Plein Droit n° 14, juillet 1991
« Quel droit à
la santé pour les immigrés ? »
Hélène Bretin
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partie
L'affaire « Dépo-provera »,
un dossier du Gisti en 1983. [2]
Dès 1983, le Gisti a soulevé le
problème de l'utilisation du contraceptif injectable en France.
À l'origine de la démarche, des travailleurs sociaux avaient
été informés par des associations de femmes immigrées,
de l'existence de pratiques abusives de cette méthode auprès
de femmes étrangères avec lesquelles la communication
était difficile voire impossible, sans réelle information.
L'initiative conjuguée du Comité médico-social
pour la santé des migrants, du Gisti et de l'organisation
internationale de coopération pour la santé Médicus
Mundi, cherchant à en savoir plus sur l'usage de cette méthode
et ses conditions de prescription, a constitué le point de départ
d'une enquête menée en région parisienne.
Ce travail se situe donc à l'articulation d'une
demande sociale associative, et de l'expérience d'une équipe
de recherche qui a mis au point des outils d'observation et d'analyse
d'une situation de prescription et d'utilisation de cette technique
de contraception.
En France, deux contraceptifs injectables, le Dépo-provera
et le Noristérat sont accessibles.
L'enjeu est d'autant plus important que leur utilisation, notamment
celle du Dépo-provera, a occasionné une intense polémique
à la fin des années 1970. Celle-ci a démarré
avec le refus d'autorisation de mise sur le marché du Dépo-provera
par la Food and Drugs Administration aux États-Unis et son utilisation
parallèle comme méthode de limitation des naissance dans
les sociétés en voie de développement.
Le débat international a porté sur deux points :
-
la toxicité du produit
- la question du « double standard » produit
considéré comme dangereux pour les unes mais utilisé
auprès des autres et qui pose le problème
du choix des femmes et des couples en ce qui concerne la planification
des naissances et les méthodes utilisées.
Les campagnes de planning familial menées dans les sociétés
du tiers-monde relèvent de logiques de contrôle démographique
qui laissent peu de place à ce choix. Les contraceptifs injectables
ont été et sont un outil de ces campagnes.
En France, la prescription de cette méthode est marginale
par rapport aux autres (pilule et stérilet) et concerne essentiellement
les femmes de faible niveau socio-économique et/ou d'origine
étrangère en situation de précarité.
Nous avons voulu comprendre les raisons qui conduisent
des médecins à prescrire cette méthode et comment
celle-ci s'inscrit dans l'histoire des femmes.
Les médecins que nous avons rencontrés
nous ont parlé de leur pratique en matière de contraception
et ont décrit les femmes utilisatrices des méthodes. Lorsqu'il
est question de contraceptif injectable, l'association avec la femme
étrangère est systématique. Les critères
qui légitiment la prescription sont alors sociaux et culturels
et non pas médicaux ou en référence à l'âge,
comme c'est le cas pour les autres méthodes (pilule, stérilet).
L'injection « proposée » en maternité
« ...c'était né des problèmes, des
difficultés de contraception que l'on avait, en particulier quand
on avait accouché des Maghrébines dont les maris refusaient
toute contraception, qui avaient beaucoup d'enfants, et chez lesquelles
on voulait quand même faire quelque chose d'invisible, qui puisse
se camoufler au mari. Donc on commençait, quand elles quittaient
la maternité, par leur faire l'injection de Dépo-provera.
Éventuellement, elles-mêmes, contentes, revenaient en cachette
du mari et trois mois après on recommençait. C'est un
petit peu cette motivation-là. »
Proposée voire... imposée !
« Il y a longtemps de cela, à la maternité,
les étrangères sortaient avec leur piqûre, les autres
avec leurs ovules. J'avais l'impression vraiment que, de toute façon,
on ne leur avait pas demandé leur avis. D'ailleurs, certaines
s'en rendaient très bien compte. Celles qui parlaient français
me disaient : moi on me l'a faite parce que je suis arabe,
mais la voisine d'à côté qui n'est pas arabe, on
lui a pas fait la piqûre. Ils en faisaient très facilement.
