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Plein Droit n° 14, juillet 1991
« Quel droit à la santé pour les immigrés ? »

Des travailleurs immigrés face
aux atteintes professionnelles
(1/2)

1ère partie | 2ème partie

Rappelons tout d'abord avec Gérard Noiriel [1] que les formes de discrimination juridique par rapport aux étrangers apparaissent avec le vote des lois sociales de la fin du XIXe siècle, en particulier la loi de 1898 sur les accidents du travail : « La loi de 1893 sur l'assistance médicale gratuite, en rupture avec la précédente législation, est réservée aux Français ; la jurisprudence, comme souvent à l'époque, accentue le trait en interdisant l'hospitalisation des étrangers (Conseil d'État, 25/02/1887). (...) De même, la plupart des quarante-deux projets de loi déposés au Parlement à propos de la retraite des vieux contiennent des dispositions contre les étrangers. (...) L'exemple le plus significatif est la loi de 1898 sur les accidents du travail. C'est surtout son manque de précision qui est responsable de la discrimination progressive qui s'installe, du fait des interprétations jurisprudentielles. »

À l'heure actuelle, malgré l'évolution de la législation, cette discrimination s'accentue en raison des fortes inégalités existant entre Français et Immigrés : inégalité des « chances » — du fait de la place occupée par les étrangers dans le système productif français —, inégalité face à la réparation — du fait des pratiques constamment restrictives qui président à la mise en œuvre de la législation sur la reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles.

Les seuls chiffres globaux disponibles (statistiques technologiques des accidents du travail, Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, CNAMTS) montrent la fréquence des accidents du travail chez les travailleurs immigrés. Alors que ces derniers ne représentent en France en 1988 que 6 % des salariés, ils subissent 13 % des accidents du travail avec arrêt et 18 % des accidents avec invalidité permanente. La même année, le taux d'accidents avec arrêt a été de 102 pour 1000 salariés, chez les étrangers. Il est de 45 pour 1000 salariés chez les Français.

Le tableau suivant présente le nombre d'accidents du travail avec arrêt et avec invalidité permanente, chez les salariés étrangers, de 1984 à 1988.

Accidents du travail chez les salariés étrangers
du régime général

année

salariés étrangers

AT avec arrêt

AT avec IP

1984

1 000 112

126 626

15 828

1985

1 001 652

111 954

14 172

1986

975 115

100 359

12 659

1987

851 576

92 795

11 283

1988

907 611

93 132

12 101

(Données CNAMTS)

Après une longue période de diminution, le taux et la gravité des accidents du travail ont, depuis trois ans, tendance à augmenter : tous régimes de sécurité sociale confondus, le nombre d'accidents du travail avec arrêt a progressé de 3,4 % entre 1987 et 1988 et de 6,8 % entre 1988 et 1989. La situation s'est particulièrement dégradée dans l'activité du bâtiment et des travaux publics, branche dans laquelle les étrangers représentent près de 20 % des effectifs. Dans ce secteur, le nombre de décès a progressé de 40 % entre 1987 et 1988. Cette augmentation est pour une grande part liée à la précarisation de l'emploi, en particulier le recours à l'emploi temporaire : il y a deux fois plus d'accidents chez les intérimaires que chez les salariés permanents. On ne dispose d'aucune répartition statistique par nationalité concernant les accidents du travail dans les secteurs d'emploi précaire, mais on sait que les travailleurs immigrés y sont en proportion importante, en particulier les jeunes.

Tel Gaetano, fils d'immigré italien sidérurgiste.

Gaetano, 21 ans, mort par intérim

« Comme beaucoup de fils d'émigrés italiens venus en Lorraine grossir les bataillons de sidérurgistes, il pensait, en sortant du collège d'enseignement technique, marcher sur les traces de son père. Malheureusement, la crise ayant dégraissé les effectifs de 40 000 à 17 000, Gaetano n'a pas eu d'autre choix que le travail intérimaire. Un coup à Hayange. Un coup à Moyeuvre. Gaetano avait 21 ans. Il était batteur dans un orchestre de bal et joueur de foot au FC Maizières. Un avant rapide et costaud. « Mais sa fierté dans la vie, c'était le travail », explique son oncle. Gaetano est mort le 27 septembre dernier d'un stupide accident du travail. Si l'on reparle de lui aujourd'hui, c'est parce que sa famille vient de se constituer partie civile et va porter plainte contre X au tribunal de Briey. L'accident de Gaetano n'est en effet pas aussi accidentel que ça.

