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ARTICLES
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Par Emmanuel Blanchard et Claire Rodier
(membres du Gisti)
Article publié dans la revue Mouvements,
n° 37, janvier-février 2005.
Au cours de la première semaine d'octobre 2004, le gouvernement
italien a mis en place un véritable pont aérien entre
l'île de Lampedusa, au sud de la Sicile, et la Libye. En l'espace
de quelques jours, ce sont environ mille exilés, récemment
débarqués sur la côte italienne après, souvent,
avoir échappé au naufrage, qui ont été collectivement
expulsés vers Tripoli. Au même moment, sur pression du
gouvernement Berlusconi, les négociations diplomatiques battaient
leur plein au sein de l'Union européenne pour réintégrer
le régime du colonel Kadhafi dans le concert des nations. Ne
cherchant même pas à préserver les apparences du
respect des règles de la Convention de Genève sur les
réfugiés, le gouvernement italien communiqua sur la nécessité
de renvoyer les « clandestins » et refusa l'accès
du centre de rétention pour étrangers de Lampedusa aux
représentants des Nations unies et à plusieurs parlementaires
qui s'inquiétaient des conditions juridiques et humanitaires
de cette opération. Pendant les quelques jours que celle-ci a
duré, un Etat membre de l'Union européenne a ainsi pu,
au vu et su de tous et sans susciter aucune réaction institutionnelle,
ni de la part de ses partenaires au sein du Conseil de l'Union, ni de
la part de la Commission européenne, piétiner un certain
nombre de règles fixées par le droit international : le
principe de non refoulement, selon lequel on ne renvoie pas un étranger
susceptible de demander le statut de réfugié, la prohibition
des expulsions collectives, posée par la Convention européenne
des droits de l'homme, et l'interdiction, prévue par la Charte
des droits fondamentaux, de renvoyer des personnes dans un pays où
elle courent le risque d'être soumis à des traitements
inhumains et dégradants. Quant aux défenseurs des droits
de l'homme, qui tentèrent en vain d'alerter gouvernants et opinions
publiques, ils se heurtèrent à l'absence d'instruments
juridiques aptes à sanctionner, ou pour le moins rappeler à
l'ordre un gouvernement aussi peu soucieux du respect des droits fondamentaux.
Cette provocation de l'Italie, quelques semaines après la proposition
formulée conjointement par son ministre de l'Intérieur,
Giuseppe Pisanu, et son homologue allemand, Otto Schily, de créer
des camps en Afrique du nord pour retenir les demandeurs d'asile avant
qu'ils ne franchissent les frontières de l'Europe, illustre le
peu de cas fait, en Europe, du sort et des droits de ceux à qui
on ne reconnaît pas la qualité de citoyen communautaire.
Telle qu'elle s'est constituée, l'Union européenne considère
en effet tout pays membre comme pleinement et définitivement
démocratique [1]
et n'a prévu aucune procédure de contrôle ou de
mise en cause des gouvernements qui dérogeraient à ce
tacite présupposé [2].
Si la Commission européenne, en sa qualité de « gardienne
des traités » fondateurs de l'Union, doit veiller
à leur application, son rôle est limité par leur
contenu, qui, centré sur « la promotion d'un progrès
économique et social équilibré et durable »
et le renforcement « des droits et des intérêts
des ressortissants de ses Etats membres », traite assez peu
des droits de l'homme, surtout s'ils concernent des ressortissants d'Etats
tiers.
Certes, l'Union a adopté, en 2000, une Charte des droits
fondamentaux. Mais cette Charte, à la fin de l'année
2004, n'avait pas force juridique contraignante [3].
Alors que, parmi les multiples commentaires du projet de traité
constitutionnel européen, rares sont ceux qui s'intéressent
à la question des droits fondamentaux et encore plus celle des
droits des étrangers [4],
les expulsions de Lampedusa nous offrent un beau cas d'école
: l'adoption de la constitution européenne permettrait-elle de
franchir une étape et de faire passer l'UE, de l'enfance d'une
communauté économique et commerciale basée sur
l'intérêt commun, à l'âge adulte d'une véritable
union politique fondée sur la reconnaissance et le respect de
droits ?
Intégrée au traité constitutionnel dont elle forme
la deuxième partie, la Charte des droits fondamentaux devrait,
une fois le traité adopté, acquérir le statut juridique
qui lui fait défaut. Les droits, principes et libertés
qu'elle énonce - dont font partie le droit de demander l'asile
et celui de ne être expulsé collectivement - sont dès
lors censés être invocables lorsqu'ils ne seront pas respectés,
amenant la Commission à s'en faire la protectrice et la Cour
de justice des Communautés à en interpréter la
portée et à en sanctionner la violation. A première
vue, la perspective de l'adoption du traité constitutionnel semble
porteuse, dans ce domaine, de promesses d'améliorations. Cette
interprétation positive se heurte cependant à deux écueils
:
d'une part, la hiérarchisation effectuée au sein même
de la constitution entre ses différentes parties, qui fait primer
la gestion des flux migratoires sur les droits fondamentaux et les objectifs
d'intégration des résidents étrangers. D'autre
part, les mécanismes de saisine des juridictions européennes,
qui reposent sur la volonté des pays membres et de la Commission.
