stratégie
à long terme. Pour ces demandeurs d'asile Maliens,
Angolais, Zaïrois, Haïtiens, Turcs les structures
d'accueil sont généralement les solidarités familiales
ou ethniques.
On peut prévoir que la suppression récente de l'accès
au marché du travail [5],
qui a déjà entraîné une réforme du
dispositif d'hébergement dans les centres, va également
contribuer, avec l'accélération de la procédure
et la répression renforcée du travail clandestin, à
déstabiliser ces réseaux de solidarité. Le processus
de dés-intégration engagé aura des conséquences
graves, y compris sur les structures familiales (placements d'enfants,
hébergements d'urgence pour les femmes, etc.).
Le nouveau dispositif mis en place à la fin de l'année
1991 après la suppression du droit au travail a déjà
des conséquences visibles.
La nouvelle définition des centres d'accueil (CADA) dans lesquels
les demandeurs d'asile sont hébergés pendant la durée
de la procédure voit disparaître pratiquement la notion
d'insertion théoriquement attachée aux CPH. Il s'agit
de faire face à l'urgence en parquant, aux moindres frais, les
demandeurs d'asile dont la très grande majorité est destinée
au renvoi à court terme ; de faire face à la précarisation,
en assurant « le gîte et le couvert » et une
aide à la constitution des dossiers administratifs. Dans ces
conditions, les cours de français, la scolarisation des enfants,
deviennent des questions mineures.
Ces mesures étant récentes, il est difficile d'analyser
les réactions des travailleurs sociaux impliqués dans
ce dispositif. On peut déjà constater leur crainte de
voir les centres d'accueil se transformer en centres de rétention,
et donc le travail social perdre son contenu initial.
La plupart des mesures prises ces dernières années étant
des mesures restrictives, l'essentiel des charges budgétaires
est désormais lié non à l'accueil des réfugiés, mais
à leur contrôle et à leur refoulement. Les associations
humanitaires se trouvent institutionnellement dans une contradiction
difficile. Si elles restent les seuls espaces dans lesquels se trouve
assumée la solidarité internationale les partis
politiques et les syndicats étant de moins en moins concernés
(voir la médiocrité, pour ne pas dire l'inexistence en
France d'un débat digne de ce nom au moment de la ratification
de la convention complémentaire aux accords de Schengen ) ,
elles ont, dans le même temps, pour tâche de gérer
avec des fonds publics la précarité et le refoulement,
ce qui n'était évidemment pas leur vocation première.
Elles font donc entendre sur la scène publique la seule voix
discordante dans le consensus actuel, mais sans aller jusqu'à
une rupture frontale avec les pouvoirs publics, pour des raisons qui
tiennent à la fois à la survie économique de leur
action et aux liens politiques qu'elles veulent sauvegarder. La « société
civile », ce sont aussi des entreprises qui jouent le rôle
de courroie de transmission d'une politique publique.
Le travailleur social qui accueille les demandeurs d'asile et les réfugiés
dans les associations comme France Terre d'asile, la Cimade, le Comède,
le SSAE, ressent dans sa pratique les conséquences de la diffusion
dans l'opinion d'une image négative du réfugié
et l'exclusion des « faux » réfugiés.
Selon le lieu institutionnel où il intervient et selon sa personnalité,
soit il analyse la demande à travers l'hypothèse des droits
que la personne peut obtenir, soit il analyse la demande et toutes les
hypothèses de réponses.
Il est clair que la demande est essentiellement liée à
la question des « papiers ». L'identification, la
reconnaissance du statut est en effet la condition pour accéder
à une existence sociale.
Les trois-quarts des demandeurs d'asile qui se présentent dans
les permanences associatives sont des individus qui ne parviennent pas
à faire valoir leurs droits auprès des administrations,
qu'il s'agisse des préfectures ou de l'Ofpra. Les perversions
entraînées par la pratique de « gestion des flux »
engagée par l'Ofpra et la Commission des recours ont été
évoquées lorsqu'a été médiatisée
la question des déboutés, devenus clandestins après
des années de procédure du fait du manque de moyens de
ces deux instances jusqu'en 1989, et de manière accélérée
lors de l'opération de déstockage qui a suivi [6]. Pour un grand nombre de demandeurs d'asile, la procédure
est devenue une formalité, puisque plus de 75 % d'entre
eux se sont vu opposer un refus sans être auditionnés et
que la Commission des recours dont la procédure a
été réformée à deux reprises, en juillet
1990 et juillet 1991 a poursuivi le même objectif
de liquidation de stocks, ce qui a abouti à une jurisprudence
de plus en plus élastique où l'aléatoire l'emporte
sur le droit.
Au terme de ces procédures, on constate que la définition
du réfugié retenue par les rédacteurs de la Convention
de Genève est de moins en moins appliquée, et que, de
plus en plus, pour obtenir l'attribution de cette qualité, il
faut prouver qu'on est un opposant déclaré à un
régime dictatorial.
Dans un tel contexte, peut-on encore parler d'un droit ? S'il
n'y a plus adéquation entre le droit et les pratiques, on est
seulement confronté à la violence bureaucratique.
Le caractère obsessionnel de la question des papiers a pour
conséquence une crispation sur la défense juridique. On
est dans la problématique du vrai et du faux, dans l'ordre du
soupçon. Le travailleur social, quel que soit le lieu de son
intervention, est contraint, pour évaluer les hypothèses
de réponse, de prendre en compte les critères qui sont
définis par l'Etat, donc de procéder lui-même à
un tri et d'investir son activité dans les cas qui présentent
des caractéristiques favorables. D'autant plus que le nombre
de demandes est élevé et le temps limité.