« Les faits d'abord. Limpides, car rapportés par plusieurs témoins. À 8h40, à Joeuf, sur un chantier de Lorfonte, une filiale d'Usinor-Sacilor, une équipe de MMR (Montage Mécanique de Richemont) s'activait à désosser une toiture métallique jugée dangereuse. Gaetano, envoyé là une semaine plus tôt par la société intérimaire MPI, faisait partie de l'équipe. Il découpait, à l'aide d'un chalumeau, les tôles du toit, à environ 9 mètres de hauteur, quand le drame s'est produit. Une tôle a glissé et l'a déséquilibré. Gaetano a été un temps retenu par son harnais de sécurité, mais la tôle a coupé la corde qui le maintenait en l'air. Il s'est écrasé au sol à quelques mètres d'un tas de sable qui aurait pu adoucir sa chute. Il est mort pendant son transfert à l'hôpital de Briey.

« La famille a décidé de réagir. Par le biais de Calogero Migliare, son oncle, un militant CFDT : « Il y a beaucoup de jeunes sans qualification qui meurent ou sont blessés dans des accidents du travail. D'habitude, les familles touchent un chèque et se taisent. Nous, on a décidé de briser la loi du silence. C'est pas normal qu'on exploite ainsi les jeunes jusqu'à la mort. Le responsable, c'est pas seulement le type qui l'a employé pour un travail qu'il n'aurait pas dû faire, c'est surtout Lorfonte, qui paie de moins en moins et rogne sur la sécurité. » Gaetano avait en effet été "mis à disposition" de MMR en qualité d'O.S. chargé "du rangement et du triage de la ferraille". C'est ce que stipule le contrat de l'agence MPI qui, même si elle n'a pas été très regardante sur les qualifications de son intérimaire, décline aujourd'hui toute responsabilité dans la mort du jeune homme.

« Gaetano était payé 30 francs de l'heure pour sa tâche. Son salaire brut était de 5 070 francs par mois. Le moins cher possible, stipule un tract cosigné par la CFDT et la CGT de Lorfonte qui accuse : « Gaetano est victime de ce moins cher possible. Nous demandons que l'on arrête de sous-traiter notre travail à des négriers qui n'ont aucun respect pour la vie humaine. » Gaetano a effectivement réalisé un travail pour lequel il n'avait pas été embauché et n'était pas qualifié. Le travail de chalumiste-monteur réclame de l'expérience et une formation spécifique. (....) « En ce moment sur les 17 000 sidérurgistes du groupe, au moins 2 000 sont des intérimaires chargés de l'entretien. » Explique le responsable CFDT de Lorfonte. La mort de Gaetano fait suite à des dizaines d'accidents du travail qui ont touché cette année des intérimaires en Lorraine. Sous-payés et surexploités, leurs cas sont rarement évoqués. (Denis Robert, Libération, 14 novembre 1988)

Les périphéries du travail stable — sous-traitance, intérim — deviennent les seuls secteurs accessibles aux salariés étrangers, ceux que les restructurations industrielles ont rejetés après des années d'emploi déqualifié et les jeunes sans qualification véritable eux-mêmes rejetés aux marges du système scolaire puis du marché de l'emploi.

Ces chiffres, ces faits, ne rendent compte que très partiellement de la réalité des accidents du travail dont la sous-déclaration est notoire et aggravée par la crainte des salariés de perdre un emploi temporaire, aggravée aussi pour les travailleurs immigrés par l'absence d'information sur la législation française en la matière. N'y apparaissent pas non plus les accidents qui surviennent dans les secteurs d'emploi non déclarés, dans ceux du « faux travail indépendant » qui transforme en « artisans » les salariés d'entreprise du bâtiment, dès lors exclus de la réparation des accidents du travail [2].