D'un côté, il y avait les étrangères qui
n'étaient pas capables, et les autres avaient pharmatex ».
Délit de non francophonie...
La femme étrangère peut être amenée à
l'injection par le simple fait qu'elle ne parle pas notre langue. Les
pratiques discriminatoires décrites illustrent une « gestion »
médicalisée de la différence qui passe notamment
par l'équation « non francophone = incapable ».
« C'était je crois à X ou à Y, je
ne sais pas, enfin un des hôpitaux qui faisaient systématiquement
une injection de Dépo-provera au 8ème jour, enfin au moment
de sortir, à toutes les femmes non francophones... aux autres
non. Les non francophones avaient toutes droit à leur piqûre.
On considérait probablement que c'était trop compliqué
de leur expliquer un autre mode de contraception en post-partum. Donc,
schlack !.. »
« Dans mon idée, c'est prescrit par les gynécologues
des maternités, quand les femmes viennent d'accoucher, à
celles qui ne parlent pas français ou qui sont considérées
comme trop... tout ce qu'on voudra pour pouvoir prendre une vraie pilule.
Celles qui ne parlent à peu près rien, enfin qui ne parlent
pas français je veux dire, celles-là se retrouvent mises
sous Depo-provéra. C'est des fois des Maghrébines, des
Maliennes, des Sénégalaises. »
Dans ce contexte, la pratique a pu prendre un caractère autoritaire.
Voir aussi l'encadré « L'étude »
« Il y a déjà un certain nombre d'années,
quand je travaillais à la maternité de X, il y avait
beaucoup de migrantes qui venaient de manière complètement
impromptue avec des problèmes de communication, qui venaient,
qui repartaient... C'était le dernier recours quand il n'y avait
plus de communication, on faisait la piqûre en disant : bon,
elles vont être tranquilles pendant trois mois, on verra après ».
« On n'avait pas facilement d'interprète... Je
crois qu'il y a eu des injections qui ont été faites un
petit peu la main forcée, à des femmes multipares qui,
de toute façon, avaient un refus contraceptif ou dont le mari
avait un refus contraceptif... beaucoup ont été faites
dans ce cadre-là. »
Outre l'absence de communication, le recours à l'injectable
trouve sa légitimité dans l'absence de suivi et une situation
vécue par les praticiens comme « urgence »
contraceptive. On pare ainsi au plus pressé : assurer l'absence
de grossesse pendant au moins trois mois. Dans un contexte différent
permettant suivi, communication et choix des femmes, cette indication
tombe d'elle même :
« À X, comme je les vois surtout enceintes, je
vois plus de consultations de maternité, on a une relation suivie.
Si bien que, même avec ces migrantes, on arrive toujours à
avoir un contact, à trouver une autre solution contraceptive.
En fait, à X, je ne l'ai jamais utilisé alors que c'est
là qu'on a le plus de migrantes. »
Quelle que soit la méthode prescrite, dans le cadre de consultations
où viennent des femmes étrangères, un rapport de
forces apparaît entre deux systèmes culturels, deux approches
différentes de la fécondité et du contrôle
des naissances :
« Il y a beaucoup d'étrangères, enfin pas
chez les femmes sous contraception. Quoiqu'il y en ait quelques unes
maintenant. Chez les femmes enceintes, il y a beaucoup de Sénégalaises
et de Maliennes, c'est la majorité.
« Elles ne sont sous contraception que pour des périodes
courtes et elles ont déjà plusieurs enfants en général. À
partir du cinquième, c'est envisageable et encore, il faut qu'elles
aient une hypertension sévère, un asthme épouvantable,
que ça aille très mal à différents niveaux
et à ce moment-là, des fois, elles acceptent. C'est d'ailleurs
plus souvent des stérilets que des pilules et c'est par exemple
des stérilets qu'il faut retirer en urgence. Il faut le retirer,
ça n'attend pas. Si elles ont décidé de le retirer,
on le retire, on ne tient pas compte du cycle ni rien, on le retire.
