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Plein Droit n° 13, mars 1991
« Des visas aux frontières »
Jean-Pierre Alaux
Combien sont-ils aujourd'hui, ces Haïtiens venant
chez nous à la recherche de paix, de justice et de cette dignité
humaine qui s'acquiert notamment par le travail ? Cette « douce
France », pourtant, dont la planète entière
sait qu'elle a, en 1989, célébré solennellement
le deux centième anniversaire de sa « Révolution
des droits de l'homme » de 1789 se refusant à les accueillir
légalement en son sein, ils sont, pour une bonne part, clandestins,
sans papiers, à la merci d'une reconduite à la frontière,
d'une expulsion, d'une interdiction du territoire : bref, cachés,
invisibles, indénombrables.
Les estimations minimalistes évaluent le nombre de Haïtiens
à environ 30 000 en métropole (surtout en région
parisienne), 30 000 en Guyane et 5 à 10 000 en Guadeloupe.
Il y a fort à parier qu'un décompte exact livrerait des
chiffres beaucoup plus élevés. Ils viennent persuadés
que le « pays des droits de l'homme » va leur ouvrir
ses portes comme il l'a fait pour d'autres en d'autres temps.
Mais sait-on vraiment en Haïti que la France n'est pas ce paradis
d'accueil et de libertés pour les victimes de la violence et
de l'arbitraire qu'elle continue à vouloir être par la
vertu de discours politiques qui ont en commun d'affirmer le contraire
de la vérité ?
De sa propre initiative le premier ministre français,
Michel Rocard, répète à qui veut l'entendre que
« la France n'a plus les moyens d'accueillir toute la misère
du monde », et sous le couvert d'une politique européenne
très restrictive en matière d'immigration, en raison de
la fermeté des États les plus riches de la CEE (l'Allemagne
en particulier), Paris a fermé ses frontières aux ressortissants
des nations extérieures à la Communauté européenne.
Même le droit d'asile politique, régi par la Convention
internationale de Genève, n'est plus interprété
dans ce sens de générosité qui lui conférait
un caractère de solidarité. Depuis quelques mois, la France
ne délivre plus le statut de réfugié qu'au compte-gouttes,
90 % des demandeurs d'asile étant désormais rejetés,
pour une bonne partie d'entre eux à la vitesse TGV (train à
grande vitesse), sans avoir été interrogés par
les fonctionnaires de l'Office français de protection des réfugiés
et apatrides (OFPRA).
Dès qu'il s'agit de protéger sa richesse (le produit
national brut s'élevait, en 1987, à 12790 dollars
par an pour chaque Français, soit 35 fois celui des Haïtiens
estimé à 360 dollars), les pays industriels savent
user de tous les prétextes. À l'égard des immigrants
haïtiens, l'administration française estime que la démocratisation
de leur pays ne justifie plus aucune tolérance particulière.
Dans ces conditions, les nouveaux immigrés haïtiens, presque
tous déclarés illégaux, doivent se cacher, éviter
sans cesse les contrôles de police, accepter, pour survivre, des
salaires et des conditions de travail parfois lamentables. Comme d'autres
immigrés d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine, il leur
arrive de se retrouver emprisonnés et reconduits à la
frontière sans que leur droit à se justifier et à
se défendre soit véritablement respecté. Du moins
si l'on se place sur le plan humain.
Dans les derniers jours d'août, T.D., une jeune femme haïtienne
de 25 ans, en France sans papiers depuis 1988, ancienne demandeuse
d'asile déboutée, est convoquée par lettre à
la préfecture de Bobigny, dans la région parisienne. L'administration
lui demande de venir dans ses services pour régulariser sa situation,
c'est-à-dire examiner son dossier dans le but de lui accorder
un droit de séjour. Dès son arrivée, on l'arrête,
elle et son bébé de quelques mois. C'était un piège
dans lequel, comme bien d'autres désormais, elle est tombée,
croyant encore dans la loyauté de la fonction publique française.
Immédiatement conduite dans un centre de rétention, elle
y attend le premier avion pour Port-au-Prince. Sera-t-elle finalement
expulsée ? Des organisations humanitaires, le Haut Commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés se mobilisent en sa
faveur. Si elle échappe au retour forcé, combien d'autres
ne peuvent que s'y soumettre ? T.D. est une cousine de Mariano
Delaunay, ce proche du père Jean-Bertrand Aristide, assassiné
le 1er juillet. Qu'importe, le ministère de l'intérieur
ne veut rien entendre car, selon lui, Haïti connaît la joie
de la démocratisation.
I.M., lui, est menuisier. En France depuis 1988, il a lui aussi été
rejeté par l'OFPRA comme réfugié. Son histoire ?