Quant aux maladies professionnelles, on ne dispose d'aucune donnée chiffrée concernant leur répartition entre Français et immigrés, ni au niveau national, ni par région ou activité économique. Ayant sollicité une telle information auprès du service du personnel d'une grande entreprise nationalisée, nous avons reçu la réponse suivante : « C'est contraire à la loi Informatique et libertés que d'indiquer la nationalité des salariés atteints de maladie professionnelle ».

Il est donc impossible d'avancer la moindre estimation, quant au nombre moyen annuel de maladies professionnelles reconnues chez les salariés d'origine étrangère. Cependant il faut savoir qu'il y a en France une très importante sous-déclaration des maladies professionnelles indemnisables. En outre, le nombre annuel de cas reconnus et indemnisés ne représente, en moyenne, que 40 % des cas déclarés. L'étude brièvement présentée ci-contre s'est attachée à analyser les motifs de cette sous-déclaration et de cette non reconnaissance des maladies professionnelles.

Voir l'encadré « Maladies professionnelles : législation restrictive, pratiques d'exclusion »

La situation des travailleurs marocains rencontrés au cours de l'étude, dans le Nord-Pas de Calais et en région parisienne permettra d'illustrer comment se pose le problème des atteintes professionnelles et de l'accès aux droits à réparation pour les étrangers insérés dans les entreprises françaises.

Les rencontres et entretiens réalisés avec des mineurs marocains nous ont permis de cerner l'histoire socio-professionnelle individuelle et collective de ces mineurs et la place de la santé dans cette histoire.

La santé : un outil de sélection

L'appauvrissement agricole et pastoral du Sud marocain dans les années 60-70 conduit de nombreux paysans à rechercher du travail ailleurs que dans l'agriculture. La venue des agents de recrutement des Houillères et d'autres entreprises françaises est alors ressentie comme une issue : les mineurs disent combien cette opportunité professionnelle leur paraissait attirante d'autant que l'information est transmise par les chefs de villages : « Il y a du travail pour vous en France ; vous serez logés, payés, venez vous inscrire au bureau ».

Les conditions de recrutement témoignent d'une sélection très sévère sur des critères de santé qui rappelle l'achat des esclaves au temps de la traite des Noirs. De manière unanime, la procédure est rigoureusement décrite par les mineurs marocains de la même façon, quelles que soient les années de départ (1960-1975).

Toute personne inscrite au bureau de recrutement est dotée d'un numéro, photographiée et munie d'une convocation pour une première visite médicale de sélection. Cette première visite est faite par une autorité médicale des Houillères, assistée de deux autres personnes. L'objectif est de sélectionner « les plus forts ».

Totalement déshabillés, les hommes sont méticuleusement examinés sur toutes les parties du corps. Le moindre défaut corporel, la moindre atteinte médicale, « un simple bouton » rapporte un mineur, les exclut. Parfois même une épreuve d'endurance est ordonnée : « nous sommes restés au soleil pendant 3 heures à 35° pour savoir si on supporterait la chaleur dans la mine. » Tout individu accepté est marqué d'un coup de tampon : deux nouvelles visites médicales (avec examen radiologique) sont assurées par des médecins des Houillères dans une grande ville avant le départ puis une autre par l'administration marocaine. À l'arrivée en France, certains seront mêmes renvoyés au Maroc, parce qu'ils ont mal supporté le voyage en bateau.

M. Ezzahoui, est né dans la région d'Agadir le 30 juin 1940. Il est fils d'agriculteur, et participe aux travaux agricoles. Mais en 1965, il se met à chercher un emploi, les ressources familiales étant insuffisantes. Averti des possibilités de travail en France, il se présente au bureau de recrutement.

« À ce moment, je n'étais pas au courant du travail. On nous a donné un numéro pour aller passer la visite à Agadir. Avant, ils nous regardaient tout : il fallait se déshabiller et ils regardaient ce qui n'allait pas. Nous étions cent au début. Ils tamponnaient ceux qui étaient bons.