Ça peut être urgent de le retirer. »
Il faut alors trouver l'équilibre, le contact qui permette de
saisir les enjeux sous-jacents à l'alternance des urgences :
urgence de la conception, urgence de la contraception.
L'utilisatrice étrangère du contraceptif injectable apparaît
dans les discours médicaux comme étant une femme soumise
au mari dans un rapport de couple où la contraception n'est pas
admise. L'injection permet de contourner l'obstacle de l'interdit :« Le
choix de la femme est souvent fait, en tout cas chez les gens que je
suis, pour ce motif-là. Le stérilet, elles ont peur que
le mari s'en aperçoive, la pilule elles ont peur qu'il la trouve
et qu'il la vire. J'ai plusieurs femmes qui sont sous Dépoprodasone
parce qu'elles pensent que c'est la seule méthode de contraception
sur laquelle leur mari n'a pas de prise ».
« Il me semble que c'est plutôt chez les femmes
noires qu'on trouve des gens qui veulent le Dépo comme ça.
Et puis il arrive aussi que ce soit des femmes qui fassent ça
en cachette du mari. Je pense qu'elles ont déjà trente
et quarante ans.
C'est important, dans la part des demandes, le fait
que ce soit en cachette du mari ?
Oui oui, je crois que oui. Alors ça amène
à des histoires pas possibles parce qu'elles n'ont pas leurs règles
avec le Dépo, donc le mari croit qu'elles sont enceintes... Mais
c'est vrai que ça leur permet d'avoir une contraception, parce
qu'il arrive des fois que le mari trouve la plaquette de pilules tandis
que le Dépo est quelque chose qui se fait ici. Or ici, en général,
elles viennent toutes seules, personne ne sait qu'elles viennent. Ça
leur permet d'être examinées, d'avoir leur contraception
après. Je pense qu'effectivement, le fait que ce soit en cachette
du mari, c'est important ».
Dans ces circonstances clandestines, l'usage de l'injectable peut revêtir
un caractère d'émancipation pour la femme qui se pose
contre certaines caractéristiques de sa condition. Mais le service
rendu par l'invisibilité et la complicité des praticiens
est relativisé par les effets secondaires. L'absence de règles
est source de quiproquos, elle peut amener le mari à découvrir
« le pot aux roses », trahir le secret de la femme,
comme en témoigne l'histoire qui suit :
« J'en ai une qui a dû arrêter malgré
tout parce qu'elle avait fait une aménorrhée au « Dépo ».
Du coup, le mari est arrivé en fulminant un jour à ma
consultation en me disant qu'il savait bien que je faisais quelque chose
pour que sa femme n'ait pas d'enfant et qu'il allait me faire un procès
ou je ne sais pas quoi. (...). Ceci dit, il a renoncé à
me faire un procès apparemment, mais il n'a pas renoncé
à enquiquiner sa femme jusqu'à ce qu'elle décide
d'arrêter. Mari africain... c'est certain.
« C'était une jeune femme, la deuxième épouse
d'un monsieur de quarante-cinq ans à peu près, dont
on suivait la première épouse qui avait des enfants de
dix-huit, vingt ans. Elle, elle avait quinze ans quand on l'a connue.
Elle est arrivée de sa brousse, mise enceinte tout de suite et
elle a eu deux gosses en l'espace de deux ans, le premier à quinze ans
et demi, le deuxième l'année suivante. Elle a décidé
que ça allait bien comme ça, qu'elle n'allait pas lui
faire un gosse tous les ans. Comme les petits étaient suivis
à la PMI, elle est venue demander si on pouvait lui donner une
contraception, donc c'est vrai que c'était très pratique
qu'elle ait pris des contraceptifs injectables parce qu'elle venait
à l'occasion d'une visite postnatale pour le bébé
et on lui faisait sa piqûre. Ça a permis d'espacer, on
a quand même gagné deux ans comme ça. C'est
vrai qu'il a réussi à obtenir qu'elle arrête mais
on a quand même gagné deux ans. »
La femme étrangère a parfois une demande expresse de
cette méthode qu'elle a connue par un « bouche à
oreille » propre à son environnement :
« J'ai récupéré quelques Maghrébines
qui avaient entendu parler de ça par leurs copines et qui venaient
en disant : « je voudrais la piqûre ».
