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Plein Droit n° 5, novembre 1988
« Immigrés :
police, justice, prisons »
La reconduite à la frontière des étrangers
en situation irrégulière, avant que la loi Pasqua du 9 septembre
1986 n'en fasse une simple mesure administrative sans garanties de défense,
constituait une sanction pénale. Les magistrats de Créteil,
contrairement à ceux de beaucoup d'autres tribunaux, semblent
en avoir usé avec un relatif discernement.
Dans l'optique de l'éventuelle réforme de la nature de
la reconduite à la frontière (« rejudiciarisation »),
il peut être intéressant de tirer les enseignements de
la pratique d'un tribunal et de se poser les « bonnes »
questions. À savoir :
- Y avait-il ou non automaticité de la reconduite à
la frontière, sanction judiciaire ?
- Existait-il ou non des garanties minimales liées à
l'intervention de l'autorité judiciaire ?
- Y avait-il égalité ou non des différentes
nationalités face à un même type d'infraction ?
Ces lignes sont une brève analyse de la pratique judiciaire
du TGI de Créteil en matière d'infractions à la
législation sur les étrangers.
Pourquoi Créteil ? Deux raisons à cela :
- taille moyenne ayant facilité une étude quasi complète
sur une année ;
- situation géographique : la proximité de l'aéroport
d'Orly engendre certains particularismes (fréquence des refus
d'embarquer, étrangers en transit appréhendés
porteurs de faux passeports, refoulements...).
L'analyse porte sur l'année 86, dernière année
d'application de la loi du 29 octobre 1981. La pratique judiciaire
de la reconduite à la frontière est alors parfaitement
rodée, quand entre en vigueur cette dernière loi du 9 septembre
86 y mettant fin (exception faite de l'article 19 de l'ordonnance
de 1945).
En 1986, Créteil représente 2,2 % de l'ensemble
des condamnations pour infractions à la législation sur
les étrangers soit : 271 sur 12 230. Les 313 dossiers étudiés
émanent de la 12ème chambre « Protection des
libertés individuelles et de l'ordre public » et de
la 11ème chambre.
L'infraction à l'entrée ou au séjour irrégulier
était-elle automatiquement sanctionnée par la reconduite
à la frontière ?
Sur 262 condamnations, on dénombre 188 reconduites à
la frontière, soit près de 72 %. Quelles sont les
74 autres condamnations ? 61 étrangers ont été
condamnés « seulement » à une peine
d'emprisonnement, 10 à une simple amende, 3 aux deux.
Certes, la reconduite à la frontière restait de loin
la peine la plus prononcée, mais une analyse plus fine permet
de nuancer cette impression de justice « à la chaîne ».
En effet, sur les 188 reconduites, 143 constituent des peines principales
dont 81 exécutoires par provision. Il est difficile de savoir
sur quels éléments se fondent les juges pour prononcer
l'exécution provisoire. À contrario, quand elle n'est
pas prononcée, les motivations des juges sont plus explicites.
Dans ce dernier cas, l'élément le plus invoqué,
pour ne pas prononcer l'exécution provisoire, est lié
au refus d'octroi du statut de réfugié. La prise en compte
d'un tel élément personnel permet d'accorder une chance
à l'étranger sans prendre la responsabilité de
ne pas le condamner à une mesure d'éloignement. Reste
que la marge de manuvre des magistrats était réduite
puisqu'ils ne pouvaient obliger l'administration à régulariser
la situation de l'étranger que pendant une durée brève
de 6 mois. Ceci explique, dans une certaine mesure, que les juges aient
fini par renoncer à prendre en compte la situation personnelle
de l'intéressé, la décision judiciaire ne liant
pas l'administration.
Tous les étrangers déférés devant le tribunal
ne furent pas condamnés. On comptabilise 17 annulations de procédure,
toutes en raison de l'illégalité des contrôles d'identité.
Il existe en effet un certain contrôle du juge sur les opérations
de police, à condition que l'exception d'illégalité
soit soulevée par l'avocat au bon moment.
À part un cas particulier (mesure de clémence en faveur
d'un étranger étudiant en 3ème cycle d'agronomie
et dépourvu de titre de séjour...), les 9 relaxes sont
venues corriger des erreurs grossières de l'administration. Quant
aux 11 dispenses de peine, soit elles ont une motivation obscure, soit
elles concernent des étrangers ayant régularisé
leur situation ou en cours de régularisation.
Faut-il lier l'automaticité relative de la reconduite à
la frontière au mode de saisine ? Les chiffres sont plus
que troublants : dans plus de 80 % des cas, la comparution
immédiate fut le mode de saisine.
Dans ce type de procédure, les droits de la défense sont
très souvent de pure forme. En effet, le temps alloué
à la préparation de la défense se limite parfois
à une petite heure, voire moins ; les avocats commis d'office
n'ont pas toujours la formation nécessaire en matière
de droit des étrangers pour avoir une action efficace.
