Plein Droit n° 14, juillet 1991
« Quel droit à
la santé pour les immigrés ? »
Hélène Bretin
1ère
partie | 2ème partie | 3ème
partie
Parmi les femmes algériennes que nous avons rencontrées,
certaines ont eu recours au contraceptif injectable. Il s'est intégré
pour elles dans une histoire en « rupture », du
fait de la venue en France. Dans cette histoire, la contraception fait
irruption avec une information fragmentaire. Elle n'a pas de sens en
elle-même et n'en acquiert un qu'à travers l'expérience
difficile de la migration en France, dans une relation souvent culpabilisante
avec les praticiens et les équipes de soins qui ne connaissent
ni ne comprennent cette expérience et les femmes qui la vivent.
Fadéla est Kabyle. Née en 1957, elle est arrivée
en France en 1978, deux ans après son époux. Fadéla
et son mari ont cinq enfants, trois garçons puis deux filles.
Les garçons ont 10 ans passés, 8 et 7 ans,
les filles 3 ans et demi et 2 ans. Toute la famille vit dans
un logement de cinq pièces. Fadéla n'a pas d'emploi salarié.
Son mari, électricien, a connu d'importantes périodes
de chômage.
Sa première grossesse s'est déroulée en Algérie,
loin de son mari qui travaillait déjà en France. Elle
ne la désirait pas et l'a mal vécue.
Quarante jours après son accouchement à la maison, une
paralysie de la jambe gauche nécessita une hospitalisation de
trois mois au bout desquels on lui proposa de se faire soigner en France,
son mari étant là-bas. Lorsqu'elle vint en France, son
mari n'avait pas de logement. Elle n'a pas pu entrer à l'hôpital,
le patron de son époux refusant de donner à celui-ci quelques
jours pour les démarches nécessaires. Fadéla et
son mari ignoraient tout des services sociaux susceptibles de les aider
dans ce type de situation. Ils vécurent dans une chambre d'hôtel
puis emménagèrent dans un studio. Fadéla ne marchait
toujours pas mais était soignée par une infirmière
à domicile. Sa deuxième grossesse débuta dans ces
conditions : « la catastrophe ».
Fadéla ignorait l'existence de la pilule et du stérilet :
« Il n'y avait personne là où on habitait
qui prenait la pilule pour que je sache. Il n'y avait personne qui avait
un stérilet pour que je le sache. Chez nous, on n'en prenait
pas. Ailleurs, je sais pas. »
Isolée en milieu rural en Algérie, immobilisée,
isolée et étrangère en milieu urbain ici, elle
ignorait également tout du suivi d'une grossesse. Le médecin
traitant prit en charge la partie administrative du suivi jusqu'à
l'accouchement à l'hôpital.
À la maternité, Fadéla eut une première
information sur la pilule. Information donnée non pas à
elle seule dans un dialogue qui permette de poser des questions mais
dans une réunion collective et infantilisante :
« Celles qui vont sortir le lendemain par exemple, elle
nous rassemble toutes dans une salle pour nous parler de ça.
Elle m'a dit, ça c'est pour pas avoir de bébé tout
de suite. Vous prenez cette pilule, tous les jours, tous les jours,
tous les jours ; au bout de 21 jours vous arrêtez, vous
aurez vos règles, et après 7 jours, vous reprenez
une autre plaquette.
« Je suis restée chez moi un mois, et j'ai pas
été voir le médecin pour avoir cette pilule, je
suis rentrée directement en Algérie. J'y suis restée
quatre mois. »
Quelques mois après son retour Fadéla est de nouveau
enceinte. L'information sur la pilule ayant été faite
en post-partum, elle ne pensait pas possible de la prendre en dehors
de ce contexte :
« Je me disais, une fois accouchée, c'est à
ce moment-là qu'il faut prendre cette pilule. Si on la prend
pas à ce moment-là, c'est trop tard. C'est ce que je pensais
comme je l'ai jamais prise. Et les médecins, ils nous ont parlé
à la dernière minute. J'ai dit : en sortant de l'hôpital,
il faut que j'aille chercher cette méthode. Et comme je suis
restée un mois sans l'avoir, j'ai dit : je m'en fous, je
rentre en Algérie. Je suis revenue et j'ai dit : peut-être
c'est trop tard ».