Essentiellement des Maghrébines et des Africaines. Assez peu
de Françaises je trouve, enfin d'Européennes ».
Les femmes originaires des pays du Maghreb semblent se spécifier
par leur demande et leur connaissance de cette méthode [3] :
« La plupart savent que ça existe, qu'on peut leur
faire des piqûres pour ne pas être enceintes et là
il y a plus de demandes dans cette population bien précisément.
Je n'ai pas fait le tri entre les Algériennes, les Tunisiennes,
les Marocaines, ça je ne pourrais pas vous dire. Mais souvent,
oui, elles demandent plus ce type de contraception. »
La demande de ces femmes peut trouver sa source dans les pratiques
contraceptives de leur pays d'origine :
« J'ai plusieurs dames qui veulent la piqûre pour
un an. Alors est-ce que vraiment au Maghreb on prescrit des contraceptifs
pour une année ? Ça me paraît assez difficile
à imaginer... Je crois par contre qu'il y a un phénomène
culturel, que c'est un type de contraception connu dans certaines régions
du monde et que les femmes venant de ces régions investissent
une certaine confiance dans ce mode là et ont une certaine demande.
C'est vrai qu'ici ce n'est pas une contraception courante, habituelle
disons, donc il n'y a pas de demande, enfin de la part d'autochtones
si j'ose dire. »
Par là même, il devient le marqueur d'un groupe de femmes
« à part » car il n'entre pas dans la pratique
contraceptive courante des consultantes françaises qui le demandent
peu ou pas du tout.
La distance est à la fois culturelle et sociale. À travers
la prescription de l'injection, elle est marquée par la discrimination,
les inégalités :
« J'ai l'impression que c'est pour le « tiers
monde français ». Enfin, je ne l'ai jamais vu utilisé
chez une Française.
Même de classe sociale identique ?
Écoutez, oui. Ou alors, c'est peut-être
arrivé une fois, à quelqu'un qui vivait dans des conditions
sociales très très défavorables ».
« Oui, dans la mesure où le fait d'être maghrébine
connote un niveau socio-économique plus particulier, peut-être.
C'est pas le niveau socio-économique, c'est plutôt la mentalité
maghrébine ».
Pour autant, ces discriminations et inégalités ne sont
pas spécifiquement liées à cette méthode.
Perceptibles avec d'autres pratiques, elles sont également liées
aux structures médicales offrant la gratuité et favorisant
l'accès aux soins pour des populations socio-économiquement
démunies :
« C'est souvent d'un milieu socio-économique plus
bas. Le fait que ce soit un centre de santé, fait que ce n'est
pas une catégorie sociale élevée qu'on touche,
c'est évident. C'est plutôt pauvre pauvre (...).
« Si jamais dans mes consultations je vois 50, 60 %
d'étrangères qui parlent très peu le français,
pour lesquelles prescrire une pilule n'est pas évident au niveau
explications et au niveau suivi, je serai plus stérilet,
c'est évident. »
« Je me souviens d'une femme, tout le monde voulait lui
mettre un stérilet et elle m'a dit : je ne veux pas de stérilet,
je suis tout à fait capable de prendre la pilule. C'est pas parce
que je suis Arabe que je ne peux pas prendre la pilule. »
« Je me demande même certaines fois si elles ont
été bien informées. Parce qu'on en voit aussi sortir
avec la pilule et qui, manifestement, n'ont pas trop l'air de savoir
ce que c'est. Il y en a qui la prennent quand même, mais la majorité
ne la prend pas. »
Les médecins n'ont pratiquement pas évoqué les
effets à long terme pour lesquels il n'y a pas de consensus scientifique.
Les effets adverses immédiats de la contraception injectable
sont les troubles du cycle : absence de règles pour certaines,
saignements anarchiques, continuels, voire hémorragiques pour
d'autres. En outre, on observe parfois des malaises, des prises de poids.
Les médecins jugent différemment la tolérance respective
aux effets adverses des femmes étrangères ou françaises.
