Plein Droit n° 5, novembre 1988
« Immigrés :
police, justice, prisons »
Jean Quatremer
Les mesures de clémence traditionnelles lorsque
s'ouvre un nouveau septennat ont produit des effets inattendus sur les
étrangers. S'ils ont bénéficié, au même
titre que les François, de la grâce présidentielle
du 17 juin accordant des remises de peine, et de la loi d'amnistie
du 21 juillet, les délits d'entrée et de séjour
irréguliers n'ont pas été amnistiés en tant
que tels, comme ils l'avaient été en 1981. De sorte que
la grâce ou l'amnistie se sont parfois traduites, pour les étrangers,
par un éloignement précipité du territoire.
On mesure le chemin parcouru ! Alors qu'en 1981, l'une des premières
mesures du gouvernement issu des élections de mai-juin avait
été de stopper immédiatement toute expulsion d'étranger,
avant de régulariser une partie de la population clandestine,
en 1988 un des premiers actes du gouvernement Rocard a été
d'organiser le départ « en douceur » de plusieurs
centaines d'étrangers.
Bien sûr, le gouvernement a beau jeu d'affirmer que ces départs
ne sont que l'effet mécanique de la grâce présidentielle
du 17 juin et de la loi d'amnistie du 21 juillet dernier,
et non les prémisses d'un quelconque durcissement à l'égard
des étrangers. De fait, l'allégement ou la suppression
des peines de prison a simplement avancé la date du départ
forcé de ces étrangers.
Pourtant, il aurait été techniquement possible de gracier
ou d'amnistier les délits d'entrée ou séjour irréguliers,
les interdictions du territoire, voire les expulsions. En mesurant sa
générosité à l'égard de ces étrangers
frappés d'une « mesure d'éloignement »
, le gouvernement a donné une indication sans ambiguïté
de ce que sera sa politique d'immigration : la rupture avec la
politique du gouvernement Chirac n'est pas à l'ordre du jour,
non plus que l'abrogation de la loi Pasqua du 9 septembre 1986
relative à l'entrée et au séjour des étrangers.
Le décret de grâce présidentielle du 17 juin
1988 [1] continue et continuera de produire ses effets
pendant quelque temps, en raison du système retenu : une
remise de peine de sept jours lorsque la durée de détention
restant à subir est d'un mois, de sept jours par mois dans les
autres cas, la remise de peine totale ne pouvant en aucun cas excéder
quatre mois. Une grâce au fonctionnement complexe, mais qui présente
l'avantage d'étaler les sorties dans le temps et d'éviter
ainsi l'effet de masse.
Bien entendu, les étrangers tout comme les Français ont
pu bénéficier de ces libérations anticipées.
Mais la grâce a eu aussi pour effet d'accélérer
le départ des étrangers frappés d'une mesure d'éloignement,
le pardon présidentiel n'ayant pas été jusqu'à
gracier interdictions du territoire et autres reconduites à la
frontière.
Si l'on comprend bien, la peine de prison qui s'applique à tous,
Français et étrangers, est considérée comme
moins grave qu'une mesure d'éloignement qui ne peut frapper qu'un
étranger. De fait, les délits de séjour irrégulier
sont considérés comme socialement insupportables, puisqu'exclus
de la grâce. À cet égard, la grâce poursuit
les mêmes buts qu'une loi d'amnistie. Bref, dans la France des
années 80, être démuni de carte de séjour
pour un étranger est le summum de la criminalité.
Parmi les étrangers graciés, 621 étaient frappés
d'une mesure d'éloignement [2].
Les causes de cet aller simple sont diverses
-
432 ont été condamnés par un juge à
une peine d'interdiction temporaire du territoire (soit pour séjour
irrégulier : d'une durée maximale de 3 ans
(art. 19 de l'ordonnance du 2 novembre 1945) ; soit
pour « refus d'embarquer » : d'une durée
maximale de 10 ans (art. 27 de l'ordonnance du 2 novembre
1945) ; soit pour usage de stupéfiants : d'une
durée de 2 à 5 ans (art. L 630-1 du
Code de la santé publique) les statistiques ne faisant
pas la distinction entre ces 3 motifs.
-
15 étrangers sont sous le coup d'un arrêté
préfectoral de reconduite à la frontière pour
entrée ou séjour irrégulier (art. 22 de
l'ordonnance du 2 novembre 1945).
-
97 sont frappés d'un arrêté d'expulsion signé
par le ministre de l'intérieur pour « menace à
l'ordre public » (art. 23 à 26 de l'ordonnance
du 2 novembre 1945).
-
34 ont été condamnés à une interdiction
définitive du territoire français pour trafic de stupéfiants
(art. L 630-1 du Code de la santé publique).