« ...Je commence un petit
peu
à apprendre la vie... »
Petit à petit, une femme l'aide à se guider dans le système
social et administratif français :
« C'est là que je commence un petit peu à
apprendre la vie. J'avais une voisine qui me parlait, on se rencontre
dans un square. Elle était là depuis 26 ans, elle
connaissait tout. Elle me disait : il faut emmener ton fils en
maternelle, quand tu es malade il faut faire ceci, cela. Si tu ne peux
pas travailler chez toi, il y a une travailleuse familiale de la Caisse
d'allocations familiales qui peut venir.
« J'ai suivi tout concernant la grossesse. J'ai su ce
qu'il fallait faire, je savais qu'il faut déclarer la grossesse,
il y avait un dispensaire, c'est là que j'ai été
faire la déclaration ».
La pilule prise après la naissance de son troisième fils
ne lui réussit pas du tout...
« La gynécologue m'a proposé cette pilule.
Je l'ai prise, au bout de quatre mois, j'ai abandonné, j'ai perdu
quinze kilos. Je veux rien manger, je m'énerve, j'ai des maux
de tête, des vertiges, la tête qui tourne toute la journée,
je fais rien, ni mon ménage ni rien. Ma peau est toute pâle,
j'ai même pas été voir un médecin (...).
« Je n'avais pas envie d'aller lui expliquer. J'avais
maigri, j'ai voulu arrêter pour reprendre un petit peu de mes
forces et tout ça.
« Je m'en foutais. Finalement, je suis tombée enceinte.
Que voulez vous que je dise, si c'est une fille cette fois, j'arrêterai
après ».
La grossesse dura quatre mois. Fadéla fit une fausse couche
mais n'envisageait pas de s'arrêter après trois enfants :
« cinq-six.. non, quatre-cinq je dirais bien j'arrête.
Mais il y aurait des filles et des garçons. Si j'avais que des
garçons, peut-être je continue jusqu'au... »
Un an après sa fausse couche, elle fut à nouveau enceinte,
reperdit son bébé à six mois de grossesse et décida
de se faire poser un stérilet :
« Je connaissais une femme qui l'a fait, elle m'a dit :
il y a trois ans que je l'ai, pas de problèmes. Alors je
me suis lancée, je l'ai gardé trois semaines, je l'ai
rejeté. Peut-être que le col était ouvert. Une dame
aussi m'avait dit ça. Je ne l'ai pas repris, je n'ai rien fait
jusqu'à ce que je sois enceinte de ma fille. Pour tout le monde
un stérilet va, pour moi il ne va pas... alors pourquoi... »
Elle n'envisageait pas de reprendre la pilule, pensant qu'il n'y en
avait pas d'autre que celle qu'elle avait déjà essayée :
« Je ne voulais plus de pilule parce que pour moi, quand
on parlait de la pilule, c'est seulement cette pilule qui existe. Celle
que j'ai prise. Finalement, il y a plusieurs sortes, et on peut faire
des prises de sang pour voir. Je ne savais pas ».
Sa première fille fut conçue trois mois après.
Fadéla avait 26 ans. Trois mois après la naissance,
Fadéla fut enceinte d'une autre petite fille :
« Je n'ai pas pensé à arrêter, autrement
j'aurais dû faire quelque chose. »
Entre les deux grossesses, Fadéla et son mari quittèrent
le « une pièce cuisine » (avec toilettes
et eau chaude sur le palier) qu'ils occupaient à sept, pour un
logement de quatre pièces en banlieue. Elle changea donc de PMI
pour les enfants, de centre de consultations pour son suivi de grossesse,
et d'hôpital pour accoucher de sa seconde fille.
