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Plein Droit n° 13, mars 1991
« Des visas aux frontières »
La guerre permet de ne plus penser à autre chose, elle diffère
les urgences, écrivait récemment Philippe Boucher dans
Le Monde. La remarque, qui vaut pour l'ensemble de la politique
gouvernementale, vaut aussi pour l'immigration, et c'est ce qui incite
à considérer favorablement la publication, le 18 février,
du premier rapport annuel du Haut conseil à l'intégration :
elle a au moins le mérite de rompre un silence qui commençait
à devenir pesant.
Ce rapport, qui comporte beaucoup de passages instructifs, au sens
propre du terme, mérite assurément d'être lu attentivement :
on ne peut par exemple qu'être sensible à l'ambition de
ses auteurs de dégager des « critères »
d'intégration, susceptibles de servir ultérieurement de
base à une évaluation jamais réalisée
ni même tentée jusqu'à présent
des politiques menées en la matière.
Lorsqu'il s'agit, en revanche, de proposer des solutions, on retrouve
le même discours sans originalité qu'ont tenu tous les
pouvoirs qui se sont succédé depuis 17 ans très
exactement depuis Dijoud et sa « nouvelle politique d'immigration »
à savoir que l'intégration passe avant toute chose par
la « maîtrise des flux », celle-ci étant
envisagée sous un angle à la fois policier et dissuasif,
c'est-à-dire en termes d'exclusion (avec l'inévitable
couplet sur les demandeurs d'asile déboutés, dont il faut
à tout prix obtenir qu'ils quittent le territoire français,
sous réserve de régularisations ponctuelles pour ceux
qui sont là depuis plus de trois ans). Était-il vraiment
nécessaire de réunir neuf personnalités aussi éminentes
pour proposer des « solutions » aussi peu nouvelles ?
Suit, il est vrai, une série d'autres propositions : l'intégration
suppose, de façon positive cette fois, d'améliorer la
prise en charge administrative des problèmes liés à
l'immigration, d'assainir les conditions d'habitation en foyer, de définir
une véritable politique du logement question à
laquelle le Haut conseil se propose de réfléchir pour
aboutir à des propositions au cours de l'année 1991.
On ne fera pas grief au Haut conseil de ne pas nous livrer dès
aujourd'hui sa réflexion sur ce dernier point. Mais force est
de constater qu'il n'y a en définitive qu'une seule proposition
qui soit à la fois réellement nouvelle et concrète
dans l'ensemble de ce rapport (elle figure à la page 56
du rapport général, et elle est longuement explicitée
dans l'annexe 3) : c'est celle qui vise à subordonner le
bénéfice de l'ensemble des prestations sociales à
une condition de résidence régulière, ou, pour
être plus clair, à priver de toute protection sociale à
l'exception de l'aide sociale d'urgence tous ceux qui ne
sont pas en situation régulière (on n'arrive pas à
comprendre, toutefois, si la mesure proposée vise uniquement
les ayants droit du cotisant, autrement dit les membres de la famille
entrés en France sans avoir accompli les formalités du
regroupement familial, ou si elle vise également les travailleurs,
qui ne pourraient donc plus être affiliés à la sécurité
sociale).
Une telle proposition est à la fois inquiétante, choquante
et consternante.
-
Elle est inquiétante parce qu'étant la seule
proposition concrète du rapport, facile à mettre en
uvre, et évidemment populaire auprès des caisses,
elle a toutes les chances d'être retenue en priorité
par le gouvernement.
- Elle est choquante par l'hypocrisie des motifs avancés
pour la justifier : il s'agirait, nous dit-on le
mot revient à plusieurs reprises d'« harmoniser »
les règles relatives aux différentes prestations, et
« d'éviter des pratiques parfois désordonnées
ou incertaines ». En réalité, il s'agit de
donner une base légale aux pratiques illégales des caisses
qui, appliquant sur ce point les instructions de la CNAM, exigent
la production d'un titre de séjour pour verser les prestations
d'assurance maladie.
Les auteurs du rapport reconnaissent que, dans ce domaine, la loi
ne pose aucune condition de régularité du séjour,
ni pour l'assuré, ni pour ses ayants droit, contrairement à
ce qui est le cas pour les prestations familiales depuis 1987 ;
et ils rappellent que la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt
du 6 janvier 1989, a condamné la position des caisses.
Mais ils font suivre ce rappel d'un commentaire plutôt inattendu
sous la plume de juristes aussi éminents : « Cette
interprétation fragilise (sic) la pratique suivie et laisse
la porte ouverte à la couverture de personnes sans titre ».
Or, cette interprétation ne « fragilise »
pas la pratique suivie, elle la condamne dans les termes les plus
nets, et si elle laisse la porte ouverte à la couverture de
personnes sans titre, elle ne fait sur ce point qu'appliquer strictement
la lettre de la loi.
Le Haut conseil propose donc d'aligner le régime actuellement
le plus favorable sur la législation la plus restrictive :
« L'alignement sur le dispositif en vigueur pour les
prestations familiales, législation "exemplaire" (sic)
à ce sujet, est souhaitable pour l'assurance maladie et pour
les aides au logement ». Et les auteurs de conclure :
« Il conviendra sur cette base que les pratiques des
Caisses soient harmonisées et qu'il n'y ait plus d'interprétations
juridiquement contestables ou de politiques d'exclusion ».
De fait, la légalisation des pratiques illégales évitera
aux caisses d'avoir à violer la loi à l'avenir ;
mais en quoi mettra-t-elle fin aux politiques d'exclusion ?
- Cette proposition est consternante tant elle traduit une
méconnaissance des situations concrètes ou ce
qui serait plus grave une indifférence aux problèmes
rencontrés par les familles en situation irrégulière.
S'il s'agit de faire des économies ou de priver d'arguments
certaines fractions de l'opinion c'est une préoccupation
qu'on trouve exprimée à plusieurs reprises dans le rapport
la mesure peut sans doute avoir une certaine efficacité. Mais
s'il s'agit de favoriser l'intégration de la population immigrée
et après tout, telle est la mission assignée
au Haut conseil la mesure risque d'avoir les effets inverses
de ceux théoriquement recherchés : croire que l'on
dissuadera les familles de venir en France en les privant de couverture
sociale, c'est se leurrer ; et refuser à ceux qui sont
en France l'accès aux soins et à un minimum de ressources,
c'est non seulement aller à l'encontre du plus élémentaire
des droits de l'homme, mais c'est aussi compromettre l'intégration
future de toute une génération de jeunes auxquels nous
devons assurer le droit de vivre en famille, et dignement, en France.

Dernière mise à jour :
18-06-2001 11:16.
Cette page : https://www.gisti.org/
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