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Plein Droit n° 15-16, novembre 1991
« Immigrés : le grand chantier de la “dés-intégration” »

De Charybde en Scylla

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Le drame des 20 000 « boat people » albanais et le rapatriement collectif des « plus durs », imposé par le gouvernement italien, a largement été couvert par la presse française.
Pourtant, sur cet événement ont plané plusieurs silences et des informations tronquées.

Le flux d'exilés albanais arrivés sur les côtes italiennes au mois d'août 1991 avait déjà été précédé par deux autres vagues : une première de quelques milliers pendant l'été 1990, à la suite de la chute du mur de Berlin et des événements qui s'en étaient suivis dans les pays de l'Est, alors que l'Albanie, dernier pays du bloc communiste en Europe, vivait les premiers sursauts de la démocratisation. La deuxième, bien plus importante, d'environ 20 000 exilés, à la fin de l'hiver 1991 (février/mars).

La première vague avait déjà mis à l'épreuve le gouvernement italien et les administrations locales et régionales du fait du manque absolu de structures d'accueil et de mesures adéquates d'intervention de la part de l'Etat. Début 1991, plusieurs centaines d'exilés vivaient encore dans des situations de précarité totale, sans emploi et sans logement satisfaisant. Au-delà de la fragilité de leur insertion économique et sociale, cette première vague n'avait pas toutefois posé de problèmes majeurs concernant leur statut, le gouvernement italien s'étant déclaré disposé à examiner pour eux le statut de réfugié politique. La première vague avait été ainsi maîtrisée par une répartition sur tout le territoire italien qui avait, d'une certaine manière, noyé leur présence.

Des raisons politiques
et économiques

Par contre, la deuxième vague, en février-mars 1991, non seulement posa de graves problèmes d'accueil et d'insertion socio-économique, mais également des problèmes d'ordre juridique. En effet, depuis l'été 1990, des changements politiques étaient intervenus en Albanie. Des rapports diplomatiques et des entretiens bilatéraux en vue d'une reprise des relations commerciales et de coopération économique étaient déjà en cours entre le gouvernement italien et le nouveau pouvoir politique albanais en place. La discussion sur le statut juridique de ces 22 000 exilés se posa donc ouvertement tant au niveau gouvernemental que dans le milieu politique et social (partis, syndicats, associations, Eglises). Il était désormais évident qu'aux motivations politiques qui continuaient d'exister en Albanie (violence et répression policière contre la population révoltée contre le régime), s'ajoutaient maintenant des raisons économiques et sociales, liées à la situation économique catastrophique dans laquelle vivait la population après quarante-cinq ans de régime autarcique et policier.

Le problème dépassait la question du droit d'asile pour s'étendre à celles de la coopération et de la solidarité internationales. Au-delà des frontières de l'Italie, celles-ci impliquaient l'aide d'autres pays tels que les pays membres de l'OCDE et d'organisations internationales, comme le Haut Commissariat pour les réfugiés. Dès mars 1991, un appel à la collaboration fut adressé par les autorités italiennes pour faire face à cette « urgence».

En tout cas, avant de résoudre le problème de leur statut juridique, il fallait mettre en place des moyens et des mesures d'urgence pour un premier accueil. C'est ainsi que, dès leur arrivée, au mois de mars, le gouvernement leur octroya — en dérogation exceptionnelle à la législation en vigueur — le statut provisoire de « réfugié spécial» jusqu'au 20 juillet 1991, pour leur permettre de faire les démarches en vue d'obtenir le statut de réfugié politique ou trouver des opportunités pour une insertion économique et sociale. A cette date, ceux qui n'auraient pu obtenir le permis de séjour (travail, logement ou statut de réfugié) devaient être rapatriés.

Le 8 juin, pour faire face à une situation devenue insoutenable du fait des révoltes de ces immigrés regroupés dans des camps, et pour faciliter leur insertion économique et sociale et éviter leur concentration dans les Pouilles — presque la moitié des Albanais (soit 11 748) se trouvaient dans cette région au mois de juin —, le gouvernement italien décida de les répartir sur l'ensemble du territoire national. C'est ainsi que les 22 000 Albanais furent répartis par quotas régionaux et que les préfets furent chargés d'en fixer et d'en surveiller la redistribution par provinces et par communes. Quinze mille d'entre eux furent ainsi déplacés du Sud vers les régions industrielles du Nord.

Le 20 juillet, date à laquelle se terminait l'état d'urgence, « l'opération rapatriement », tant redoutée par ceux qui n'avaient trouvé ni emploi, ni logement, n'eut pas lieu. Quatre mille seulement avaient trouvé du travail, surtout saisonnier, deux mille s'étaient inscrits dans des cours de formation professionnelle et onze mille sur les listes des demandeurs d'emploi. Le statut de réfugié politique ne fut accordé qu'à 645 personnes. Un millier était rentré dans la clandestinité.

Cette situation s'explique facilement si l'on se réfère à la situation précaire générale des 400 000 étrangers non-ressortissants CEE, en âge de travailler, résidant en Italie : seuls 100 000 avaient officiellement un emploi, tandis que 115 000 étaient, fin juin 1990, demandeurs d'emploi.

L'insertion économique et sociale des exilés de la deuxième vague ne put se réaliser que très partiellement, grâce à l'effort et à la générosité des institutions locales, des syndicats et des associations de volontariat. Les structures d'accueil administratives et les interventions de l'Etat, en particulier de la protection civile, elles, firent généralement défaut, ce qui provoqua de vives critiques de la part des syndicats et des associations.