« Le jour où je suis sortie, ils nous ont demandé
si on voulait la pilule, c'est là que je me suis rendue à
l'endroit où j'étais suivie pour voir une gynécologue
et dire ce ce qu'il me faut. »
C'est à cette période là que le mari intervint
en demandant à sa femme de cesser d'avoir des enfants :
« Au début, il s'en fout. Et là, il ne veut
plus en avoir. Il me dit : fais quelque chose sinon... Moi je me
dis : il ne veut plus m'accepter, il faut que je fasse le nécessaire. »
« À la naissance il m'a dit : moi, ça
suffit, déjà pour ta santé (puisque j'avais des
problèmes de reins). »
En outre, le couple prenait en charge depuis plusieurs années
une belle sur gravement malade et devait faire face à de
grosses dépenses de santé qui ne leur étaient pas
remboursées.
« De toute façon, on en a cinq, ça nous
suffira, il faut faire quelque chose » disait son mari.
Pour autant, toute initiative de sa part était exclue :
« Finalement, il y a des choses à faire pour les
messieurs aussi. Il veut pas. Il faut que ce soit moi. Lui, il ne veut
rien. On parle de rien. Il veut que ce soit moi qui me lance dans des
choses comme ça. »
L'époux envisageait pour elle une ligature de trompes :
« Moi je voulais pas, mais mon mari m'a forcée.
Quand j'ai été leur parler, ils m'ont dit : tant
que vous n'avez pas 36 ans, on ne peut pas vous opérer. »
Fadéla échappa ainsi à la ligature et dut faire
un choix parmi les solutions proposées au centre de planification :
« Elle m'a fait rentrer dans un bureau où il y
a une dame âgée, une conseillère qui m'a tout déposé
sur la table. Elle m'a tout montré. Je me rappelle, il y a des
pilules de toutes sortes, il y a des genres de... des tubes, il y a
le stérilet, et la piqûre.
« ... comme je perds un
peu la mémoire,
j'ai choisi la piqûre... »
« La dame m'a tout expliqué : voilà,
si vous voulez prendre la pilule, c'est la même chose, tout est
à peu près la même chose, vous choisissez celle
qui vous plaît. Alors, comme parfois je perds un peu la mémoire,
au lieu d'avaler la pilule, de prendre tout le temps des comprimés,
j'ai choisi la piqûre. »
Lorsque nous avons rencontré Fadéla, elle utilisait cette
méthode depuis deux ans et en était satisfaite :
« je fais ma piqûre, jusqu'à présent
ça va. ». Fadéla subit des troubles menstruels
auxquels elle s'est adaptée avec le temps. Elle avait été
prévenue par la gynécologue mais la réalité
a dépassé les prévisions médicales :
« Elle m'a dit : ne vous inquiétez pas, ça
peut stopper même deux, trois mois sans les avoir. Mais comme
ça a augmenté jusqu'à quatre mois, j'étais
inquiète. Je suis restée quatre mois sans les avoir. J'étais
tellement inquiète ; le docteur m'a parlé de deux-trois
mois mais pas quatre mois quand même !
« Là-bas, il faut prendre un rendez-vous pour aller
voir le gynécologue. Alors je suis passée en priorité
parce que c'est un cas d'urgence pour savoir si j'étais enceinte.
Et finalement, elle m'a tout expliqué : si ça retarde,
ne vous inquiétez pas, tant que vous avez la piqûre, vous
ne risquez rien. »
« Jusqu'à présent, je reste deux, trois,
quatre mois sans avoir mes règles, mais finalement, ça
revient après. »
Pour elle, l'injectable est le compromis acceptable tenant compte à
la fois de la volonté du mari, de sa propre réticence
face à la pilule, de son refus de la ligature, de sa fatigue
à élever ses cinq enfants dans des conditions économiques
difficiles. Son mari a subi plusieurs longues périodes de chômage.
Actuellement, il travaille et la famille vit avec un peu moins de 10 000 F
par mois.
« Je suis fatiguée. Je vous le dis tout de suite,
je suis fatiguée. On se retrouve avec cinq gosses à la
maison, il y a personne qui peut nous donner un coup de main, faire
l'intérieur et l'extérieur aussi. Parce que mon mari ne
s'occupe de rien. Il travaille, il nous amène à manger
c'est tout. Mais question de courses ou de faire les papiers, il ne
fait rien. Il n'a que le samedi, le dimanche comme repos, et tout est
fermé pour aller à la poste, à la mairie faire
des papiers ou ce qui concerne la sécurité sociale. Donc
je m'occupe de tout ».