Les trois-quarts des personnes qui vont dans les services d'orientation
de France Terre d'asile ou de la Cimade par exemple sont des déboutés,
en fin de parcours, qui ont épuisé toutes les ressources
leur permettant de trouver des solutions par eux-mêmes ou par
les réseaux communautaires. Même des associations comme
Médecins sans frontières et Remède, dont ce n'est
pas la vocation d'origine, reçoivent de plus en plus de demandeurs
d'asile dans leurs permanences.
Le Comède (Comité médical pour les exilés),
fondé pour répondre à une carence le
non-accès aux soins pour les primo-arrivants se trouve
ainsi confronté au suivi institutionnel des dossiers, dû
en particulier à la surcharge des demandes de certificats médico-légaux
réclamés pour répondre à l'exigence de preuves [7].
Avec cette problématique de la preuve, on assiste à une
perversion du rôle attribué à l'intervention du
médecin, les agents de l'Ofpra qui ne reçoivent aucune
formation sur la psychologie du militant politique, sur la torture,
sur les effets de la clandestinité, ayant souvent tendance à
chercher dans la preuve médicale la légitimation de leur
décision.
Les relations du travailleur social avec les administrations étant
très difficiles, souvent conflictuelles, le sentiment qui domine
est une lucidité impuissante, l'impression de « ramer »
dans le désert. Ce qui a pour conséquence, pour le praticien,
un déplacement de la demande de compétence vers le juridique.
Pour les déboutés, les problèmes sociaux qu'entraîne
le retrait des titres de séjour et de travail son considérables :
licenciement, suppression des allocations d'aide sociale à l'enfance,
stress lié à la menace de reconduite à la frontière.
Mais, dans l'urgence, il est impossible d'approfondir les situations
individuelles, sur le plan psychologique entre autres. Des liaisons
peuvent se faire avec les assistants sociaux de secteur, mais ceux-ci
ne sont pas formés spécifiquement à la problématique
de l'exil.
Le mouvement qui s'est développé en France à partir
de juillet 1990 autour des déboutés du droit d'asile,
pour réclamer une régularisation globale au nom des droits
acquis au cours des années de résidence en France, a montré
les limites de l'action collective dans ce domaine.
Les travailleurs sociaux qui interviennent dans ce secteur se sentent
généralement très isolés et marginalisés
dans l'ensemble de la société française.
Dans le climat actuel très défavorable aux étrangers,
l'opinion publique, peu ou pas informée de la problématique
de l'exil et de la situation dans les pays d'origine, ne fait pas de
différence entre le réfugié et l'étranger
en général.
Les travailleurs sociaux savent également que la plupart des
réfugiés s'adressent beaucoup plus aux structures communautaires,
quand elles existent, qu'au dispositif d'assistance institutionnel ;
ils ne sont par conséquent sollicités qu'en fin de parcours
et ont le sentiment de devenir les agents d'une « politique
de la rustine ».
Sur la question des salaires, on retrouve la même dévalorisation :
les assistants sociaux, permanents associatifs et animateurs, ont des
niveaux de salaire inférieurs de 20 à 40 % à
ceux du secteur public ou des autres domaines du secteur social (famille,
handicapés, etc.). Le secteur associatif faisant très
largement appel au bénévolat, revendication et négociation
sont pratiquement inexistantes, et on se trouve dans un mode de fonctionnement
très archaïque, où la confusion entre militant et
salarié ajoute un élément de complexité
supplémentaire.
Enfin, en ce qui concerne la formation, malgré la mise en place
de certaines sessions ou l'organisation de travaux de groupe, les services
sociaux sont encore très démunis.
Dans les conditions que nous avons décrites, où le demandeur
d'asile risque de devenir soit un assisté provisoire, soit un
paria de la société livré aux organismes de charité,
on est tenté de conclure qu'aucune réponse appropriée
n'est donnée en France à la présence des demandeurs
d'asile et des réfugiés.
Il semble en tout cas difficile, à l'heure actuelle, d'envisager
une rénovation du travail social, pourtant particulièrement
nécessaire, sans remettre en question les mécanismes qui
conduisent à gérer la précarité et l'exclusion.
Mais cette démarche concernerait l'ensemble de la société,
politiques, chercheurs et citoyens.
Notes
[1] Voir Gérard Noiriel,
La tyrannie du national, le droit d'asile en Europe, 1793-1993,
Calmann-Lévy, 1991
[2] Accord conclu en 1985,
complété par une convention complémentaire en juin
1990, déjà ratifiée par la France, qui engage la
France, l'Allemagne, le Bénélux, puis l'Espagne, le Portugal
et l'Italie, dans une politique harmonisée de la circulation
des non-nationaux à l'intérieur de leur territoire commun,
qui tend à fermer les frontières extérieures de
ce territoire.
[3] Voir Plein Droit,
n° 15-16, novembre
1991.
[4] Accueillir, bulletin
du SSAE, janvier-février 1991.
[5] Circulaire du 26 septembre
1991.
[6] Voir l'article de
Jean-Pierre Alaux, Le Monde diplomatique, juillet 1991.
[7] Voir l'article« Torture et mythe de
la preuve »dans ce numéro.
Dernière mise à jour :
25-01-2001 12:10.
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