Plein Droit n° 11, juillet 1990 « Travail au noir ?
Travail clandestin ? Travail illégal ? » Étrangère et femme :
une double discrimination
La montée des intégrismes aura eu paradoxalement
un grand mérite, celui de rappeler que l'immigré, traditionnellement
défini et représenté comme un travailleur de sexe
masculin, plutôt célibataire, éventuellement pourvu
d'une famille, entité vague et indéterminée, est
aussi dans plus de 40 % des cas une personne de sexe féminin.
Les excès et violences intégristes, en visant principalement
les femmes, ont eu pour effet indirect d'attirer l'attention sur la
situation qui est faite à celles-ci, non seulement dans les pays
d'origine mais aussi en France.
Il peut sembler étonnant que seule l'apparition
d'un contexte aussi dramatique ait pu permettre que soient enfin dits
et reconnus les nombreux problèmes spécifiques qui sont
attachés à la condition de la femme étrangère.
Car celle-ci a été la grande absente du débat sur
l'immigration, alors même qu'il est couramment admis que son rôle
est essentiel dans une intégration. Cette absence est également
reflétée par le faible nombre de travaux qui lui sont
consacrés [1].
La raison en est l'existence d'un malaise autour de la condition des
femmes immigrées qu'on ne saurait mieux expliquer qu'en citant
l'intervention de C. Belkhodja, lors du colloque sur « Droits
de l'Homme, Droits des peuples du Maghreb » (mars 1989)
à Paris : « Il arrive couramment que des militants
des droits de l'homme ou de prétendants tels, se retranchent
derrière les spécificités culturelles maghrébines
et musulmanes pour refuser de traiter le problème des droits
des femmes ».
L'origine du malaise et du silence fait autour des femmes immigrées
pourrait bien être là, dans ce traditionnel débat
que l'on a mené jusqu'ici de manière informelle, portant
sur le respect des « traditions », des différences
culturelles, sans jamais définir la réalité de
leurs conséquences pour toute une partie de la population étrangère.
Les mêmes hésitations coupables se retrouvent dans les
décisions judiciaires qui s'appliquent aux femmes étrangères.
Force est de constater, en effet, que les tribunaux appliquent rarement
les lois en considération du droit des femmes et du principe
d'égalité entre les hommes et les femmes. Si les tribunaux
du fond se montrent bienveillants et attentifs à la situation
des femmes, les juridictions suprêmes, elles, ont construit, à
partir des années quatre-vingt, une jurisprudence inégalitaire
aux dépens des femmes d'origine musulmane - une sorte de ghetto
de droit dont l'originalité ne saurait masquer les effets discriminatoires.
Des chiffres
Selon le recensement de 1982, 42,8 % de la population étrangère
sont des femmes. Ce chiffre devra évidemment être revu
en fonction des nouvelles données issues du recensement en cours.
Il sera intéressant de vérifier si les prédictions
faites au sujet de l'activité des femmes étrangères
sont exactes.
Depuis 1975, c'est-à-dire depuis la mise en place de politiques
de stabilisation des flux migratoires, la féminisation des populations
étrangères s'est considérablement accélérée,
notamment à travers la procédure de regroupement familial.
Cette féminisation de l'immigration s'accompagne de phénomènes
parfois inattendus. Claude ValentinMarie souligne « la
part non négligeable prise par les femmes seules avec enfants,
qui représente près de 4 % des femmes étrangères.
Particularité intéressante, à l'encontre des stéréotypes
établis, cette situation est plus fréquente chez les Maghrébines
que chez les Européennes. La proportion de femmes algériennes
dans ce cas (5,4 %) est même très légèrement
supérieure à celle des Françaises (5,2 %) » [2].