Responsable du conseil communautaire de son village haïtien et,
à ce titre, maître d'uvre d'un projet soutenu par
la Fondation CARE, il est également candidat aux élections
locales (CASER) de novembre 1987. De tout cela, il détient
la preuve : attestation du Conseil électoral provisoire,
documents divers de CARE. L'OFPRA ne l'invite même pas à
s'expliquer. Il est rejeté car, lui reproche-t-on, il ne peut
donner la preuve de la menace dont il fut la victime. Les présomptions
ne suffisent plus ; la France exige que les bourreaux remettent
à leurs victimes des certificats de torture dûment signés...
ou presque.
Quant aux élections avortées dans le sang de 1987, c'est
un souvenir périmé en ces temps d'heureuse démocratisation.
De ce fait, I.M. demeure clandestin et reçoit, en août
1990, un avis d'interdiction du territoire français. Il ne peut
travailler qu'au noir et éviter les forces de police. Au « pays
des droits de l'homme », I.M. vit caché, un peu
comme sous une dictature.
On pourrait en citer des milliers. Un autre encore : E.D.,
jeune Haïtien de 27 ans, entré légalement en
France en 1987. Il y passe le baccalauréat, commence des études
supérieures de droit, puis travaille comme cuisinier dans un
restaurant parisien. Il en a le droit puisque, tous les six mois, on
lui renouvelle son permis de séjour.
En 1989, il se marie avec une jeune Haïtienne qui, elle, bénéficie
d'une carte de résidente (droit de séjour définitif).
Alors, la préfecture de police de Paris propose à E.D.
de jouir du même statut que son épouse, dans un réflexe
de bon sens. Dans cette perspective, diverses administrations enquêtent
sur les conditions de vie de E.D. Un inspecteur de la Direction des
affaires sanitaires et sociales (DASS) de Paris constate que l'appartement
du jeune couple compte 13 m² au lieu des 15 m² obligatoires
pour les seuls étrangers (un Français n'est astreint à
aucune norme).
Du coup, non seulement il perd tout espoir d'obtenir le droit de résidence,
mais il perd également son droit de séjour acquis depuis
trois ans. À quoi s'ajoute la perte de son emploi car le ministère
du travail écrit à son patron pour l'aviser que E.D.,
désormais clandestin, ne peut rester son employé.
La machinerie française anti-immigrés a parfaitement
fonctionné : d'un Haïtien intégré à
sa société d'accueil, elle a fait un clandestin condamné
à se cacher, à travailler au noir, à vivre dans
des conditions peu enviables.
Qu'est-ce qui pousse donc la France et, avec elle, la plupart des pays
industrialisés à refuser de porter sa part de l'injustice,
de la misère et des violences du monde ? Une soudaine poussée
de racisme ? Aux étrangers de couleur, on préfère
les étrangers à la peau blanche qui bénéficient
des faveurs de nombre de nos concitoyens oublieux de l'histoire coloniale
dont ils restent par ailleurs très fiers. Mais cela n'explique
pas tout. La crise économique ? Les chômeurs se comptent,
il est vrai, encore par millions. Mais les travailleurs immigrés
d'Afrique, du Maghreb, du Portugal, d'Espagne, n'ont-ils pas largement
contribué à la prospérité économique
française ?
De ce point de vue, il faut remarquer qu'un travailleur clandestin,
sans papiers, illégal, coûte beaucoup moins cher que son
homologue régularisé. Au premier, on n'appliquera pas
le droit social, ni le salaire minimum garanti ; et bien des patrons
peu scrupuleux préfèrent cette main d'uvre taillable
et corvéable à merci.
De là à penser que la réglementation française
actuellement en vigueur ne cherche pas exclusivement à limiter
l'immigration, mais à multiplier les clandestins pour des raisons
bassement économiques, il n'y a qu'un pas. Il n'est pas interdit
de le franchir en toute rationalité : si l'on reprend le
cas du Haïtien E.D. cité plus haut, on note que l'absurde
mesure prise à son encontre aboutit, en premier lieu, à
le transformer en salarié au noir, c'est-à-dire tout aussi
compétent, mais plus mal payé, astreint à une durée
de travail excessive, condamné, pour survivre, à accepter
l'inacceptable. Une société réputée de droit,
comme la société française, pousse des milliers
d'étrangers dans une situation de hors-la-loi dont la précarité
s'avère bien utile pour certains secteurs fragiles de l'économie :
textile et petits boulots de services (vaisselle dans les restaurants,
ménage chez les particuliers, etc.).
Sait-on que le plus grand chantier d'Europe celui du tunnel
sous la Manche, qui va relier la France à la Grande-Bretagne
représente la plus forte concentration d'ouvriers clandestins
du continent, qu'on y enregistre des taux élevés d'accidents
mortels du travail et que les administrations compétentes ferment
les yeux, depuis des années, sur ces violations de la réglementation,
pour la plus grande satisfaction des firmes de rang international qui
creusent les fonds marins ?