Depuis l'arrivée en France, Fadéla et son mari ont eu
des périodes difficiles. Des problèmes de santé,
des problèmes d'argent lorsque l'ASSEDIC versait l'allocation
chômage avec quelques mois de retard. Faire vivre la famille et
payer le loyer avec les allocations familiales relevait du tour de force.
Fadéla s'en est sortie en faisant tout, ou presque, elle-même :
« C'était une vie tellement difficile pour nous
des fois ! L'assistante sociale à ce moment-là me
donnait du lait pour les gosses, presque environ vingt francs pour le
pain et tout. »
Fadéla veut rentrer en Kabylie, avec les enfants, dès
que la maison en construction là-bas sera terminée. Son
mari restera ici pour travailler. Dans cette perspective, les enfants
sont inscrits à des cours d'arabe. Quand elle retourne « au
bled », elle fait profiter les femmes du savoir qu'elle a
acquis sur la contraception :
« ... Il y a des choses
qu'on ne connaît pas
quand on ne se déplace pas... »
« En arrivant en Algérie, j'en ai parlé
avec tous les voisins. Oui, il y a des choses qu'on ignore. Il y a des
choses qu'on ne connaît pas quand on ne se déplace pas.
On est toujours dans le même endroit, il y a des choses qui se
passent ailleurs, on ne les connaît pas (....), la vie a
changé. C'est pas comme quand j'étais là.
« Par exemple, j'ai une voisine, on s'est mariées
en même temps, pour l'instant elle a neuf gosses. Et chaque année,
elle a un gosse. Elle n'allaite pas. Elle est fatiguée, personne
pour lui donner un coup de main. Son mari s'en fout, elle s'en fout.
« Je lui ai dit : il existe quelque chose pour t'arrêter
d'avoir les gosses tout de suite. Au moins tous les deux ans, avoir
un peu d'espace entre les gosses.
« Elle me dit : c'est pas vrai, ça n'existe
pas. Un jour, elle est partie voir un médecin qui lui a proposé
la pilule. Il ne lui a pas expliqué ou elle a mal compris, elle
la prenait le jour des rapports. Alors, au bout de trois mois, la plaquette
n'est pas finie (elle rit). Elle me disait : ça n'existe
pas, tu me racontes des blagues, je l'ai prise et je me suis retrouvée
enceinte. Je l'ai prise comme a dit le médecin, le jour des rapports.
« Alors je lui ai expliqué qu'il fallait prendre
21 jours et s'arrêter 7 jours. Elle me disait :
pourquoi j'ai eu ces neuf gosses ? j'aurais dû m'arrêter
au 5ème, 6ème, 7ème !
« Quand je suis rentrée ici, je l'ai laissée
enceinte. Elle va peut-être avoir le dixième. »
Fadéla, elle, en a cinq. Mais si elle avait eu la même
vie que cette femme, ajoute-t-elle, peut-être en aurait-elle eu
autant. Un sixième ? « Plus tard... peut-être ».
Si elle était sûre d'avoir une fille...
Leïla est également kabyle. Elle est née en 1950
et elle a quatre fils. Son époux est venu en France en 1969,
elle-même est arrivée en 1973. Leïla n'a pas d'activité
salariée. Son mari est cariste. Ils vivent avec leur quatre fils
de dix-sept, treize, douze et dix ans dans un quatre pièces.
Leïla avait seize ans lorsqu'elle s'est mariée. Elle fut
enceinte quelques mois après, trop jeune à son gré.
Elle fut suivie médicalement à l'hôpital en Algérie
et y accoucha de son premier fils. On ne lui parla pas de méthode
contraceptive.
Quelques temps après, le mari de Leïla vint travailler
en France, laissant son fils et sa femme au pays. Quatre années
passèrent pendant lesquelles les retrouvailles annuelles ne donnèrent
pas lieu à une grossesse :
« C'est moi qui faisais attention. Je suis restée
quatre ans sans avoir d'enfant.