La démarche qui consiste à rechercher l'ensemble des
lois et règlements qui sont applicables aux femmes étrangères
est d'autant plus urgente qu'elles subissent une double discrimination
: en tant qu'étrangères, elles sont soumises à
un ensemble de textes qui se révèlent dans la pratique
d'application plus restrictive à leur égard ; en tant
que femmes, elles dépendent d'un statut personnel discriminatoire
que les tribunaux français ont peu à peu reconnu.
Un statut exclusivement familial
Outre qu'il a permis de dévoiler la situation faite aux femmes
immigrées en France, on peut espérer que le durcissement
intégriste obligera, dans ce contexte, les tribunaux français,
voire le législateur, à prendre des positions qui soient
plus conformes, non seulement à l'ordre public français,
mais encore aux grands traités internationaux qui proclament
l'égalité entre hommes et femmes, et s'imposent aux juges
français en vertu de l'article 55 de la Constitution.
Aucune disposition spécifique n'est appliquée aux, femmes
étrangères. C'est par conséquent l'ensemble des
textes composant la réglementation sur les étrangers (ordonnance
de 1945, conventions bilatérales
) qui règle leurs
conditions d'entrée et de séjour en France. Néanmoins,
on peut constater que, dans la pratique, l'application qui leur en est
faite rend difficile la possibilité pour les femmes étrangères
d'obtenir un statut indépendant.
De fait, les femmes ont rarement bénéficié de
la possibilité d'émigrer directement. Elles sont généralement
définies par un statut exclusivement familial : épouse,
sur ou fille, renvoyant à leur statut personnel. Dans ces
conditions, les femmes se retrouvent en situation de dépendance,
notamment par rapport à leur mari et au droit au séjour
de celui-ci. Il est important de penser à l'autonomie d'un statut,
surtout dans le contexte actuel de montée intégriste qui
risque de générer une augmentation des migrations de femmes
seules.
La Convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 comporte
une disposition pouvant s'avérer extrêmement dommageable
pour les femmes. En effet, elle stipule que l'absence du territoire
français de plus de six mois entraîne la perte des droits
au séjour. Bien que sa circulaire d'application préconise
« la bienveillance » pour opposer ce délai
aux catégories d'étrangers bénéficiaires
de plein droit du certificat de résidence de dix ans, les préfectures
ont tendance à l'appliquer strictement.
Par ailleurs, la jurisprudence a confirmé la portée de
cette péremption « couperet » : dans
un arrêt du 25 mai 1988, « Ziani », le Conseil
d'État précise « qu'à la supposer
établie, la circonstance que l'absence de M. Ziani du territoire
français soit involontaire ne saurait le soustraire à
l'application de ces dispositions ». Les conséquences
de cette décision du Conseil d'État peuvent être
dramatiques pour les jeunes filles retenues contre leur gré dans
le pays d'origine par leurs parents ou leurs frères, pour les
épouses répudiées dont toute la famille est en
France, etc. La variété des situations est grande et les
cas malheureusement de plus en plus fréquents. Le problème
se pose avec d'autant plus d'acuité que l'âge de la majorité
fixé à dix-huit ans en France l'est à vingt et
un ans dans les pays d'origine.
Le drame des retours forcés ou ratés
Toutes les associations de femmes immigrées sont unanimes pour
indiquer que le nombre de femmes retenues contre leur gré dans
les pays d'origine devient préoccupant. Or, en cas de retour,
sauf si la femme est aussi de nationalité française, il
lui sera impossible de séjourner régulièrement
en France même si elle y a passé presque toute sa vie.
Elle se verra en effet opposer un statut de « nouvelle migrante ».
Pour les femmes mariées, on peut citer l'arrêt du Conseil
d'État « Mme Benferlou » du 22 novembre
1989, illustrant parfaitement la situation dépendante des femmes
et ce, à un double titre : d'une part, il évoque la situation
des épouses qui ont suivi leur conjoint dans le cadre d'un retour
au pays d'origine et y sont restées, parfois contre leur gré
; en particulier lorsqu'il y a des enfants qui ne peuvent quitter le
territoire sans le consentement du père, un retour en France
implique souvent pour la femme l'abandon des enfants au père,
démarche douloureuse s'il en est. D'autre part, l'arrêt
évoque le sort des mères algériennes d'enfants
français qui n'entrent pas dans les catégories de plein
droit.