« À Agadir, M. Mora [3] était là avec le médecin. Nous étions nus et il regarde tout... tout... S'il y avait quelque chose d'anormal, il nous renvoyait tout de suite. Après cette visite j'ai attendu un an.

« En 1966, on m'a envoyé une convocation pour que j'aille à Casablanca. M. Mora et ses collègues étaient encore là. De nouveau, visite médicale, prise de sang, urine... Il regarde les yeux, les oreilles... Puis il nous amène de l'autobus directement au bateau avec un numéro. Deux des collègues de M. Mora sont venus et avaient nos passeports qu'ils gardaient. Destination Marseille. Dans le bateau, nous avons mangé du riz et du poisson. On ne nous a rien expliqué si ce n'est qu'il ne faut pas se perdre.

« À Marseille, des autobus nous attendent. On nous donne un morceau de pain à chacun, comme à des prisonniers et de la « vache-qui-rit », une pomme, une orange et dix francs. Puis direction Billy Montigny (Nord) où une nouvelle visite médicale est faite. Celle-là est encore pire que les trois du Maroc... Cinq ou six travailleurs ont été renvoyés au Maroc parce qu'ils avaient vomi pendant le voyage ! Certains n'étaient jamais montés dans un autobus. Ils les renvoient à l'avion sans leur expliquer... On nous fait des radios, toujours des radios. Les passeports ont été gardés par les Houillères. Puis nous avons eu des baraquements où nous étions six. Même si nous voulions retourner au Maroc, nous n'avions pas d'argent. C'était trop tard ou alors il fallait rembourser les Houillères pour le contrat cassé. Cela posait trop de problèmes... L'interprète est venu nous installer. Avant de travailler, il fallait à nouveau passer une visite médicale.

« Puis nous avons fait un stage d'une semaine, puis on descend au fond. Le premier jour, on est accompagné d'un ancien et puis ensuite on se débrouille tout seul. Suivant ce que tu as fait, du moins si tu n'as pas fait comme les anciens, tu es considéré comme un fainéant et tu peux avoir, à l'époque, une amende de cinquante centimes. On passe devant le chef porion (contremaître). J'ai toujours travaillé à l'abattage. »

Le contrat initial établi au Maroc était de dix-huit mois, renouvelable par période de six mois. Tous ceux qui ont ainsi été sélectionnés étaient des hommes en parfaite santé.

Entre 1954 et 1962, les mineurs maghrébins étaient essentiellement d'origine algérienne. Dans les années 1960-1970, le recrutement direct au Maroc, par les Houillères, de salariés sous contrat à durée déterminée, a progressivement élevé le nombre de Maghrébins à une moyenne annuelle de l'ordre de 4 000 à 5 000 travailleurs, dont une grande majorité de Marocains berbères originaires du Sud du pays. Ce nombre a commencé à décroître à la fin des années soixante-dix.

« Une capacité d'adaptation extraordinaire... »

Les mineurs français s'inscrivaient dans une carrière professionnelle qui, de l'apprentissage à la retraite, les faisait progressivement accéder à des postes qualifiés et, par des cycles de formation interne, devenir, pour certains, techniciens ou ingénieurs. Les mineurs marocains recrutés au Maroc, quant à eux, ont occupé, sans espoir de promotion, les postes les moins qualifiés de la taille et de l'abattage du charbon (postes particulièrement empoussiérés). Une formation leur était donnée en une semaine — dont quelques éléments concernant la sécurité (par rapport aux risques d'explosion mais pas aux risques de maladie professionnelle) —, puis ils étaient directement affectés au fond. Selon un ancien ingénieur du Bassin : « C'était de très bons ouvriers avec une capacité d'adaptation extraordinaire. Mais salaire et promotion étaient bloqués pour la majeure partie d'entre eux. »

Tous ceux que nous avons interviewés ont été affectés à l'abattage. Les conditions de travail y étaient dures (fort taux d'empoussiérage ; chaleur ; bruit ; postures pénibles du fait de l'étroitesse des galeries) et le rendement exigé élevé. Travailleurs immigrés temporaires jusqu'en 1980, tenaillés par la crainte de voir leur contrat non renouvelé, ils savaient que leur maintien dans l'emploi de mineur dépendait de leur comportement avec la hiérarchie, de leur résistance physique, de leur productivité.