« Je ne sais pas comment expliquer ça (rire
gêné), c'est-à-dire que je ne laissais pas qu'il
finisse ».
Lorsqu'elle vint en France, (son mari avait trouvé un logement),
elle était enceinte de sept mois.
« Je voulais. Le premier était grand, ça
va, je pouvais avoir le deuxième. »
Elle arriva directement dans le quartier où nous l'avons rencontrée.
Informée de l'existence de la PMI et des consultations prénatales
par une voisine, elle fit suivre sa grossesse et ne constata pas de
différences notables par rapport à sa première
expérience, si ce n'est qu'à la clinique, on lui parla
de la contraception :
« On m'a dit de prendre quelque chose, qu'il y a tout
ce qu'il faut, la pilule... J'ai rien fait.
« J'allaitais mon fils, j'ai dit peut-être que ça
m'empêche de tomber enceinte. Simplement. Au pays, ma mère,
quand elle allaitait l'enfant, elle comptait jusqu'à ce qu'elle
arrête, après elle tombait enceinte. Mes surs pareil.
Mais moi, non. Au début, j'ai pas eu de règles, mais je
croyais que c'était parce que j'allaitais mon enfant que j'avais
pas de règles. J'ai attendu comme ça. »
Cette troisième grossesse ne fut pas une bonne nouvelle, la
précédente était encore très proche. Leïla
se résigna en espérant une fille. La grossesse et l'accouchement
furent pénibles, elle était trop fatiguée. Elle
échappa de peu à une césarienne et un troisième
fils naquit. Pour la seconde fois on lui parla de la contraception après
l'accouchement. Leïla était décidée à
utiliser une méthode. Le médecin à la PMI lui donna
un conseil :
« La dame ici est gentille. Elle m'a dit de venir :
dans un mois, tu viens voir le gynécologue. Elle m'a parlé
aussi. Elle m'a dit : c'est le troisième, si tu continues
comme ça, tu vas mourir, si tu continues tous les ans, c'est
pas bien d'avoir les enfants tous les ans. Tu es jeune, en plus c'est
fatiguant.
« J'ai dit : moi aussi je ne veux pas. Le troisième
est venu comme ça. »
« ...
ça existe maintenant tout ça... »
Un mois plus tard, elle vint voir la gynécologue :
« Je savais pas le moment de la pilule, j'ai pris la pilule,
c'est tout. Je savais pas le stérilet, tout ça. La piqûre
même, ça existe maintenant tout ça, avant ça
n'existait pas. J'ai dit je veux prendre quelque chose. Elle a marqué
la pilule, c'est tout. »
Cette prise de pilule dura quelques mois :
« J'ai pas pris beaucoup.
Pourquoi ?
Comme ça. Je sais pas. J'ai arrêté,
j'ai fait attention. J'ai dit : je vais essayer de faire attention.
J'ai peur de prendre des produits comme ça. Des médicaments ».
Une quatrième grossesse débuta, non désirée
elle aussi.
« J'ai été à l'hôpital, voir
le docteur pour avorter. Ils m'ont dit : il est grand, c'est trop
tard. Alors mon mari a dit : « garde le quatrième.
Ca fait rien. Mais après, c'est fini ».
« Je l'ai gardé et j'ai dit : peut-être
c'est une fille. Trois garçons et une fille, c'est bien. »
Un quatrième garçon vint au monde. La reprise de pilule
après ce quatrième enfant dura deux années au bout
desquelles Leïla se fit poser un stérilet, très bien
toléré et remplacé deux ans plus tard. Le
remplacement du second stérilet posa un problème d'importance :
Leïla qui lit très scrupuleusement les notices d'emploi
de sa méthode, voulut qu'on le lui enlève au bout de deux
années, délai indiqué sur cette notice. Or le médecin
lui fit garder plus longtemps car selon lui, sur le plan technique et
médical, tout allait bien .
« À chaque fois que je demande : enlève
mon stérilet, elle dit : laisse encore un peu.
« Moi j'ai dit : ça y est. Deux ans c'est
fini. C'est un truc plastique dans mon ventre et j'ai peur.