Dans un arrêt du 11 juillet 1980, dit « arrêt
Montcho », pris en assemblée, le Conseil d'État
statuant dans le cadre d'une demande de sursis à exécution,
reconnaissait implicitement le droit au séjour d'une seconde
épouse d'un mari polygame. Implicitement, puisque le Conseil
d'État ne statuait pas au fond. Néanmoins, c'est bien
dans le sens de cette reconnaissance que l'arrêt a été
appliqué, puisqu'un de ses effets a été notamment
d'autoriser le regroupement familial dans les cas de polygamie, et de
régulariser la situation de la pluralité d'épouses
dans certains cas.
Polygamie et tribunaux
La seconde épouse de M. Montcho avait rejoint son mari et sa
première épouse, et cohabitait avec celle-ci depuis quatre
ans. Le préfet de l'Essonne avait refusé de régulariser
la situation de la seconde épouse qui avait eu, comme d'ailleurs
la première, quatre enfants du mari commun, et avait ordonné
son expulsion en se fondant sur l'ordre public français.
Le Conseil d'État, en annulant la décision, reconnaissait
ainsi les mariages polygamiques dans la plénitude de leurs effets,
et notamment dans l'un de ceux qui posaient les problèmes les
plus sérieux aux juges : celui de la cohabitation des différentes
épouses sous le même toit.
On a pu à bon droit souligner que cette solution allait bien
au-delà des positions des tribunaux judiciaires, quant à
la reconnaissance des effets des unions polygamiques, tribunaux qui
se sont empressés de rattraper leur retard dans ce domaine.
Une telle décision, fortement controversée, et dénoncée
par les associations de femmes immigrées, doit être analysée
dans toutes ses conséquences.
La conséquence la plus évidente, qui a été
tirée immédiatement dans le milieu immigré
masculin, a été incontestablement la certitude qu'enfin
la France reconnaissait la polygamie pour les musulmans sur son territoire,
opinion partagée par une partie des juristes qui invitaient d'ailleurs
les tribunaux judiciaires à suivre l'exemple magistral du Conseil
d'État.
Le problème de la polygamie est difficile à aborder.
Quelle solution adopter en effet qui soit équitable ? Car la
polygamie existant dans les faits - même si toutes les enquêtes
effectuées, notamment en pays maghrébin, soulignent combien
elle est mal acceptée par les femmes - il est bien évident
qu'elle produit des effets. Comment choisir laquelle des épouses
d'un mari polygame aura des droits, et laquelle non, surtout lorsque
chacune a des enfants du mari commun ?
Dans le contexte des problèmes liés au séjour
des femmes étrangères, qui était celui de l'arrêt
Montcho, il faudrait peut-être, pour donner quelques éléments
objectifs de réflexion, se demander ce que signifie dans les
faits la « cohabitation paisible » visée
par le Conseil d'État, lorsque l'on connaît les conditions
de logement actuelles des familles immigrées, notamment en région
parisienne.
La jurisprudence Montcho a permis de régulariser la situation
des deuxièmes épouses en dehors même du regroupement
familial, ce qui a eu pour conséquence de donner incontestablement
à la polygamie un statut plus favorable qu'à la monogamie
Quel paradoxe ! Et ce n'est pas le seul, ni le moindre.
Des épouses « clandestines »
Néanmoins, la plupart des situations polygamiques ont pour corollaire
la clandestinité des autres épouses venues en dehors de
l'impossible regroupement familial - la condition de logement pouvant
être difficilement remplie.