Face à cette situation, des réactions humaines, certes
minoritaires, se font jour dans le but de prendre la défense
des demandeurs d'asile, des migrants de toutes catégories, de
ces travailleurs étrangers surexploités. Concernant particulièrement
les Haïtiens, l'association Aide et Soutien aux Haïtiens de
France (AISOHAF) vient de naître. Elle regroupe un bon nombre
de mouvements haïtiens et français et d'individus qui entendent
que les droits de l'homme et le droit tout court s'appliquent aux étrangers
comme aux Français [1]. L'AISOHAF, en collaboration avec le Réseau d'Information
et de Solidarité [2], ouvre,
chaque semaine, une permanence à Paris pour aider les Haïtiens
à trouver une place légale dans leur société
d'accueil. Il souhaite également permettre à la communauté
haïtienne de s'organiser en relation avec les autres communautés
d'étrangers vivant en France.
Dès que l'AISOHAF a ouvert ses portes, en juillet dernier,
des centaines de Haïtiens se sont rués à ses permanences,
exprimant ainsi leur détresse matérielle et morale, ainsi
que leurs besoins en matière de défense de leurs droits.
Ce « succès » devrait, à terme, imposer
à l'administration française de cesser de pratiquer la
« politique de l'autruche » qui, la tête intentionnellement
piquée dans le sable, déclare ne rien voir des difficultés
qui l'entourent.
Car les pouvoirs publics français en sont là : du
fait même de leur clandestinité, des centaines de milliers
d'étrangers n'ont aucune existence légale, donc n'existent
pas pour l'État, alors qu'il travaillent, contribuent à
faire tourner la machine économique et paient souvent des taxes
sociales dont ils ne peuvent tirer bénéfice, s'ils deviennent
chômeurs, par exemple. Ce qui constitue, de toute évidence,
une discrimination en contradiction avec le principe de l'égalité
des hommes inscrit dans la Constitution et dans la Déclaration
universelle des droits de l'homme.
À l'heure où la France se flatte d'aider le peuple haïtien
dans son difficile chemin vers la démocratie, à l'heure
également où cette France se donne l'image (à certains
égards justifiée) d'un « grand pays des droits
de l'homme », elle ne peut échapper à une exigence
de cohérence avec ses principes. La justice qu'elle entend défendre
dans le monde doit être exemplaire à l'intérieur
de ses frontières, même s'il lui faut, pour ce faire, s'opposer
parfois à certains de ses voisins plus puissants, à l'Allemagne
par exemple qui rêve d'une « Europe forteresse »
repliée sur ses richesses. Et puis, à l'égard d'Haïti
et des Haïtiens, la France a des devoirs particuliers en raison
des violences qui frappent le pays depuis des décennies et, surtout
peut-être, en raison d'une vieille histoire commune qui contribua
lourdement au sous-développement et aux luttes fratricides encore
déterminants dans les circonstances présentes.
Pour construire sa démocratie et son avenir, Haïti, au
même titre que les autres nations, a besoin de ses concitoyens.
Défendre les droits de ceux d'entre eux qui se sont exilés
au loin ne signifie donc nullement quelque encouragement que ce soit
pour les autres à les rejoindre en France ou ailleurs. Il est
vrai que les flux migratoires ne peuvent être illimités.
Mais il est non moins vrai que le droit d'asile, pris dans son sens
large, véritablement humanitaire, est un droit sacré dont
le non-respect intégral par les grandes démocraties en
dit long sur la dégradation des vertus républicaines en
leur sein.
Par ailleurs, les Haïtiens et les autres étrangers vivant
en France depuis plusieurs années ou pour des raisons qui, sans
relever explicitement du droit d'asile, sont humainement admissibles,
doivent bénéficier de tous les droits en vigueur sur leur
terre d'accueil. Or, tel n'est le cas ni en France, ni en Europe ni
aux États-Unis, pays qui s'arrogent cependant le droit de donner
des leçons de démocratie à l'ensemble de la planète.
Si ces leçons sont, en effet, les bonnes, qu'ils en tirent pour
eux-mêmes les conséquences politiques et sociales et cessent
de considérer la fraction non blanche des étrangers vivant
sur leurs terres comme des parasites dénués de droits.
Article publié dans Haïti Observateur du
12-19 septembre 1990.
Notes
[1] AISOHAF, c/o GISTI,
46 rue de Montreuil, 75011 Paris. Permanences chaque samedi.
[2] Réseau d'Information
et de Solidarité, c/o CAIF, 46 rue de Montreuil, 75011 Paris.
Dernière mise à jour :
11-07-2001 0:59.
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