Après vingt ans de statut précaire (aucun renouvellement de contrat n'était garanti), les mineurs marocains se sont stabilisés dans le Nord et, pour une partie d'entre eux, ont fait venir leur famille lorsqu'ils ont obtenu le statut du mineur, en 1980, à la suite d'une longue grève. Mais cela n'a modifié ni leurs conditions de travail, ni leur accès à des promotions. Parmi les mineurs interviewés, aucun n'a acquis de qualification.

Il restait en 1987, 12 000 personnes employées aux Houillères du Bassin Nord-Pas de Calais (HBNPC) dont 7 000 dans les puits et 2 500 mineurs marocains.

Avec la fin de l'activité minière du Bassin Houiller Nord-Pas de Calais, les puits ont fermé les uns après les autres. Le « Plan social » (adopté en 1985) prévoyait des départs à la retraite, l'attribution d'un congé charbonnier pour les mineurs ayant plus de quinze ans d'ancienneté, des reconversions (par convention avec d'autres entreprises) et, pour les mineurs étrangers, une « aide au retour ». Beaucoup de mineurs marocains avaient moins de quinze ans ou même moins de dix ans d'ancienneté, et ne pouvaient donc bénéficier du congé charbonnier, mais plus de 50 % d'entre eux vivaient dans le Nord avec leur famille.

Un conflit a éclaté en octobre 1987 suite à la lettre adressée par la direction des Houillères à 300 mineurs marocains les incitant à accepter « l'aide au retour ». Les 2 500 mineurs marocains se sont alors mis en grève pendant deux mois pour obtenir : le congé charbonnier après dix ans d'ancienneté, des possibilités effectives de reconversion en France pour ceux qui restent, et des mesures de protection sociale pour ceux qui rentrent au Maroc [4].

Un protocole insatisfaisant

La santé et la reconnaissance des pneumoconioses en maladie professionnelle étaient un des enjeux de la négociation. Celle-ci a débouché sur un protocole d'accord (1er décembre 1987), dans lequel les HBNPC s'engageaient notamment :

  • à examiner avec la Caisse nationale de sécurité sociale au Maroc les possibilités d'extension de la couverture sociale et à améliorer la convention de sécurité sociale en vigueur, y compris pour les maladies professionnelles ;

  • à remettre à tout agent avant son départ de l'entreprise un dossier médical complet comportant : état civil ; état de services miniers, nature des travaux occupés et leur durée ; radiographies, explorations fonctionnelles respiratoires, données cliniques, biologiques et audiogrammes ; copies des certificats d'inaptitude ; déclarations éventuelles de maladies professionnelles accompagnées des certificats médicaux correspondants.

Ce protocole est cependant resté muet sur les mesures précises à prendre pour le suivi post-professionnel des mineurs marocains actuellement actifs, et pour ceux qui, rentrés au Maroc, seront atteints de pneumoconiose ou de broncho-pneumopathie obstructive liées à leur travail minier.

Le bassin Nord-Pas de Calais a fermé définitivement en décembre 1990. La fermeture des mines met les mineurs marocains devant un terrible dilemme : accepter une « aide au retour » perçue comme dérisoire au regard du préjudice subi pour le mineur, sa famille, ses enfants scolarisés en France, dérisoire aussi pour assurer une réinsertion décente au Maroc ? Ou bien choisir de rester en France, en sachant que la reconversion professionnelle est très difficile sinon impossible pour des ouvriers marocains non qualifiés et précocement « usés », vieillis par ce que C. Teiger [5] appelle les « empreintes du travail » ?


Tous les mineurs marocains interviewés dans le cadre d'une recherche sur la réparation des maladies professionnelles (cf. l'encadré « La pneumoconiose des mineurs de charbon ») présentent des symptômes respiratoires (essoufflement, gêne à l'effort, points de côté, toux) pour lesquels ils ont consulté les médecins de la sécurité sociale minière (SSM). Ces derniers ont évoqué l'asthme et la bronchite mais n'ont fait de certificat médical initial de pneumoconiose que dans deux cas dont un M. Bachir, a été reconnu en maladie professionnelle.