On ne peut pas non plus passer sous silence une situation trop fréquente
pour qu'elle ne procède pas d'une intention délibérée :
le refus de l'époux de régulariser la situation de la
deuxième épouse, la précarité liée
à la clandestinité ayant des effets incontestables sur
le maintien de celle-ci dans ses foyers.
Il faut toutefois être prudent et ne pas exagérer l'importance
de la polygamie. Une statistique de l'INED publiée en 1988 a
en effet démontré que la polygamie était un phénomène
relativement marginal dans les pays du Maghreb. Elle est par contre
plus répandue en Afrique noire où l'islamisation récente
recouvre des coutumes pratiquées depuis toujours. On entend dire
avec ironie que, bien souvent, le salaire et les allocations de la première
épouse permettaient par la suite au mari d'aller chercher une
autre femme
Quelle sera la conséquence de la montée intégriste
sur une éventuelle croissance de la polygamie ? Les partis intégristes
sont unanimes pour préconiser l'application de la Shari'à
dans tous ses effets, dont la polygamie. On sait que les répudiations
se multiplient actuellement en Algérie. Or, avec beaucoup de
justesse, l'acte de répudiation a été analysé
comme une véritable « polygamie dans le temps ».
Les conflits de lois en droit international privé sont d'une
complexité extrême. Il ne saurait être question de
les envisager tous ; on tentera de faire le point sur celui de la polygamie
et de la répudiation. Comme nous le verrons, les tribunaux français
ont, depuis les années 1980, choisi de reconnaître des
situations qui, au regard du droit des femmes, sont incontestablement
discriminatoires.
Le statut personnel des étrangers est régi en principe
par leur loi nationale : c'est une conséquence de l'article 3
du code civil qui reconnaît la compétence de la loi française
pour ses ressortissants en ce qui concerne l'état et la capacité
des personnes, et ce même quand ils résident à l'étranger,
ce qui implique une réciprocité.
Statut personnel et ordre public
Ainsi, une Convention franco-marocaine, entrée en vigueur le
13 mai 1983, et relative au statut personnel pose le principe de la
compétence de la loi marocaine (art. 1er).
Pourtant, sous certaines conditions, la loi étrangère
peut être écartée au profit de la loi du domicile
(pour le divorce, voir l'article 310 du code civil). En fait, les seules
limites apportées réellement à l'application de
la loi étrangère sont liées à la notion
d'ordre public. Or, cette notion, dans le cadre des conflits de lois,
n'est pas définie clairement ; elle l'est d'ailleurs d'autant
moins que, depuis l'arrêt « Rivière »
(1953) il existe une notion d'ordre public « atténué ».
Ainsi, pour reprendre la formule d'un arrêt de la Cour de cassation
du 3 janvier 1980 : « La réaction à l'encontre
de l'ordre public n'est pas la même suivant qu'il s'agit de mettre
obstacle à l'acquisition d'un droit en France ou de laisser se
produire en France les effets d'un droit acquis, sans fraude, à
l'étranger et en conformité de la loi ayant compétence
en droit international privé français... ».
Quand bien même certaines dispositions de la loi étrangère
seraient incompatibles avec l'ordre public français - telles
la polygamie et la répudiation, par exemple - elles peuvent produire
certains effets « autorisés ». Par ailleurs,
la notion de fraude à la loi française est très
rarement utilisée ; les tribunaux ne tiennent en effet pas compte
de la date de la situation juridique par rapport au séjour des
étrangers sur le territoire français.
C'est l'application des codes de la famille algérien et marocain
qui a suscité le plus grand nombre de conflits de lois devant
les tribunaux. Le code tunisien, s'il laisse subsister le fameux devoir
d'obéissance de la femme envers son époux, contient néanmoins
des règles égalitaires.
La Shari'à
Les codes marocain et algérien font, en effet, directement référence
à la loi musulmane, la Shari'à, et reprennent l'intégralité
de ses dispositions. Toutefois, l'application de la Shari'à a
été limitée par divers artifices de procédure
: interdiction de la polygamie « si une injustice est
à craindre envers les épouses » (art. 30
du code marocain), possibilité de « demander le divorce
en cas d'absence de consentement » de la part des épouses
précédentes (art. 8 du code algérien).
