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Plein Droit n° 14, juillet 1991
« Quel droit à la santé pour les immigrés ? »

Des travailleurs immigrés face
aux atteintes professionnelles 
(2/2)

1ère partie | 2ème partie

La maladie
comme moyen d'exclusion

Au cours de l'enquête effectuée en 1988 auprès d'anciens salariés d'une fonderie de l'industrie automobile en région parisienne (cf. l'encadré « Enquête sur les maladies professionnelles d'anciens salariés d'une fonderie de l'industrie automobile en région parisienne »), nous avons suivi le déroulement des procédures de reconnaissance en maladie professionnelle de ceux qui avaient fait des déclarations. Les histoires qui suivent illustrent les obstacles auxquels se heurtent les étrangers dans cette procédure.

M. Charbat est venu en France en 1961, sous contrat de travail établi directement au Maroc par les Houillères du Nord-Pas de Calais. Il passe cinq ans dans le Bassin comme mineur de fond. En 1966, son contrat n'ayant pas été renouvelé, il quitte la mine et part en région parisienne où il occupe pendant huit ans divers emplois de manœuvre ou d'O.S., dans le bâtiment et l'industrie automobile.

En 1974, il entre à la fonderie de M... où il travaillera dix ans comme ébarbeur puis mouleur. Les ateliers sont envahis en permanence par la poussière de sable et de ferraille. En 1978, il commence à tousser, surtout la nuit. À partir de 1980, lors des visites médicales annuelles, le médecin du travail lui dit qu'il devrait changer de poste pour ne plus être exposé à la poussière. Mais le contremaître à qui il en parle lui dit qu'en fonderie, il n'y a pas de poste sans poussière.

Au début de l'année 1984, il se sent vraiment mal : il est essoufflé, tousse de plus en plus. Aucun médicament donné par son médecin traitant ne le soulage. Celui-ci lui prescrit un arrêt de travail et l'adresse à l'hôpital, au service de pneumologie. Là, il est hospitalisé et mis immédiatement sous traitement antituberculeux. Puis on l'envoie au sanatorium. Pourtant, aucun examen bactériologique ne révélera la présence de bacille de Koch.

Après trois mois de sanatorium, il rentre chez lui. Son état respiratoire ne s'est pas amélioré. Le médecin lui recommande de poursuivre le traitement pendant encore un an. Ce traitement n'apportera aucune amélioration. M. Charbat continue à tousser, et demeure essoufflé au moindre effort. Aucun médecin n'a évoqué devant lui la maladie professionnelle. Il se sait malade des poumons et sent que la poussière de la fonderie aggrave cette maladie. Mais en sept mois, cet arrêt de travail lui a coûté beaucoup d'argent, il ne touche que la moitié de son salaire en indemnités journalières. Il veut reprendre son travail malgré sa maladie.

Silicosé et licencié

À la visite médicale de reprise, le médecin du travail lui annonce que la fonderie va fermer définitivement. Quelques jours plus tard, il apprend qu'il est licencié et reçoit du service médical une lettre lui indiquant qu'une déclaration de maladie professionnelle a été faite pour lui auprès de son centre de sécurité sociale. À cette première déclaration, il n'aura jamais de réponse.

En avril 1985, nous l'interviewons dans le cadre d'une étude sur la tuberculose, et lorsqu'il nous raconte son histoire, nous lui proposons de consulter un pneumologue dans un dispensaire spécialisé en tuberculose. Ce médecin lui indique qu'il a la silicose, fait un certificat médical et aide M. Charbat à remplir sa déclaration. Plus d'un an après sa déclaration, il est convoqué par l'expert agréé en pneumoconiose qui ne lui donne aucune information sur l'issue de la procédure.

Début 1987, le centre de sécurité sociale lui notifie qu'il est reconnu en maladie professionnelle pour silicose avec un taux d'IPP de 15 % (soit 1592,37 F par trimestre au 1er mars 1987). En 1988, soit quatre ans après son licenciement, M. Charbat (âgé de 52 ans) n'a pu retrouver de travail en raison de son mauvais état de santé et de son absence de qualification. Sa rente de silicose est son seul revenu pour lui et sa famille.

Pour M. Charbat, entre les premiers signes d'essoufflement et de toux et la première constatation médicale de la maladie, deux ans passent. Le médecin du travail associe les symptômes à l'exposition à la poussière. Mais il n'informe M. Charbat ni de la procédure de déclaration/reconnaissance en maladie professionnelle, ni de l'indemnité de changement d'emploi prévue par la loi en cas de signes précoces de silicose.