Des clichés se dégagent concernant les premières :
« Les Nord-africaines, ça m'a toujours frappé,
elles aiment bien la piqûre. C'est un petit peu magique. Celles
que j'avais le plus souvent avec du Dépo-provera c'était
des Nord-africaines et chez elles en plus, ça marchait très
bien. Vraiment, elles acceptaient ça très bien. »
« Une Maghrébine ou une femme dont le mari est
contre la contraception, qui est vouée à avoir des tas
d'enfants, face à une aménorrhée elle se dit :
je suis enceinte, le produit n'a pas marché. Mais quand on lui
apprend qu'elle n'est pas enceinte, elle est contente. Donc c'est un
peu la démarche inverse. Dans un premier temps, fataliste, elle
se dit : je suis enceinte, c'est le huitième. Et quand on
lui apprend qu'elle ne l'est pas, que c'est dû à la piqûre,
elle est plutôt soulagée. Parce que celle-là sait
que de toute façon, si elle ne fait rien du tout, du tout, du
tout, ce sera vraiment le huitième. »
« Les autres femmes d'ascendance française acceptent
mal de ne pas savoir, parce qu'il est évident que pour une femme,
la garantie qu'une contraception est efficace, c'est d'avoir ses règles.
Or quand on dit : vous allez faire une contraception qui a comme
inconvénient de faire peut-être supprimer vos règles,
la femme n'a plus de repères pour vérifier l'efficacité.
Ça on est obligé de le dire. »
« Il y a des femmes qui ne supportent pas de pas avoir
leurs règles. Je ne sais pas si c'est une question de culture
ou autre. Peut-être effectivement, pour les femmes d'Afrique du
Nord, c'est important d'avoir leurs règles. Sous Dépo
elles vont me dire : moi, il me faut mes règles. Donc elles
vont changer de méthode. »
Les représentations peuvent être contradictoires. Dans
tous les cas, c'est la culture de cette Autre différente qui
est perçue, interprétée en référence
à notre propre système.
« Il y a quelques femmes qui se plaignent de grossir,
ça il n'y a qu'avec la Dépoprodasone. Les Africaines,
ça ne les gène pas trop de grossir. C'est pas leur problème,
au contraire. (...) Je n'ai pas un échantillonnage énorme
de femmes sous Dépo, mais je trouve qu'il n'y a pas eu beaucoup
de problèmes d'effets secondaires. Un peu de poids, mais vu le
type de population, ça n'est pas gênant, en tout cas ça
n'a jamais été un motif d'arrêt. »
« Il y a des femmes qui l'accusent de plein de choses,
de toute une symptomatologie qui n'est pas forcément liée
à la méthode : des vertiges, des migraines, des femmes
qui ne se sentent pas bien, qui grossissent, qui maigrissent... Plus
que les troubles des règles eux-mêmes, c'est plutôt
ces symptômes-là qui sont mis en avant, dont elles se plaignent.
Enfin celles que j'ai vues étaient des Maghrébines qui
avaient aussi beaucoup de somatisation de toute façon. »
Au terme de ces témoignages qui font une large place au contraceptif
injectable, se posent des questions qui dépassent nettement le
cadre strict de la méthode. Cette dernière joue un rôle
de révélateur qui souligne le caractère ambivalent
de la contraception : libération / normalisation.
La pratique auprès des femmes étrangères est complexe.
L'absence de communication véritable entre femme et médecin
est un obstacle majeur à la relation, au contact nécessaire,
à l'expression de la demande de la femme et à la compréhension
de cette demande. Face à ce problème, le recours aux interprètes,
l'aide de traducteurs, est monnaie courante, mais cette pratique comporte
ses limites. La demande de contraception d'une femme s'inscrit en référence
aux éléments qui constituent sa vie, sa propre histoire,
bien au-delà de la consultation. L'intervention des traducteurs,
si elle répond à un problème immédiat, ne
peut rendre compte de cette complexité constitutive de la demande.