De telles limites sont ambiguës et sans portée réelle,
comme l'ont dénoncé beaucoup d'associations de femmes.
Il existe malheureusement peu de travaux en France sur ces divers codes
et sur le droit musulman, ce qui est regrettable quand on sait que l'Islam
est la deuxième religion de France.
Pour bien comprendre ce que représente la Shari'à, il
faut marquer sa spécificité qu'on ne retrouve dans aucun
autre système religieux : la Shari'à, qui se compose du
Coran et de la Sounnah, « manière d'agir »
du Prophète (les « hadith »), est un droit
d'origine divine. Comme tel, il s'impose de manière absolue aux
croyants, puisqu'il est inséparable de la loi. (On peut esquisser
une comparaison avec une des rares règles d'origine divine dans
la religion chrétienne, qui est l'indissolubilité du lien
du mariage, et qui s'impose aux chrétiens en raison de son caractère
sacré).
Cette situation exceptionnelle d'un droit qui n'est pas considéré
comme une technique d'origine humaine, mais comme la parole de Dieu,
peut expliquer le désarroi de nombreux musulmans face à
des situations visiblement discriminatoires qui y sont contenues et,
notamment, au statut inférieur de la femme [3].
Ces dispositions inégalitaires dont beaucoup d'associations demandent
l'abrogation sont d'autant plus mal ressenties que, dans le domaine
économique et commercial, les États musulmans ont été
amenés à déroger à de nombreuses règles
sacrées.
On pourrait penser que les tribunaux français auraient à
coeur d'apporter une certaine contribution au débat s'engageant
dans ces pays sur la légitimité de certaines institutions
des plus contestables. Or, si pendant longtemps, le droit musulman a
été frappé d'ostracisme par les juges, force est
de constater qu'il est aujourd'hui traité avec une grande mansuétude
par l'ordre juridique français qui « non content
d'assujettir plus complètement les femmes musulmanes à
leurs compatriotes en accueillant les répudiations unilatérales
intervenues à l'étranger, (...) va désormais
jusqu'à décider qu'une Française peut valablement
devenir, contre son gré, l'une des épouses d'un musulman
polygame » [4].
Si les juges français ont choisi d'appliquer le droit musulman
en écartant toute référence à l'ordre public
français, du moins peut-on attendre de leur part une compétence
technique dans ce domaine ; or, ainsi que l'a souligné Saïda
Rahal-Sidhoum [5],
on assiste à la « mise en uvre d'une forme
édulcorée de la Shari'à » par les
tribunaux français et, notamment, à des erreurs d'interprétation.
Les tribunaux français sont-ils d'ailleurs compétents
pour connaître de la loi musulmane, alors qu'ils ne possèdent
pas la qualité religieuse requise pour appliquer ce droit divin
?
Des juges « compréhensif »
La polygamie, comme la répudiation, ont été largement
entendues par nos juges, tant dans leurs effets que dans leur validité.
Le droit international privé a eu à traiter, non sans
mal, des effets d'unions polygamiques (cf. l'arrêt Rivière
cité plus haut). Toutefois, la liste des effets que peut valablement
avoir en France une union polygamique s'est considérablement
allongée depuis - même si les juges français ne
semblent pas aller jusqu'à imposer à la première
épouse l'obligation de cohabitation qui pourtant découle
du mariage polygamique.
Le véritable problème qui se pose dans le cadre de la
polygamie est celui de sa validité aux yeux de la loi française.