C 'est une population masculine, le femmes ne représentant que
11,5 % des inculpés. Il semble que les juges soient un peu
plus indulgents envers les femmes : 62 % des hommes présentés
devant les juges ont été condamnés à la
reconduite contre 47 % des femmes. Ces chiffres ne reflètent
pas le proportion de femmes en situation irrégulière.
Par contre, ils témoignent de la pratique policière, les
femmes faisant rarement les frais de contrôles et vérifications
d'identité. Le parquet constitue, à un autre niveau, un
filtre : à quoi rimerait de poursuivre une femme maghrébine
en situation irrégulière mère d'enfants mineurs
français, dont le mari est titulaire d'un titre ?...
Quant à l'origine nationale des reconduits, le continent africain
reste de loin le plus visé : 73 % des reconduits sont
africains, à proportion égale entre Maghreb et Afrique
sub-saharienne. Une remarque s'impose : les Algériens représentent
50 % des maghrébins reconduits. Plus que ce chiffre brut,
ce sont les situations personnelles des intéressés qui
surprennent. En effet, mis à part deux Algériens poursuivis
pour infractions multiples (vol avec effraction et usage de document
administratif falsifié), les autres n'étaient poursuivis
que pour infraction à la législation sur les étrangers.
De surcroît, 13 d'entre eux, malgré des antécédents
judiciaires qui ont servi de motif à leur reconduite, étaient
théoriquement protégés par la loi contre toute
mesure d'éloignement : 5 pouvaient faire état d'une
résidence en France depuis plus de 15 ans, 1 né en France
devait normalement posséder également la nationalité
française, 1 autre était conjoint de Française
et père d'enfant français ; 6 sur les 13 ont été
poursuivis suite à un refus d'embarquer, illustration de leurs
attaches à la France.
Quant à l'idée reçue qui veut que la clandestinité
engendre la délinquance, elle ne trouve guère confirmation
dans cette analyse : à Créteil, pour l'année
86, on recense 41 étrangers reconduits à la frontière
et poursuivis pour une autre infraction. Or que recouvrent ces infractions ?
- 11 vols dont 2 avec escalade ou effraction
- 3 relaxes
- 25 usages ou recels de faux documents
- 1 défaut d'assurance et permis de conduire
- 1 émission de chèques sans provision
Où sont les grands délinquants ?...
Pour clore ce panorama des décisions, signalons une absurdité
issue de la réglementation et des pratiques : on appréhende
et on pénalise des personnes qui ne faisaient que passer sur
le territoire ou qui se disposaient à le quitter, alors que les
crédits sont limités et les prisons surchargées !
-
Ainsi, M.P. (originaire du Pakistan) avait acheté un passeport
en France dans le but d'aller au Mexique. Il part donc avec ce passeport
pour Mexico via Madrid où les autorités espagnoles
le refoulent sur Paris. À son arrivée, il est accueilli
par la PAF qui le défère au Parquet de Créteil.
Il est condamné à 2 mois de prison avec sursis et,
bien sûr, à la reconduite à la frontière.
-
M.S. (Sri-lankais, tamoul) en transit à Orly est appréhendé,
à l'embarquement, pour détention de faux passeport.
Traduit devant le TGI de Créteil, il est condamné
à 1 mois de prison ferme, assorti d'une reconduite à
la frontière.
- Était-il intéressant pour la bonne marche de la justice
de traduire Mme A. (Algérienne) alors qu'elle s'apprêtait
à embarquer pour Oran ? Elle eut droit à 3 mois
d'emprisonnement avec sursis et un billet gratuit pour Oran...
Actuellement, sous l'empire de la loi du 9 septembre 1986, malgré
un changement de nature dans les infractions relatives à la législation
sur les étrangers, le tribunal de Créteil semble suivre
sa voie relativement libérale. En témoigne, en premier
lieu, son attachement au principe de non-rétroactivité
de la loi Pasqua, puisque la majorité des chambres correctionnelles
font le choix d'annuler les arrêtés ministériels
d'expulsion motivés par des condamnations pénales antérieures
à l'entrée en vigueur de cette loi plus sévère.
De plus, le TGI de Créteil reste vigilant en matière
de contrôles d'identité et n'hésite pas à
annuler les procédures s'ils sont irréguliers (on compte
6 annulations depuis le début de l'année 88).
Enfin, les magistrats, principalement ceux de la douzième chambre,
appliquent un tarif de condamnation toujours inférieur à
la « norme » régionale. La Cour d'appel de
Paris leur a d'ailleurs explicitement reproché leur manque de
sévérité. En effet, si, à Créteil,
l'infraction à l'entrée ou au séjour est sanctionnée
de plus en plus par un sursis assorti d'une interdiction du territoire
dont la durée peut varier, à Paris, l'étranger
se voit condamné à 6 mois de prison ferme et systématiquement
à 3 ans d'interdiction du territoire.
Dernière mise à jour :
15-04-2001 22:45.
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