Elle m'a dit : laisse encore un peu, tu as rien, ça
va. »
Le dialogue « de sourds » dura six mois. Sans réponse
à sa demande, elle alla solliciter son médecin traitant
qui retira les fils du stérilet, mais pas le stérilet.
Celui-ci dut être enlevé à l'hôpital. Cette
expérience douloureuse a considérablement refroidi Leïla
vis-à-vis de cette méthode qu'elle appréciait mais
ne voulut pas reprendre :
« Sinon je continuerais. Je me repose deux mois et je
continue. Mais j'ai eu peur. Sinon c'est bien le stérilet. On
avale pas, on a pas mal aux jambes, on oublie pas. »
Trois mois après cet incident, Leïla est enceinte. Cette
fois, pas question de garder l'enfant à venir :
« Mon mari il ne veut pas. Moi pareil. Déjà,
j'ai été opérée d'une hernie, j'ai peur
que ça craque, d'avoir encore plus de problèmes. »
Pour cette IVG, Leïla n'a pas sollicité l'équipe
de la PMI mais son généraliste. Elle a également
demandé la caution de sa démarche à l'autorité
religieuse :
« Même j'ai demandé au cheikh, à côté
de chez moi. Il m'a dit : c'est rien, quinze jours c'est rien.
Tu es malade. Parce que tu es malade, tu es fatiguée, c'est pas
grave. Tu as d'autres petits, quinze jours c'est pas grave parce que
c'est du sang. C'est rien. »
Après cette IVG, Leïla reprit la pilule une année,
sans conviction, avec angoisse :
« J'ai eu un petit peu de problèmes. J'ai quelque
chose qui me fait mal un petit peu à la poitrine. Ca me pique
un peu. Après, je viens voir le docteur ; il m'a regardée
et tout, il m'a dit : c'est rien du tout, j'ai rien trouvé ;
mais quand même j'ai peur. J'ai quelque chose qui me pique. J'ai
fait la radio au dispensaire. Ils m'ont dit : il y a rien du tout.
Vous avez rien. J'ai fait trois radios là-bas. C'est à
cause de ça, j'ai peur, je ne prends pas la pilule. »
« ... On peut avoir
un cancer... »
Elle craint le cancer du sein dont il est question dans les notices
jointes au contraceptif :
« J'ai lu les petits carnets de la pilule, tout ça.
J'écoute la radio. Si, si ! même dans le petit feuillet
qu'on emporte, c'est marqué. Si si ! Je l'ai amené.
C'est écrit. On peut avoir un cancer dans l'utérus, on
peut l'avoir dans les seins, on peut être malade. C'est écrit
sur la feuille, si vous voulez lire la feuille, elle est dans la boite,
c'est marqué. Dans le stérilet aussi il y a un petit carnet,
tout est marqué dedans.
« La piqûre, j'ai lu, on ne peut pas avoir peur. »
Leïla ne connaissait pas cette méthode. Son information
est venue d'un réseau de connaissances féminines. À
la consultation, pas d'objection à sa demande qui reçut
un avis favorable du médecin :
« Il m'a dit : c'est mieux la piqûre pour vous.
C'est mieux. Parce que j'avais un peu de problèmes avec la pilule.
J'ai fait de la tension, j'avais les nerfs. »
Une femme s'est un peu opposée à sa démarche :
une traductrice parlant le kabyle, l'arabe, le français :
« Le premier mois que je venais faire la piqûre
j'ai trouvé cette dame ici. Elle m'a dit : pourquoi tu prends
la piqûre ?
Ca me plaît, je veux la piqûre .
Elle m'a dit : c'est mieux le stérilet. Je lui a raconté
comment ça se passait avec le stérilet, elle m'a dit :
même, c'est mieux le stérilet. La piqûre c'est pas
bien.
Juste pour trois mois. Je vais en vacances, je vais faire
trois mois.
Alors elle m'a dit, pour trois mois, ça fait rien.
Moi quand je suis revenue, je me sentais bien, je continue ».
Elle avait 35 ans.