On mesure son étendue en se référant à un
arrêt de la Cour d'appel de Paris du 8 novembre 1983 concernant
un étranger résidant en France, qui énonce en effet
« qu'en particulier l'ordre public
ne met pas obstacle
à l'efficacité en France du mariage polygamique contracté
hors de France conformément à son statut personnel par
un étranger par ailleurs déjà marié à
une Française ». Ainsi, non seulement les tribunaux
reconnaissent la pleine validité d'un mariage polygamique conclu
antérieurement au séjour en France, mais également
s'il a été conclu au cours de celui-ci, et qui plus est
alors que la première épouse est française !
Ce problème se pose avec beaucoup d'acuité pour les jeunes
femmes dites « de la deuxième génération »
qui ont souvent la nationalité française et épousent
un compatriote. Bien qu'elles soient françaises, rien ne leur
permet dans ces conditions de s'opposer à une deuxième
union de leur époux ; elles n'ont alors que la possibilité
de demander le divorce qui, s'il l'on se réfère à
la jurisprudence, devrait en principe leur être accordé
aux torts du mari. C'est une bien maigre consolation dans une situation
souvent dramatique, alors qu'une telle union enfreint sans contestation
possible l'ordre public français.
Il semble pourtant qu'une solution (à défaut d'une solution
législative qui semble la plus appropriée) aurait pu être
trouvée dans la notion de fraude à la loi ou à
l'intensité de l'exception d'ordre public. Les tribunaux ne l'ont
pas voulu. Il est bien évident cependant que l'époux qui
veut contracter, alors qu'il vit en France, une union polygamique, sait
parfaitement que celle-ci ne pourra être célébrée
en France.
Il peut sembler que la notion de fraude à la loi française
prend ici tout son sens car c'est bien pour éviter son application
que l'époux est retourné dans son pays d'origine, en toute
connaissance de cause.
Une telle évolution de la jurisprudence est très inquiétante
au regard du droit des femmes. Il semble d'ailleurs qu'elle se fonde
curieusement sur un contre-sens - à moins qu'il ne s'agisse plus
vraisemblablement d'un essai de justification bien douteux
Il
est d'usage en effet, de comparer l'union polygamique au concubinage,
notamment adultérin, et d'indiquer que, dans le contexte actuel
des murs occidentales, une telle situation n'a rien de choquant.
Il s'agit là d'un grave contre-sens. C'est oublier qu'il y a
dans la polygamie un élément fortement discriminatoire
et défavorable aux femmes, puisqu'elle est imposée et
non choisie par celles-ci. Comparer ainsi une situation traditionnelle
à l'évolution des murs modernes, fondée sur
la liberté de choix des femmes (et des hommes) est donc une position
inacceptable.
La répudiation reconnue
La répudiation est en fait purement et simplement reconnue.
Jusqu'en 1983, pourtant, les juges ne la reconnaissaient que lorsqu'elle
équivalait à un divorce par consentement mutuel, c'est-à-dire
lorsque la femme, mise au courant de la répudiation, l'acceptait.
Or, l'essence de la répudiation est d'être un acte soumis
à l'arbitraire total de l'époux, qu'il peut effectuer
en l'absence de la femme. Ainsi définie, elle semble incompatible
avec l'ordre public français. Pourtant, peu à peu, la
Cour de cassation a reconnu sa validité, au motif du respect
de l'égalité des droits entre époux. En effet,
l'épouse a la possibilité théorique d'entamer une
procédure pour obtenir une pension ou une indemnité. Avec
l'arrêt du 3 novembre 1983, la Cour suprême franchit un
pas de plus en acceptant la répudiation sans évoquer le
principe d'égalité. Cette jurisprudence est conforme à
la Convention franco-marocaine relative à la coopération
judiciaire entre les deux pays et entrée en vigueur le 13 mai
1983.
La Cour de cassation n'y faisait pas référence, ce qui
traduit la volonté de la Cour de reconnaître la répudiation,
quelle que soit par ailleurs la nationalité de la femme étrangère.