M. Bachir est né le 30 juin 1944 dans le sud du Maroc. Il commence à travailler au Maroc comme commerçant : « Je faisais les marchés ». Suite à une campagne d'information par les Houillères, M. Bachir s'inscrit en 1970 dans un bureau de recrutement. Convoqué en 1971 à Agadir pour une visite médiale, M. Bachir va subir l'examen de sélection : 3 h au soleil par 35°. « Cachet rouge, j'étais bon pour la mine ». Puis d'autres examens suivent : poids, mesure, radio, prise de sang, examen des dents. D'autres visites médicales un mois plus tard. Déclaré apte, M. Bachir est convoqué pour le départ vers la France. Après trois jours de bateau, le groupe est accueilli à Marseille par un « encadreur marocain ». Direction Valenciennes. Il sont logés dans un baraquement, une soupe leur est distribuée.

M. Bachir effectue un stage de deux semaines l'initiant à l'abattage exclusivement. Il sera mineur de fond dans les chantiers d'abattage de 1971 à 1987. Il est ensuite muté à l'installation du matériel (1988) puis garde-moteur (1989), toujours au fond.

En 1974, M. Bachir est victime d'un accident de travail : « foudroyage du poignet » (IPP : 7 % puis supprimée). En 1986, il se blesse à la jambe dans un accident de travail (IPP : 24 %).

Des symptômes négligés

En 1984, M. Bachir se plaint de problèmes respiratoires et gastriques. Le médecin traitant SSM [6] lui fait faire des examens et l'assure qu'il n'y a rien. M. Bachir est cependant arrêté trois mois en 1984, un mois en 1985 et un en 1986. « Le médecin me disait que j'avais la grippe, des rhumes... ». Les symptômes respiratoires s'aggravant, M. Bachir consulte un médecin privé qui fait faire des radios et rédige le 30/01/1988 un certificat médical initial de maladie professionnelle : « M. Bachir, qui m'a déclaré avoir travaillé à la mine au fond depuis 1971, présente des signes d'insuffisance respiratoire confirmés par des épreuves fonctionnelles. Le contrôle radiographique pulmonaire montre l'existence d'une fine réticulo-micronodulation bilatérale et symétrique plaidant en faveur d'une silicose. Je demande donc que M. Bachir bénéfice d'une expertise pour reconnaissance de la maladie professionnelle. Remis à l'intéressé pour faire valoir ce que de droits ».

M. Bachir attend six mois pour revoir son médecin traitant SSM. Il n'envoie pas de déclaration car il craignait que « les houillères bloquent tout ». En juin 88, le médecin traitant SSM fait un deuxième certificat initial que M. Bachir adresse au service AT/MP des Houillères. Convoqué pour examens puis expertise en octobre 88, il est reconnu pneumoconiotique avec une IPP de 5 %. Il demeure cependant affecté au fond comme garde-moteur. Les médecins du travail savent pourtant que le maintien au fond d'un mineur pneumoconiotique est le moyen le plus sûr d'aggraver son état respiratoire. Soit ils n'ont pas proposé à M. Bachir de remonter au jour, soit celui-ci a refusé leur proposition en raison de la perte de salaire que cela pouvait signifier pour lui.

Parallèlement, M. Bachir se sent progressivement devenir sourd. Le 22 novembre 1988 alors qu'il a quitté l'abattage depuis un peu plus d'un an, il subit un audiogramme au cours de la visite médicale annuelle en médecine du travail. Déficit auditif : 47 pour l'oreille droite, 50 pour l'oreille gauche. La déclaration de maladie professionnelle de M. Bachir est datée du 29 décembre 1988. La caisse notifie une décision de rejet au motif que le délai de prise en charge est dépassé. M. Bachir n'étant pas informé, il n'a pu bénéficier de ses droits à la reconnaissance. La fermeture du Bassin le laisse, à 46 ans, sans qualification et en mauvaise santé.

Pour les autres mineurs marocains interviewés, compte tenu de leur ancienneté dans la mine et l'âge moyen d'apparition de la pneumoconiose, on peut penser qu'il est encore trop tôt pour qu'elle se déclare.