- enfin, 15 ont été condamnés à une reconduite
à la frontière par un juge judiciaire (ancien art. 19
de l'ordonnance du 2 novembre 1945). Ces témoins du passé
sont encore présents en France car ils ont été
condamnés pour d'autres motifs [3].
La très grande majorité des étrangers ayant fait
les frais de cette opération de « retour anticipé
vers le pays » sont donc des personnes démunies de
titre de séjour. Ce bilan fait nettement apparaître que
les juges n'hésitent pas à prononcer en masse des interdictions
du territoire.
Ce qui n'est guère étonnant, puisque la loi Pasqua ne
permet pas au juge de prononcer une simple reconduite à la frontière :
s'il veut éviter que l'étranger ne se retrouve dans la
nature sans papiers, il ne peut que l'interdire du territoire, alors
qu'auparavant le juge pouvait graduer la répression. Autre facteur
qui concourt à l'inflation de ce type de peine : c'est un
moyen commode de contourner l'interdiction de reconduire à la
frontière certaines catégories d'étrangers, énumérées
à l'article 25 de l'ordonnance de 1945.
Parmi les 621 étrangers obligés de quitter la France,
la très grande majorité est d'origine maghrébine :
66 % pour être précis (171 Algériens,
168 Marocains et 71 Tunisiens). En dehors de ce gros contingent,
près de deux dizaines de nationalités sont représentées :
37 ressortissants de la CEE (dont 14 Espagnols et 12 Portugais),
18 Zaïrois, 19 Maliens, 18 Sénégalais,
11 Cap-Verdiens, 6 Chinois, etc...
Reste que le bilan de ces reconduites à la frontière
n'est guère brillant pour le gouvernement : selon le ministère
de la justice, sur la base de 821 graciés (voir note 2),
il n'y a eu que 188 reconduites effectives et 64 refus d'embarquement.
Soit un taux d'exécution de 22 %, contre 60 % en temps
normal.
La grâce présidentielle a largement inspiré les
principes de la loi d'amnistie du 20 juillet 1988, du moins en
ce qui concerne les délits d'entrée et de séjour
irréguliers, délits que seuls peuvent commettre, par nature,
les étrangers. Ceux qui espéraient que le Parlement se
montrerait plus généreux que le Président de la
République en ont été pour leurs frais.
Alors qu'en 1981, les délits d'entrée ou de séjour
irréguliers avaient été amnistiés en tant
que tels (art. 2-10 de la loi du 4 août 1981 ([4]), en 1988 les étrangers devront se contenter de l'amnistie
« au quantum » (soit 4 mois ferme ou 12 mois
avec sursis). Le gouvernement et le Parlement n'ont pas été
jusqu'à exclure ce type de délits du bénéfice
de l'amnistie, mais on peut se demander si la voie n'est pas tracée...
Conséquence logique du refus d'amnistier ces délits les
peines complémentaires d'interdiction du territoire n'ont pas
non plus été amnistiées de plein droit. Ni les
reconduites à la frontière judiciaires ou administratives,
alors que rien ne s'y s'opposait.
Pierre Arpaillange, garde des Sceaux, a expliqué ainsi, devant
le Sénat, puis l'Assemblée Nationale, la générosité
comptée du gouvernement : la loi d'amnistie « intervient
dans un contexte tout autre que celui de 1981. Alors, l'État
français devait à l'honneur et à l'humanité
de maintenir sur son territoire les étrangers qui, dans des conditions
très difficiles, avaient pris part à l'essor économique
de la France. Des mesures importantes de régularisation ont donc
été prises. Maintenant, il importe que les étrangers
qui ont satisfait à nos lois puissent vivre en France en pleine
sécurité et en toute tranquillité. Mais nous ne
pouvons faire face aux charges de toutes natures que nous impose la
présence irrégulière sur notre territoire de trop
nombreux étrangers, qu'aucune raison impérieuse n'a déterminés
à y pénétrer ». Bref, la lutte contre
l'immigration clandestine prime toute autre considération.
Problème : le garde des Sceaux feint de croire que les
étrangers condamnés pour entrée ou séjour
irréguliers sont tous des primo-immigrants. Or de nombreux étrangers
frappés d'une interdiction du territoire ou d'un arrêté
de reconduite à la frontière l'ont été à
la suite de la loi Pasqua, venue restreindre l'ordonnance de 1945 telle
qu'elle résultait des lois du 29 octobre 1981 et du 17 juillet
1984. Cette loi a précarisé le séjour des étrangers
présents en France de longue date ou ayant vocation à
y vivre, notamment en restreignant les catégories d'étrangers
ayant droit à une carte de résident d'une durée
de 10 ans délivrée et renouvelée automatiquement,
ainsi que les catégories d'étrangers non reconductibles
à la frontière et non expulsables catégories
qui ne se recoupent pas dans tous les cas.