À ce stade, le médecin du travail ne fait pas de certificat médical de maladie professionnelle.

Le médecin traitant n'en fait pas non plus. Dans le service hospitalier, on pense à la tuberculose, et malgré l'absence de bacille de Koch et l'état inchangé du malade sous traitement antituberculeux, le médecin ne fait pas non plus de certificat de maladie professionnelle. Pourtant le dossier hospitalier porte mention de silicose.

Entre la première constatation médiale de la maladie et l'établissement du premier certificat médical initial de maladie professionnelle, quatre ans s'écoulent.

La première déclaration faite directement par le médecin du travail au centre de sécurité sociale de M. Charbat ne donne lieu à aucune expertise.

Après la deuxième déclaration faite près d'un an après la première, M. Charbat doit encore attendre un an avant d'être convoqué pour expertise. Ce délai est-il lié aux conditions d'enquête administrative du fait d'une exposition successive dans deux entreprises différentes ? Pourtant les textes indiquent que, dans ce cas, la maladie professionnelle est imputable à la dernière entreprise dans laquelle le risque existait. La présomption d'origine aurait dû pouvoir jouer de façon quasi immédiate compte tenu de la concordance entre les éléments du dossier de M. Charbat et les prescriptions du tableau de maladie professionnelle reconnaissant la silicose.

La reconnaissance intervient deux ans et demi après la première déclaration et huit ans après les premiers symptômes, pour une maladie qui tend à s'aggraver en cas de maintien de l'exposition.

Enfin, si la reconnaissance du préjudice subi du fait de l'exposition professionnelle est établie, en revanche la « réparation » — soit 15 % d'IPP — ne compense pas, à l'évidence, la perte irréversible de capacité de travail de M. Charbat qui se trouve dans une situation de grande détresse personnelle et familiale.

Voir l'encadré « Vers une égalité des droits... »


Un dernier exemple, celui de M. Aït illustrera l'impossible reconnaissance en maladie professionnelle.

M. Aït est né au Maroc en 1943. Il est venu en France en 1973 avec un contrat établi par Chrysler. Il est O.S. à la chaîne de montage, en région parisienne, pendant dix mois. Puis il entre à la fonderie. Il occupe les postes suivants : ébarbage (un an), sablerie (quelques mois en 1977) puis ménage jusqu'à la fermeture. Il assure en particulier le nettoyage des ateliers. Il dit avoir été fortement exposé aux poussières du fait de son travail de nettoyeur et auparavant à l'ébarbage et à la sablerie. En outre, il était également fréquemment affecté aux postes de production en remplacement des absents. Selon lui, le bruit dans ces différents postes était insupportable.

M. Aït a été licencié en septembre 1984 et n'a pas retrouvé d'emploi depuis lors.

M. Aït insiste sur le fait que lorsqu'il a quitté le Maroc, il a passé cinq visites médicales montrant qu'il était en parfaite santé. Pendant toutes ses années d'activité, il n'a jamais été malade, il n'a jamais demandé « un jour de congé maladie ».

En mai 1984, il a un accident à la sortie de l'usine, il fait une chute et se fracture le nez. Il est hospitalisé et opéré. Cet accident ne sera pas reconnu en accident de travail ou de trajet. Il est pris en charge en maladie. Il a trois mois d'arrêt de travail.

Après le licenciement, il est informé par le syndicat des problèmes de surdité ou de silicose qui peuvent apparaître du fait des conditions de travail connues dans la fonderie. Il voit plusieurs médecins « pour les poumons » (médecins privés, généralistes). Des certificats médicaux émanant de quatre médecins différents font état « d'une accentuation de la trame bronchique » et de « bronchopathie chronique ». M. Aït les envoie à son centre de sécurité sociale sans faire de déclaration. Il ne sera donné aucune suite à ces certificats.

La surdité...
de la sécurité sociale

Parallèlement il se sent devenir sourd. Il voit en mai et juillet 1985 un médecin de l'Institut de médecine du travail de Paris qui lui fait passer deux audiogrammes et fait un certificat médical indiquant « très importante surdité bilatérale (un peu plus marquée à gauche). Les valeurs obtenues permettent une déclaration de maladie professionnelle, si les autres conditions du tableau n° 42 de maladie professionnelle sont remplies ».

M. Aït fait la déclaration et adresse celle-ci et le certificat médical à son centre de sécurité sociale le 16 juillet 85.

En janvier 1986, il voit un ORL spécialiste privé qui lui prescrit un appareillage auditif (devis : 4 250 F) et fait une demande d'entente préalable auprès de son centre de sécurité sociale.