Une fragilisation progressive
totalement ignorée

Parmi les autres atteintes à la santé, les plus importantes et fréquentes sont les accidents du travail : au total, 34 accidents (dont 17 avec IPP) pour six mineurs sur huit. Ces chiffres n'ont pas de valeur statistique mais parlent d'eux-mêmes de la fragilisation progressive de ceux qui les subissent, sachant que les séquelles se traduisent par des troubles rhumatologiques et/ou articulaires chroniques dont aucun n'est spécifique d'une pathologie inscrite dans les tableaux de maladie professionnelle. Enfin les lombalgies et douleurs cervicales sont des pathologies chroniques fréquemment évoquées.

On constate un cumul d'atteintes et de vieillissement précoce chez ces travailleurs ayant occupé des postes fortement exposés à diverses catégories de risques professionnels (risques d'accidents, poussière, bruit, pénibilité des tâches et des postures de travail). Ils sont de fait atteints par un double préjudice, celui de la dégradation de leur santé et le préjudice économique d'une perte d'emploi sans espoir d'en retrouver, du fait de leur état de santé, de leur âge et de leur absence de qualification. Nous avons pu le constater dans une autre partie de l'étude.

Les mineurs marocains ont occupé des postes très exposés aux poussières de charbon. Mais ils ont été soumis également à une mobilité forcée et à une grande précarité : la politique contractuelle des Houillères a amené environ 77 000 à 80 000 d'entre eux à venir travailler dans les bassins houillers du Nord-Pas de Calais et de Lorraine dans les trente dernières années. Cette précarité, en diminuant le temps d'exposition, peut avoir réduit la probabilité, pour eux, d'être atteints dans l'avenir d'une pneumoconiose du houilleur correspondant aux critères radiologiques de reconnaissance.

Leurs conditions de travail dans la mine, la succession d'emplois non qualifiés et insalubres que certains ont ensuite connue, ont ébranlé une santé qui, au départ du Maroc, était particulièrement bonne puisqu'ils avaient été sélectionnés pour cette raison.

Cette atteinte globale et multiforme de la santé n'est pas spécifique des mineurs marocains du Nord ; elle est attachée sous des formes diverses à l'ensemble des travaux déqualifiés qui, dans de nombreux secteurs économiques constituent la base essentielle du travail productif.

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Notes

[1] Noiriel G. Le creuset français. Histoire de l'immigration XIXe, XXe siècle, Seuil, Paris, 1988.

[2] Jegouzo M. et col. « Le travail indépendant. Aux marges du travail salarié et de la précarité »,Travail, n° 18, novembre 1989.

[3] Felix Mora, qui a vécu au Maroc durant le protectorat français et parle arabe, a été l'agent des Houillères dans le Sud pour le recrutement des mineurs (cf. F. Giudice, Tête de Turc en France, La Découverte 1989. Chap. 8 : Chair à charbon). Il « organisait », en 1987-1989, dans le Nord « l'aide au retour ».

[4] Leur grève a été soutenue localement par la CGT et, au niveau national, par de nombreuses associations dont le GISTI. Cf. Note sur les maladies professionnelles dans les Houillères du Nord-Pas de Calais. La silicose des mineurs, Gisti, octobre 1987. Cf. également Plein Droit n° 2, février 1988, « Mineurs marocains : le fond de la grève ».

[5] Teiger C. (1980), « Les empreintes du travail » ; In : Équilibre ou fatigue par le travail. Société Française de Psychologie. Entreprise Moderne d'Édition. Paris 1980.

[6] La sécurité sociale minière comporte un système médical particulier (avec des médecins salariés) auquel les mineurs ont accès gratuitement. En revanche, ces derniers ne peuvent être remboursés des consultations dans le secteur privé que s'ils sont adressés au médecin libéral par leur médecin SSM. Les conditions d'exercice de la médecine dans le secteur minier ont été vivement critiquées, y compris par des médecins qui en ont fait l'expérience.

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Dernière mise à jour : 23-07-2001 12:21.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/14/travailleurs.html


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