Une fois la première piqûre faite, Leïla n'eut plus
beaucoup de règles. Elle était prévenue et ne s'inquiéta
pas ; médecin et notice confirment cette éventualité
de quasi-disparition des saignements :
« Même dans la feuille de la piqûre on peut
lire ça, c'est marqué. Ici, quand j'ai demandé,
elle m'a dit : c'est rien, il y a des dames qui ont pas de règles,
il y a des dames qui ont des règles, c'est rien. Je sais que
j'ai fait cette piqûre, je m'en fous si j'ai pas les règles,
j'ai lu les papiers, c'est dedans ».
L'usage de la piqûre dura un peu moins de deux années.
L'absence de règles, a priori bien supportée, fut malgré
tout l'élément central et déterminant de l'abandon
de la méthode :
« J'ai un petit peu tous les mois, mais pas normalement.
C'est pour ça que j'ai arrêté. C'est important (les
règles) ; j'ai peur que ça reste dedans. J'ai
peur que ça fasse une maladie ou quelque chose comme ça.
Moi, c'est ça que je pense, j'ai peur qu'elles fassent quelque
chose dans mon ventre. »
Leïla avait déjà pensé à une ligature
des trompes quand on lui retira le stérilet incomplet. Elle redemanda
lors de son IVG :
« Il m'a dit non, tu es jeune, on n'a pas le droit. Tu
es jeune, on ne sait jamais. Tu vas sur la route, un accident, tes enfants
meurent, t'as envie d'en avoir, tu peux pas ».
Sa requête n'a pas reçu le même accueil à
la PMI, Leïla sait qu'elle pourra solliciter la gynécologue
lorsqu'elle sera disposée elle-même à envisager
une stérilité définitive. Mais cela ne se fait
pas comme ça.
« ... 2, 3 enfants,
on peut les faire vivre bien,
vraiment bien... »
« J'ai peur. On ne fait pas ça normalement. Normalement,
deux, trois enfants, on peut les habiller, on peut donner à manger,
on les fait vivre bien, vraiment bien, c'est mieux. Mais quelqu'un qui
n'a pas de santé, qui est fatigué, tout ça il ne
peut pas. »
Où est le devoir envers les enfants ? Leur nombre doit
être proportionnel aux capacités de leur assurer l'essentiel.
Envers soi même ? Il y a des limites physiques dont il faut
tenir compte. Et puis il y a l'opération...
« J'ai un peu peur de l'opération. Peut être
que c'est difficile. J'ai peur. Une dame a été opérée
comme ça. Elle m'a dit qu'elle est fatiguée. C'était
difficile quand elle s'est réveillée. Elle m'a dit :
on sait pas ce qu'il m'a fait dans le ventre ».
Son mari n'y verrait pas d'inconvénient :
« Oh lui, il s'en fiche. Au contraire. Il m'a dit, si
tu fais ça, tu es tranquille. T'as pas le problème d'aller
tout le temps comme ça chez le gynécologue. »
Leïla réfléchit. En attendant elle reprend la pilule,
ça ne durera pas :
« Pas longtemps. J'ai peur. Déjà au début,
ça m'a fait vomir. Le premier mois. »
Une chose est sûre, elle ne veut plus d'enfant. Elle a trente-sept
ans, c'est trop tard :
« Si j'étais restée trois, quatre ans
avec le dernier, je peux avoir un autre. Mais il a plus de dix ans.
Même le dernier j'avais peur pour l'accouchement. C'est trop difficile
quand quelqu'un est resté longtemps avec son dernier enfant.
Si quelqu'un veut tout de suite les enfants, il faut deux, trois ans. »
Contente de venir rejoindre son époux en 1973, elle souhaite
désormais rentrer au pays, dans la maison qu'ils ont fait construire.
La vie ici est difficile, dit-elle. Elle consiste principalement à
s'occuper de la maison et faire les courses. Financièrement,
leur situation ne permet pas beaucoup de fantaisie : son mari gagne
moins de 5 000 F et elle touche 4 200 F d'allocations.
Six personnes vivent avec cet argent. Leïla repartira peut-être
en Kabylie avant son mari. Lui, attendra la retraite.