Ainsi, on se souvient, l'administration peut désormais refuser
de délivrer une carte de résident « de plein
droit », et même une carte de séjour temporaire
(valable un an), à un étranger dont la présence
« constitue une menace pour l'ordre public », par
exemple, au père étranger d'un enfant français.
Néanmoins, celui-ci reste non reconductible à la frontière
et non expulsable (sauf « urgence absolue ») ;
mais il reste passible d'une peine de prison d'un mois à un an
et/ou d'une amende de 180 à 15 000 F... et d'une interdiction
du territoire d'un maximum de trois ans qui, elle, entraîne
de plein droit reconduite à la frontière !
Ou encore : avant la loi Pasqua, l'étranger qui vivait
en France depuis l'âge de 10 ans avait droit à une
carte de résident. Depuis cette date, il n'y a plus droit s'il
a été condamné à une ou plusieurs peines
de prison d'un total de six mois ferme ou un an avec sursis. Il peut
donc être reconduit à la frontière.
Ou encore : le conjoint étranger d'un Français n'a
droit désormais à une carte de résident qu'au terme
d'un an de mariage. Dans l'intervalle rien n'est prévu. Il pourra
donc être reconduit à la frontière s'il n'obtient
pas de carte de séjour temporaire, ...qu'on lui refusera s'il
est démuni d'un visa de long séjour.
On pourrait continuer longtemps l'énumération des situations
instables engendrées par la loi Pasqua et son application (voir
Plein Droit, n° 1,
octobre 1987).
Or, la loi d'amnistie aurait été le moyen privilégié
d'apurer l'héritage de la loi Pasqua. Sans amnistier l'ensemble
des délits de séjour irrégulier et assumer l'opération
de régularisation qui s'en serait suivie, le gouvernement et
le Parlement auraient pu, par exemple, amnistier les immigrés
appartenant à l'une des catégories bénéficiant
d'une carte de résident de plein droit ou à une catégorie
non expulsable et non reconductible sous l'empire de la loi du 29 octobre
1981.
On sait qu'il n'en a rien été. Le gouvernement a cependant
fait une concession aux associations antiracistes et de défense
des droits de l'homme qui n'ont pris que tardivement conscience
du danger en acceptant que les mineurs condamnés
à une interdiction du territoire soient amnistiés. Une
concession qui « ne mange pas de pain », puisque
moins d'une dizaine de personnes étaient concernées (le
ministère de la Justice est incapable de fournir le chiffre précis).
Le gouvernement actuel assume sans beaucoup d'états d'âme
les expulsions de l'ère Pasqua.
Pire : la loi d'amnistie invite à penser que certaines
infractions sont considérées comme troublant davantage
l'ordre social et donc insusceptibles de pardon
lorsqu'elles sont commises par des étrangers. Par exemple, l'usage
de stupéfiants est puni d'une peine de prison et d'amende, peines
auxquelles s'ajoutent une interdiction du territoire de deux à
cinq ans pour les seuls étrangers (art. L 630-1 Code
de la santé publique). L'étranger tout comme le Français,
bénéficiera de l'amnistie (ou de la grâce) pour
la peine principale de prison et d'amende ; mais il devra quitter
la France... Et cela, quelle que soit la durée de son séjour
antérieur sur le territoire. La lutte contre l'immigration clandestine
aboutit ainsi à de bien curieuses discriminations qui, semble-t-il,
ont échappé aux auteurs de l'amnistie.
Une soupape de sûreté a néanmoins été
prévue : les étrangers condamnés à
une interdiction du territoire et qui « peuvent justifier
d'une situation particulièrement digne d'intérêt,
notamment sur le plan individuel ou familial » pourront
demander à bénéficier d'une « grâce
amnistiante » accordée par le Président de la
République.
Si l'étranger est en prison, il est « informé
de cette possibilité le jour de l'entrée en vigueur de
la loi ». La demande de grâce doit être
présentée « le jour même ».
La décision du Président de la République doit
intervenir dans les huit jours. En attendant, la prise d'effet de l'amnistie
est retardée en ce qui le concerne : il restera en prison
jusqu'à la décision finale. Si l'étranger n'est
pas en prison, il dispose alors d'un délai d'un an pour présenter
sa demande.
Outre que ce système repose entièrement sur le bon vouloir
de l'administration pénitentiaire chargée de recenser
et d'informer dans un temps très bref les étrangers concernés,
une amnistie individuelle est totalement soumise au bon vouloir du prince.
