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Plein Droit n° 5, novembre 1988
« Immigrés : police, justice, prisons »

Le long parcours pénitentiaire
des sans-papiers

Au cours de l'année 1987, le nombre des détenus condamnés uniquement pour séjour irrégulier a augmenté de 23 %. Pourtant la loi de septembre 1986 redonnant à l'autorité administrative le pouvoir de reconduire à la frontière les étrangers en situation irrégulière aurait dû avoir l'effet inverse. Pourquoi n'en est-il rien ?

Plusieurs facteurs concourent à ce résultat. Dans certains cas, il s'agit d'une solution de facilité pour l'administration : six jours de rétention, c'est bien court pour obtenir un laissez-passer des autorités consulaires et trouver une place dans un avion. Mais surtout le retour forcé au pays se heurte à un double refus : celui des immigrés clandestins eux-mêmes pour qui le retour est synonyme d'échec dans leur désir de sortir de leur pays, de leur misère, mais aussi d'échec face à leurs proches, leur famille ; celui des pays d'origine qui mettent beaucoup de mauvaise volonté pour voir revenir des individus marginalisés dans une société sous-développée.

Et au milieu de tout cela, la justice ne se fait pas prier pour distribuer généreusement des mois de prison, dont le quantum augmente à chaque présentation : 3 mois et 3 ans d'interdiction du territoire national (I.T.N.), 6 mois et 5 ans d'I.T.N., 1 ans et 10 ans d'I.T.N.

Quelques exemples permettent de montrer l'engrenage : arrivée – perte (ou destruction) des papiers – prison – retour à la clandestinité – souvent délit annexe (vol, stupéfiants) – retour en prison (parfois sous une autre identité).

Jawed ne veut pas
retourner au pays

C'est le cas le plus simple, le plus banal. Un étranger vient en France où il pense trouver de meilleures conditions de vie et ne veut plus la quitter malgré des séjours fréquents en prison.

Jawed est venu en 1980 de l'Île Maurice pour travailler. Une place de « tricoteur » au noir rémunéré 35 F de l'heure lui semble mirifique. Il perd (?) ses papiers. Il a été arrêté à plusieurs reprises. Condamné par 3 fois à 3 mois de prison puis à 6 mois, il n'a jamais pu être reconduit à l'Île Maurice. Il refuse même d'envisager cette solution et invoque la honte de revenir « sans habits » (sans doute faut-il comprendre aussi pauvre qu'au départ) et la crainte que ses parents apprennent qu'il a été en prison.

Il n'aura jamais de papiers, il ne peut que travailler au noir, il est malade et ne peut bénéficier de la sécurité sociale, aucun foyer ne peut l'abriter.

Karim ne peut pas
retourner au pays

Karim est venu en touriste du Maroc l'été dernier pour rendre visite à sa famille installée à Paris. À la suite d'on ne sait quelle erreur ou quelle fraude, son passeport à son arrivée en France a été estampillé d'un cachet « sortie le... » au lieu de « entrée le... » .

Au premier contrôle de police — fréquent lorsque les cheveux sont frisés et le teint bronzé —, Karim a été arrêté, condamné pour « falsification de document administratif » et son passeport a évidemment été classé au dossier à titre de preuve.

Que peut faire Karim maintenant qu'il a purgé sa peine ? Il ne peut avoir de titre de séjour en France, et d'ailleurs il ne le souhaite pas. Il ne peut retourner au Maroc faute de passeport. Le Maroc n'accorde pas automatiquement le renouvellement d'un passeport. Sans doute considère-t-on là-bas qu'avoir un passeport est un droit qui se mérite ?

Karim n'est pas encore retourné en prison. Pour combien de temps ? Trouvera-t-il un passeur pour le faire rentrer clandestinement au pays ?

X. se disant...

Au mois d'avril 1988, il y avait à la maison d'arrêt de la Santé 105 personnes enregistrées sous le nom « X se disant... ». Beaucoup avaient séjourné à plusieurs reprises en prison et souvent sous des « alias » différents.

Jihad se dit libanais, il est sorti depuis un mois de prison lorsqu'il est présenté devant le tribunal au mois d'avril. Dans son dossier, une fiche de l'identité judiciaire révèle qu'il a déjà été interpellé sous 3 autres identités :

  • en 1984 pour infraction à la législation sur les étrangers sous le nom de Jihad M. né en 1966 à Beyrouth.
  • en 1984 sous le nom de Jihad M. né à Beyrouth en 1962.
  • en 1985 et 1987 sous le nom de Salah G. né en 1958 à Tunis, pour infraction à la législation sur les stupéfiants puis infraction à un arrêté ministériel d'expulsion.

Mais l'identité judiciaire pense connaître sa véritable identité : Abid M., né en 1958 à Lekoum, Tunisie. Jihad nie, ce n'est pas son identité, il n'est pas tunisien mais libanais.

Faute d'y comprendre quelque chose, la justice le renvoie en prison, lui interdit le territoire français. Sous quel nom, sous quelle nationalité le retrouvera-t-on à la 23ème chambre correctionnelle ?

Daniel W., juif marocain

Le parcours de Daniel W. est le plus déroutant, le plus tragique qui soit.

Juif marocain, il vient en France en 1972, à l'âge de 13 ans, avec ses deux sœurs majeures. Progressivement, le reste de la famille vient s'installer. En 1981, toute la famille obtient la nationalité française. Toute la famille ? Pas tout à fait. Sa famille « oublie » Daniel lors de ses démarches administratives parce qu'il a fait des « bêtises » et que la justice a déjà entendu parler de lui. Ils craignent qu'on refuse la naturalisation de toute la famille à cause du casier judiciaire de Daniel.

Il a 22 ans, il est sans papiers, il continue de « faire des bêtises » et en particulier devient toxicomane. En 1983, on lui notifie un arrêté d'expulsion. II est embarqué pour Casablanca. Là, les autorités marocaines refusent de le considérer comme marocain et il rentre en France, où il est assigné à résidence (sans droit au travail).

Il tente de demander asile à Israël en raison de sa religion. Nouveau refus.

Daniel voudrait une nationalité, n'importe laquelle pourvu qu'il soit en règle avec la loi. Mais c'est mal parti pour lui, il est encore en détention...

Il y a plusieurs itinéraires de clandestins. On peut arriver clandestin en France, ou le devenir après 10 ans de séjour dans notre pays. Mais le résultat est presque toujours identique : perte d'identité progressive, délits alimentaires et souvent toxicomanie. Le refus de régler la situation administrative des clandestins coûte sans doute plus cher à la société que leur régularisation.

Le problème de l'immigration est un problème politique : c'est celui de l'écart économique entre les pays du nord et les pays du sud principalement. Tant que la pauvreté sera intolérable, il y aura des Jawed et des Jihad. Penser régler de problèmes par des mois de prison et des interdictions du territoire français revient à vouloir remplir le tonneau des danaïdes.

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Dernière mise à jour : 8-05-2001 22:49.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/05/parcours.html


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