En février 1986, il reçoit une notification de rejet de surdité professionnelle pour motifs administratifs et médicaux. Il fait appel de cette décision, le 28 février, auprès de la commission de recours amiable qui, le 22 juillet, confirme la décision de la Caisse pour les motifs suivants :

  • M. Aït n'avait pas été exposé au bruit entre 1975 et 1984 lorsqu'il était affecté au nettoyage de nuit (l'intéressé conteste avoir été employé en permanence au nettoyage de nuit).

  • La surdité présentée par M. Aït serait de nature différente de celle liée à un traumatisme sonore. De plus, elle s'est aggravée, surtout à gauche, entre les deux audiogrammes.

M. Aït conteste à nouveau auprès du tribunal des affaires de sécurité sociale qui, à son tour, confirme la décision de rejet (juin 1987).

Concernant l'appareillage, la Caisse donne son accord pour le montant forfaitaire admis, 1 472,30 F (soit environ 50 % de la somme requise).

Par ailleurs, en août 1986, sur la base d'un examen de crachat avec recherche de corps asbestosiques, un médecin généraliste fait un certificat médical d'asbestose confondant, sur la feuille de résultats, la méthodologie (indiquant « recherche de corps asbestosiques ») et le résultat (négatif). Ce certificat médical sera envoyé par M. Aït sans déclaration au centre de sécurité sociale. Il n'en recevra aucune suite.

En novembre 1986, un examen réalisé au département de médecine du travail de l'hôpital de Créteil, dans le cadre de la présente étude, fait référence à l'éventualité d'un épaississement pleural qui peut être en rapport avec une exposition à l'amiante. Le spécialiste hospitalier propose à M. Aït de le suivre dans le cadre du service pour surveiller et éventuellement préciser l'existence de la maladie professionnelle, mais il ne propose pas de déclaration.

M. Aït ne comprend pas pourquoi il se heurte à tant d'obstacles pour une reconnaissance en maladie professionnelle alors qu'il sent sa santé se dégrader. Il se sent en butte à un mur d'incompréhension et de rejet qui le révolte. Il a conscience d'avoir « perdu sa santé » dans le bruit et la poussière de la fonderie. Il ne retrouve pas de travail et connaît des épisodes dépressifs de plus en plus rapprochés. Il a fait appel aux différents services sociaux, non pas pour des « secours », mais pour obtenir satisfaction « selon ses droits ». Il se sent bafoué dans sa dignité d'homme ayant toujours travaillé pour assurer sa subsistance et celle de sa famille restée au pays.

Son état actuel, physique et psychologique, et l'absence de toute qualification rendent illusoire une nouvelle embauche. Une demande d'invalidité appuyée par l'ORL qui le suit en matière de surdité, a également été rejetée.

Depuis novembre 1987, M. Aït est en fin de droits.

Voir l'encadré « Accords franco-marocains
concernant la réparation des pneumoconioses :
contenu et... application
 »

La fin d'une vie

Les premières atteintes ressenties par M. Aït le sont au moment du licenciement qui a représenté un profond traumatisme chez lui comme chez d'autres anciens salariés de cette fonderie. Pour la plupart d'entre eux, travailleurs marocains, analphabètes, sans qualification, ce licenciement signe la fin possible de leur activité professionnelle, en France ou même au Maroc à quarante, quarante-cinq, cinquante ans.

C'est l'information donnée par le syndicat sur la silicose et la surdité qui a amené M. Aït à rechercher auprès de différents médecins l'aide nécessaire à l'engagement d'une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle. Malheureusement, ceux qu'il a consultés pour les problèmes respiratoires ne connaissaient pas la législation de maladie professionnelle et les certificats médicaux qui lui ont été délivrés n'avaient à l'évidence aucune chance d'aboutir à une reconnaissance en maladie professionnelle.

L'absence d'une information accessible et claire de M. Aït par les différents acteurs qu'il a rencontrés (syndicat, médecins, agents de la sécurité sociale) l'a laissé dans l'illusion et l'attente désespérée d'une reconnaissance. La bronchopathie chronique n'entrant dans aucun tableau de maladie professionnelle, la Caisse n'a même pas jugé nécessaire de donner la moindre suite à la démarche de M. Aït. Or, pour ce dernier, le certificat médical est la garantie de son droit à réparation. Il s'est donc senti bafoué dans sa dignité et son bon droit par l'absence de réponse de la sécurité sociale.