Ces deux histoires témoignent du décalage qui réside
entre l'offre contraceptive qui peut être faite par les structures
médicales et la demande des femmes. L'offre apparaît normative
et restrictive face à la complexité, au caractère
multidimensionnel de la demande. Au delà de points communs qui
rapprochent les femmes, il y a les parcours individuels irréductibles,
marqués par des contradictions.
Fadéla et Leïla sont parfaitement conscientes de la difficulté
qu'engendrent les enfants (fruits de leur désir et soutien de
leur statut), dans un contexte de précarité économique
et sociale. Elles y sont confrontées tous les jours.
Toutes deux ont eu, auparavant, recours aux techniques médicalisées
les plus courantes, pilule et stérilet. Elles ont toujours été
acquises au principe de la contraception. C'est dans les faits, le choix
des méthodes et des moments de les utiliser que se posent les
difficultés. L'arrêt de la procréation est concevable
mais ne s'accommode pas du caractère définitif qu'apporterait
la ligature de trompes souhaitée par leurs époux. Parallèlement,
elles ne peuvent entrer en opposition totale avec celui-ci sans prendre
un risque de conflit grave. Derrière se profile peut-être
la menace de la répudiation.
L'injectable constitue un compromis qui répond à la nécessité
contraceptive. Celle-ci est vécue avec ses multiples difficultés
et sans partage au sein du couple dans lequel l'époux intervient
uniquement pour poser les limites indépassables.
Élevées dans la tradition qui veut que la maternité
suive de près le mariage et assure leur statut social, Fadéla
et Leïla ont perdu, en venant en France, le soutien de la grande
famille et de la communauté rurale à laquelle elles appartenaient.
D'aide qu'il constituait très vite dans l'activité familiale
(domestique, agricole) au pays, l'enfant devient un coût... prohibitif
au regard du salaire du mari et des allocations familiales.
Par ailleurs, en venant en France, la question de la régulation
des naissances se pose pour Fadéla et Leïla en rupture avec
leur expérience antérieure. Le recours ponctuel au retrait
dans le contexte d'une sexualité « de séjour »
ne tient plus dans celui d'une sexualité « à
l'année ». Cette dernière pose d'une manière
toute autre la survenue toujours possible d'une grossesse. Elle suppose
l'élaboration de « stratégies » différentes
adaptées à une relation devenue durable, une permanence
qui modifie la relation du couple et la construction du calendrier des
naissances.
Les grossesses et périodes contraceptives qui s'y inscrivent
ne sont plus déterminées par les facteurs externes que
sont les vacances du mari, ses séjours au pays. Les repères
sont modifiés. C'est dans ce contexte d'un « temps
relationnel et sexuel » nouveau, en rupture avec le précédent,
que s'envisage par exemple la quotidienneté de la pilule. L'offre
contraceptive qui préconise le recours à cette méthode
donne des informations et insiste sur la régularité indispensable.
Mais prend-elle en considération ce décalage fondamental
et mesure-t-elle la difficulté que suppose l'adaptation requise ?
Au sein de l'institution de soins, elles sont remarquées pour
leur comportement en matière de reproduction familiale. « Si
tu continues comme ça tu vas mourir » : derrière
le conseil de santé, il y a la pression pour l'utilisation d'une
contraception auprès d'une femme dont on a repéré
les grossesses successives. Celles de Leïla étaient saluées
par un « encore ! » dit sans malveillance à
son dispensaire habituel. Pourtant, toutes les solutions contraceptives
sont insatisfaisantes. Amaigrissement, chute de tension, angoisse, peur
du cancer, douleur des seins, contraintes, la pilule ne convient pas.
Stérilet expulsé spontanément, non changé
conformément au souhait de la femme, mal retiré. Les avatars
se succèdent et amènent de fait les femmes à une
restriction des choix d'autant plus importante que les normes contraceptives
sont strictes et centrées sur les deux méthodes féminines,
pilule et stérilet. Ces problèmes témoignent en
outre d'une grande insécurité que seule pourrait atténuer
une information adaptée, dans une relation véritable de
contact, d'écoute, de respect de l'histoire individuelle et culturelle
de chaque femme rencontrée.
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Dernière mise à jour :
7-08-2001 23:44.
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