On peut d'ailleurs s'interroger ainsi que l'ont fait certains
députés de l'opposition sur la place d'une
telle procédure dans une loi d'amnistie, puisque de toute façon,
le Président de la République dispose du droit de grâce.
Cette « grâce amnistiante », à laquelle
tenait tout particulièrement François Mitterrand, n'a,
de toutes façons, pas rempli son rôle. Mauvaise information
et interprétation restrictive du ministère de la Justice
se sont conjuguées pour aboutir à cet échec.
Parmi les 263 étrangers frappés d'une mesure d'éloignement
qui ont bénéficié de l'amnistie, 157 avaient été
condamnés à une interdiction temporaire du territoire
et 21 à une interdiction définitive. Le décret
de grâce du mois de juin explique ce nombre réduit
d'étrangers [5]. Or, seules
50 personnes ont demandé à bénéficier
de la grâce amnistiante. Ce peu d'empressement est curieux, un
étranger ne risquant rien à solliciter une telle mesure.
En outre, sur ces 50 requêtes, 31 ont été jugées
irrecevables en la forme défauts de pièce
ou au fond. Car le ministère de la Justice a estimé, dans
une circulaire du mois de juillet, que seuls les libérables
« au quantum » ou « au réel »
pouvaient bénéficier éventuellement de la grâce
amnistiante... En clair, cela signifie qu'en réalité,
une vingtaine d'étrangers seulement sur les 178 qui en remplissaient
les conditions ont demandé à être graciés
de leur interdiction du territoire.
L'explication la plus probable est que l'administration n'a pas fait
son travail d'information. Sur les 19 demandes de grâce qui ont
finalement abouti sur le bureau du Président de la République,
seules deux ont été rejetées. Bref, la « grâce
amnistiante » se résume à une vaste opération
« poudre aux yeux » , destinée à calmer
les défenseurs des droits des immigrés.
On le reconnaît d'ailleurs, à mots couverts, au ministère
de la Justice « matériellement, nous savions dès
le départ que cela ne pouvait pas fonctionner » .
En dehors des interdits du territoire, 63 étrangers ayant
bénéficié de l'amnistie étaient frappés
d'un arrêté d'expulsion (antérieur, pour la grande
majorité, au 8 mai), 9 étaient en attente de passage
devant la commission d'expulsion, 5 faisaient l'objet d'un arrêté
de reconduite à la frontière préfectorale, 7 d'une
décision judiciaire de reconduite [6]. La majorité de ces étrangers se trouvaient
en région parisienne (91) et dans les Bouches-du-Rhône.
On retrouve aussi la même proportion de Maghrébins que
lors de la grâce plus de 69 % (73 Algériens,
71 Marocains, 39 Tunisiens).
Quant au taux d'exécution, bien que le ministère de l'intérieur
ne nous ait pas communiqué les chiffres, on peut sans se tromper
affirmer qu'il ne doit pas être supérieur à celui
des grâces, soit un peu plus de 22 %.
Ironie du sort : la grâce et l'amnistie, présentées
comme sans faiblesse face à ce que d'aucuns présentent
comme le fléau des temps modernes, l'immigration clandestine,
auront contribué à accroître la population clandestine,
la plupart des reconduites et expulsions n'ayant pu être exécutées.
Ce qui montre, au passage, les limites de la répression en ce
domaine.
Notes
[1] Les décrets de
grâce présidentielle ne sont jamais publiés.
[2] Ce chiffre a été
arrêté le 29 juin et concerne les détenus libérables
jusqu'au 31 juillet (source : ministère de l'intérieur).
Selon le ministère de la Justice, le chiffre arrêté
le 26 juillet indique que 821 étrangers ont pu bénéficier
de la grâce. Impossible de connaître la ventilation en fonction
de la nature de la mesure d'éloignement. Aussi nous appuyons-nous
sur les chiffres du ministère de l'intérieur qui ont le
mérite d'indiquer les grandes tendances, même si, curieusement,
les statistiques ne semblent pas avoir été mises à
jour depuis la fin du moins de juin...
[3] 28 cas sont « indéterminés »,
les préfets ayant omis de préciser la nature de la mesure
d'éloignement.
[4] II est vrai que sous
l'empire de la législation en vigueur avant la loi du 29 octobre
1981, l'interdiction du territoire n'existait pas.
[5] Effet pervers de la
grâce : les étrangers graciés frappés
d'une mesure d'éloignement n'ont pas eu le loisir de demander
à être graciés de leur interdiction du territoire...
Et le Président de la République n'a accordé aucune
grâce de ce type.
[6] Plus un cas indéterminé.
Dernière mise à jour :
15-04-2001 22:47.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/05/amnistie.html
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