Il n'a pas été possible d'identifier le moment exact des premiers symptômes de surdité. La première constatation médicale a lieu après le licenciement. Or, à ce moment-là, le déficit est déjà important et s'aggrave entre les deux audiogrammes. De plus, l'employeur conteste l'exposition. M. Aït devrait donc faire la preuve de son exposition au bruit, tâche impossible dans sa situation.

Ainsi, deux conditions du tableau n° 42 ne sont pas remplies : la surdité n'aurait pas dû s'aggraver après cessation du risque, et l'exposition au bruit, contestée par l'employeur, doit être prouvée par l'assuré. Celui-ci est donc exclu du bénéfice de la réparation, malgré un handicap majeur attesté par la demande médicale de prise en charge d'un appareillage auditif. Si, en l'état actuel de la législation et d'un point de vue médico-légal, cette situation apparaît justifiée, elle demeure, d'un point de vue humain, difficile à comprendre par M. Aït qui vit ce nouvel échec comme une très grande injustice.

Pour lui, l'atteinte à la santé est globale, physique et psychologique, sans caractéristiques définies se rapportant à un seul tableau de maladie professionnelle. Il est marginalisé par rapport au marché de l'emploi. Le processus d'exclusion de la protection sociale est alors inéluctable. Peut-on dire cependant que ce processus est sans rapport avec les atteintes à la santé liées au travail ?

La situation de M. Aït n'est pas un cas particulier. Nombreux sont ceux chez qui le cumul d'atteintes ne pourra jamais être pris en compte dans le cadre d'un tableau de maladie professionnelle. De tels phénomènes constituent un immense « angle mort » du système de réparation des maladies professionnelles en France : la non prise en compte des effets cumulatifs, sur la santé et l'emploi, d'atteintes diverses liées aux risques professionnels et aux conditions de travail.

On peut penser qu'à l'image des travailleurs marocains dont nous venons d'analyser la situation, les très nombreux travailleurs immigrés qui occupent en France depuis des dizaines d'années les postes non qualifiés les plus insalubres s'inscrivent dans cet « angle mort ». Les stratégies d'emploi développées par les grandes entreprises telles que les Houillères, ont favorisé une « dilution » des risques de maladie professionnelle au sein d'une population salariée précarisée et en majorité étrangère. Une partie de celle-ci restera marginalisée dans des situations de chômage de longue durée. Une autre partie, on le sait, est rentrée ou rentrera dans son pays d'origine. Pour ces derniers, la reconnaissance de leurs droits à réparation est encore plus difficile.

Pour une prise en compte
de l'« Envers des sociétés industrielles »

« Réparer » les maladies professionnelles par une indemnisation financière, n'est pas redonner la santé à celui qui est atteint, mais c'est le minimum auquel pourrait s'attacher une société responsable et lucide par rapport aux conséquences de ses choix économiques.

La législation française sur les maladies professionnelles, restrictive et complexe, permet difficilement la reconnaissance, y compris de ceux dont la maladie s'inscrit dans les tableaux de maladies indemnisables, ce qui semble une fraction très faible des atteintes à la santé liées au travail chez les travailleurs immigrés. Des améliorations du système de réparation sont possibles, sans cependant répondre véritablement à ce problème.

Au-delà des questions posées par la législation et son application, la situation des travailleurs immigrés en France envoie à des problèmes plus fondamentaux. Nous sommes bien dans l'« Envers des sociétés industrielles » [7], un « envers » invisible pour beaucoup, et donc inexistant, irréel... Les exemples rapportés tout au long de cette étude témoignent pourtant de sa réalité. L'usure par le travail, la mauvaise santé, ne sont pas des états mais résultent de mécanismes obéissant à la rationalité économique qui préside aux choix de notre société.

En 1980, les mineurs marocains se sont mobilisés pour obtenir le statut de tout mineur intégré à l'activité minière en France. En 1987, ils ont fait grève à nouveau pour des conditions décentes de reconversion ou de retour au pays après la fermeture des mines. Aujourd'hui, la marginalisation professionnelle, l'isolement, la « ghettoïsation » menacent la légitimité même de leur présence en France.

Témoins de leur histoire et de celle de tant d'autres travailleurs étrangers en France, nous nous sentons responsables — avec tous ceux qui savent — de la reconnaissance de cette histoire étroitement mêlée à la nôtre, et des droits de citoyenneté qu'ils ont ainsi acquis dans la société française des années 1990.

Voir l'encadré « La procédure de reconnaissance
en maladie professionnelle
 »


Notes

[7] Thébaud-Mony A., L'envers des sociétés industrielles, Approche comparative franco-brésilienne, L'Harmattan, 1991.

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Dernière mise à jour : 23-07-2001 12:25.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/14/travailleurs-2.html


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