Cette jurisprudence a été commentée de la façon
suivante : « Il n'est pas sûr que cette égalité
entre les femmes immigrées ne soit pas plutôt perçue
comme la généralisation de leur inégalité
à l'égard des hommes ».
Ici encore, il apparaît que la notion de fraude à la loi
pourrait trouver à s'appliquer, de manière à limiter
les effets discriminatoires de situations créées dans
les pays d'origine et qui sont, le plus souvent, ignorées par
l'épouse. Une répudiation faite en France est sans effet
; il suffit, pour contourner cette interdiction, que le mari, même
s'il séjourne depuis longtemps en France, retourne au pays d'origine
pour effectuer la répudiation selon une procédure très
simple. Elle produira ses effets en France puisque le juge ne pourra
que constater la dissolution du mariage [6].
Il existe malgré tout des jurisprudences « réconfortantes ».
Ainsi, la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 6 juillet 1982,
a retenu la notion de fraude à la loi dans le cadre d'une répudiation
: « La procédure de répudiation diligentée
par le mari devant les autorités marocaines traduit de sa part
la volonté de frauder la loi française
».
Il est vrai qu'existait un jugement de contribution aux charges du mariage
auquel le mari voulait visiblement échapper
De même,
il a été jugé, par un arrêt de la Cour de
cassation du 22 avril 1986, qu'une femme devenue française ne
pouvait se voir opposer la répudiation.
On peut estimer à bon droit que l'extrême complexité
des règles du droit international privé a permis au juge
français, en se retranchant derrière elle, d'instituer
un nouvel ordre juridique original. Ce dernier rend la situation des
femmes étrangères d'origine musulmane particulièrement
précaire, puisqu'elles ne peuvent recourir aux règles
de droit français.
On a largement souligné les effets néfastes à
long terme de la Convention franco-marocaine du 2 juillet 1981 sur une
véritable intégration. Et on peut se demander si cette
Convention ne joue pas la carte de l'intégrité du statut
personnel aux dépens de l'intégration de la communauté
maghrébine dans la société française.
L'extrême complexité des situations a permis au juge d'appliquer
peu à peu aux femmes étrangères, voire aux femmes
françaises d'époux étranger, un statut discriminatoire,
alors que le juge tunisien déclare contraire à l'ordre
public le droit marocain en ce qu'il interdit la réparation du
préjudice subi par l'épouse en cas de répudiation
(trib. de 1re instance de Tunis, 19 avril 1977). Les pouvoirs publics
doivent se saisir, sans tarder, de telles situations, notamment dans
le cadre de la politique d'intégration qu'ils assurent vouloir
mettre en uvre. En auront-ils le courage ? En effet, il n'existe
pas de solution simple, et l'on touche, à travers les femmes,
à d'éventuels conflits de cultures qui peuvent être
douloureux. Cela justifie-t-il pour autant l'actuelle situation faite
aux femmes étrangères sur le territoire français
?
Notes
[1] On pourra cependant se reporter utilement à l'ensemble
des travaux de Roxane Silbermann, dont les recherches traitent essentiellement
de l'activité des femmes étrangères, et posent
de manière très pointue le problème des discriminations
qui les touchent.
[2] Hommes et migrations, n° 1127, décembre 1989
[3] Ghassan Ascha, « Du statut inférieur
de la femme en Islam », L'Harmattan, 1989
[4] Y. Lequette, Rev. crit. de DIP, 1984, pp. 479-483
[5] Colloque sur les Droits des femmes au Maghreb, Paris,
mars 1990
[6] Signalons qu'il existe différentes formes de
répudiation, dont a pu dire qu'elle était une « polygamie
dans le temps », et qui constitue une arme redoutable
contre la femme. C'est le mode le plus courant de dissolution du mariage
en Algérie et au Maroc. Lorsque la répudiation est simple,
le mari peut revenir sur sa décision, celle-ci étant
soumise à son seul bon vouloir...
Dernière mise à jour :
17-12-2004 11:51
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