Le nouvel exode
du mois d'août

Le 1er août, le gouvernement confirma que, bien que la dérogation exceptionnelle ne soit pas prorogée, il n'y aurait pas cependant d'expulsions collectives pour ceux qui ne remplissaient pas les conditions pour l'octroi de permis de séjour. Pour des raisons humanitaires et par respect des conventions internationales, le gouvernement préférait résoudre le problème en accordant des facilités financières aux 10 000 Albanais qui auraient accepté le rapatriement volontaire. Des accords en ce sens intervinrent avec les autorités albanaises. Ce faisant, le gouvernement confirmait, début août, le moratoire de la dérogation.
Au moment où le premier groupe des 318 immigrés albanais, arrivés au mois de mars, embarqués à Trieste, rentrait volontairement au pays avec un subside de 200 000 lires, une nouvelle vague de « boat people» albanais se dirigeait vers l'Italie le 7 août. L'événement tragique fit l'objet de larges échos dans la presse écrite et télévisée de la péninsule. Des milliers de désespérés (la presse a estimé à environ 40 000 le nombre de ceux qui essayaient de fuir vers l'Italie à partir des divers ports albanais) donnèrent l'assaut aux navires, provoquant des scènes dramatiques.

Rapatriement forcé

Le 8 août, près de 13 000 Albanais débarquèrent dans les ports italiens des Pouilles, dont 11 000 dans le seul port de Bari. Parmi eux, quelques centaines de soldats déserteurs. Le même jour, le gouvernement décrèta le rapatriement forcé des Albanais et organisa un pont aérien pour mettre son plan à exécution.

A Bari, 7 000 réfugiés furent « parqués» dans l'ancien stade de la ville et 3 000 bloqués sur le quai du port. La marine militaire fut mobilisée et de nombreux bateaux de tourisme réquisitionnés pour organiser le rapatriement. Le gouvernement opta pour une position radicale : « personne ne restera en Italie », déclara M. Scotti, le ministre de l'Intérieur, le 9 août, sauf les 495 soldats déserteurs qui ne seraient pas rapatriés et à qui on fit croire qu'ils pourraient introduire une demande d'asile politique.

Tous les navires, quel que soit leur pavillon, reçurent l'ordre de ne pas s'approcher des ports italiens avec des réfugiés albanais à bord, sous peine de séquestration du navire et de dénonciation des capitaux et de l'équipage pour trafic illégal de personnes et violation des lois sur l'immigration.

Des émeutes faisant plusieurs blessés se déroulèrent sur les quais et au stade d'où quelques milliers de personnes essayaient de s'échapper. Une forte polémique se déclencha alors dans les milieux politiques sur la manière dont le gouvernement avait géré cet état d'urgence et sur le moratoire dont avait bénéficié la deuxième vague, moratoire qui aurait encouragé la nouvelle vague.

Le ministre des Affaires étrangères d'abord, puis le président de la République, se rendirent à Tirana (les 12 et 14 août) pour annoncer aux autorités albanaises des mesures financières et économiques que l'Italie s'engageait à mettre en oeuvre pour aider le pays à sortir de sa grave pénurie alimentaire et de sa situation économique et sociale précaire (opération qui coûtera à l'Italie 150 milliards de lires) ; une concertation relative aux mesures à prendre pour bloquer l'exode du pays fut envisagée.

Le 14 août, alors que plus de 11 000 Albanais avaient été rapatriés, le gouvernement décida d'en retenir en Italie environ 2 000 (les plus « durs», ceux qui s'étaient barricadés dans le vieux stade), en les répartissant sur 14 régions dans des casernes et des hôtels réquisitionnés. Cette opération avait pour but (dit le gouvernement) de « vérifier la situation personnelle des intéressés ».

Avec surprise, on apprit qu'après avoir obtenu des garanties auprès des autorités albanaises que, ni les réfugiés ni les militaires ne seraient arrêtés à leur retour, le gouvernement avait fait rapatrier de force, dans la nuit du 18 août, les 2 000 réfugiés et les 495 militaires déserteurs [1]. Le ministre de l'Immigration, Madame Boniver, avait pourtant indiqué que le cas des militaires serait examiné séparément.

Tous furent rapatriés. Seuls un bébé de 800 grammes, né prématurément à six mois et placé en couveuse dans un hôpital de Bari ainsi que quatre-vingt autres Albanais malades ou blessés furent autorisés à rester provisoirement dans le pays. Un Comité interministériel « pour les mineurs albanais » fut mis en place par le ministère de la Justice italien pour étudier le sort des 2 087 enfants non accompagnés recensés et procéder soit à un regroupement familial, soit à un rapatriement, soit encore à l'envoi dans un autre pays disposé à les accueillir. D'après les premiers résultats du travail de ce comité, plusieurs de ces enfants mineurs refusent de rentrer dans leur famille ou de quitter l'Italie (Tempo du 20/9/91). C'est là un autre aspect du problème qui, pour l'instant, reste sans solution.

Antonio Perotti
Directeur du CIEMI




[1] D'après des informations recueillies par la presse, plusieurs de ces militaires seraient passés en jugement et seraient condamnés par des tribunaux militaires, d'autres auraient subi des mauvais traitements et des sévices (Corriere della Sera, 12/9/91).

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Dernière mise à jour : 10-12-2000 15:15.
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