Voir aussi l'encadré
« Le contraceptif injectable »
Avec les femmes étrangères, les médecins et équipes
de soins sont confrontés à des systèmes culturels
multiples et différents qui demeurent peu compris et mal connus ;
les représentations partielles, globalisantes, stéréotypées,
voire construites a priori, repérées dans les discours,
en témoignent.
Les médecins font face à des situations de précarité
qui se structurent en amont de la consultation. Ces situations relèvent
de processus sur lesquels ils sont impuissants et qui renvoient au statut
réservé par notre société aux minorités
étrangères. Ils interviennent auprès des femmes
en tant qu'« éducateurs » à la contraception
moderne, au progrès, à la norme contraceptive dominante,
dans une réponse technique médicalisée. Celle-vi
est marquée par l'ambivalence.
Contrairement à d'autres qui ont refusé de participer
à l'étude, l'estimant « superflue »
concernant leurs pratique qu'ils jugent « naturelles »
vis-à-vis de « ces femmes-là... »,
aucun des médecins que nous avons rencontrés ne s'inscrit
volontairement, consciemment, dans la logique de contrôle social
discriminatoire dont ils ont pu être témoins. Ils estiment,
au contraire, travailler dans l'optique du choix des femmes et de leur
aide.
Cependant, comme on l'a vu plus haut, l'émancipation ponctuelle
favorisée par l'injection faite en secret ne permet pas à
la femme de remettre en cause le rapport de couple qui est au fondement
de cette violence qu'elle subit. Par ailleurs, elle cautionne et légitime
un jugement sur une spécificité culturelle « aliénante »
contre laquelle il faut lutter pour soutenir les femmes.
Ce que Mirjana Morokvasick Muller a observé dans le cas des
femmes yougoslaves pratiquant des avortements répétés
est transposable : « Des médecins, des conseillers,
des interprètes des assistantes sociales, le nouvel ordre
sexuel, ont tous, face à ces femmes immigrées, un
objectif commun : aider ces pauvres indigènes ignorantes
à se débarrasser de leurs procédés barbares
et à adopter des moyens modernes. Pleins de bonnes intentions,
ces gens construisent leur approche à partir des postulats dérivés
de leur propre milieu social et culturel, qui ne sont pas forcément
applicables à toutes les femmes » écrit-elle.
Mirjana Morokvasic Muller montre très bien comment l'avortement
est une pratique dont la logique est subordonnée, pour les femmes
yougoslaves migrantes, à un contrôle de la fécondité
dans lequel, parallèlement, « la grossesse reste
le moyen de prouver leur féminité à elles-mêmes,
leurs partenaires, leur communauté. Savoir qu'elles peuvent concevoir
est important. » Pour certaines, l'usage des techniques
modernes peut « renforcer le statu quo de la suprématie
masculine, de l'infériorité et de la subordination féminines. »
Tout changement de pratique pour les techniques modernes est subordonné
à celui de leur statut, de leur relation au partenaire, au contrôle
par elles-mêmes de leur indépendance : « Tant
que les femmes verront dans la contraception une intrusion dans la plus
intime, la plus précieuse section de leur vie, elles continueront
de la refuser, ou l'utiliseront irrégulièrement. Une fois
enceintes, elles opteront pour l'avortement. » [4]
Lire
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Notes
[1] Cet article est
tiré d'une thèse de doctorat de sociologie soutenue en
décembre 1991 à l'Université Paris V :
Hélène Bretin, Pratiques techniques, inégalités
sociales : une approche sociologique de la contraception.
[2] GISTI, Le dépo-provera :
qui choisit ...et pour qui ?, avril 1983.
[3] En Algérie, la
contraception injectable était interdite à l'époque
de l'enquête mais « importée » de France
par des femmes immigrées. En Tunisie, un programme d'aide soutenu
par l'OMS a assuré sa diffusion dans les centres de planning
familial.
[4] Morokvasic Muller Mirjana,
« Prendre les risques : les femmes immigrées entre
la contraception et l'avortement », in Les Temps Modernes,
n° 418, Paris 1981, pp. 1932-1953.
Dernière mise à jour :
12-08-2001 23:31.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/14/contraception.html
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