Or, tant les pratiques actuelles des Etats que l'historique des initiatives
de la Commission européenne en matière d'asile et d'immigration,
montrent que le respect des droits des migrants est subordonné
à d'autres priorités.
Le contrôle des flux migratoires avant les droits fondamentaux
Le projet de constitution est organisé en quatre parties. La
seconde, on l'a dit, intègre la Charte des droits fondamentaux.
La troisième, au sein de laquelle sont traitées les questions
de contrôle des frontières, d'asile et d'immigration, est
consacrée aux « politiques et au fonctionnement de
l'Union ». A rebours de toute la tradition constitutionnelle,
le traité établit une hiérarchie qui subordonne
les droits fondamentaux à la logique des politiques opérationnelles.
Il est en effet précisé que « Les droits
reconnus par la présente Charte [des droits fondamentaux]
qui font l'objet de dispositions dans d'autres parties de la Constitution
s'exercent dans les conditions et limites y définies »,
le soin ayant été préalablement pris de rappeler
que la Charte « ne modifie pas les compétences
et tâches définies dans les autres parties de la Constitution ».
La formule place par conséquent au cur de la constitution
la troisième partie du texte, qui, pour traiter des « politiques
de l'Union », mêle dispositions des traités
passés et nouveaux objectifs pour l'UE à vingt-cinq. Les
droits reconnus par la Charte des droits fondamentaux sont ainsi dépendants,
s'agissant des étrangers, des règles fixées pour
la mise en uvre des politiques relatives aux contrôles aux
frontières, à l'asile et à l'immigration telles
que définies dans la partie III : « L'Union développe
une politique commune de l'immigration visant à assurer, à
tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires (
)
ainsi qu'une prévention et une lutte renforcée contre
l'immigration illégale et la traite d'êtres humains et
une lutte renforcée contre celles-ci » (art III-
267- 1).
Cette troisième partie sur les politiques est éclairante
quant à l'approche de la question migratoire par l'Union, et
caractéristique de la hiérarchie de ses préoccupations.
Alors qu'il est rappelé, au chapitre sur les « définitions
et objectifs de l'Union », que dans ses relations « avec
le reste du monde » elle contribue « à
la paix (
), la solidarité et au respect mutuel entre
les peuples, (
) à la protection des droits de l'homme
et au strict respect du droit international », et que
« dans le champ d'application de la constitution, toute
discrimination à raison de la nationalité est interdite »,
le chapitre intitulé « Espace de liberté, de
sécurité et de justice » dédié
à la politique des frontières, à l'asile et à
l'immigration ne se réfère ni ne paraît connaître
ces principes. Bien loin de ce que l'on pourrait attendre d'un texte
à valeur de loi fondamentale, il se contente de reprendre les
dispositions qui, depuis le traité d'Amsterdam, organisent la
politique commune de l'Union dans ces domaines. Or, d'un avis largement
partagé, celles-ci sont loin d'avoir atteint leur but. Qu'il
s'agisse des mesures adoptées dans le domaine du regroupement
familial des étrangers, frappées d'un recours en annulation
formé par le Parlement devant la Cour de justice, ou de celles
relatives aux procédures d'asile, abondamment critiquées
par les ONG et le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés [5],
l'élaboration de cette politique est caractérisée,
du fait de l'incapacité des Etats membres à renoncer à
leur prérogatives, par une superposition de disparités
plutôt que par un souci d'harmonisation.
Le droit d'asile démonétisé
De façon symptomatique, le « droit d'asile »
n'est d'ailleurs pas ici inscrit en tant que tel : c'est au sein d'une
section sur les « politiques relatives aux contrôles
aux frontières, à l'asile et à l'immigration »
qu'il est mentionné que « l'Union développe
une politique commune en matière d'asile ». Et
si, comme dans la Charte des droits fondamentaux, il est fait référence
à la convention de Genève, l'accent mis dans le même
temps sur les « partenariats avec les pays tiers »,
la dimension externe de l'asile et la possibilité de conclure
des accords de réadmission avec les « pays d'origine
ou de provenance » en affaiblit singulièrement
la portée. En refusant d'intégrer au projet de traité
constitutionnel, comme les y invitaient les ONG, « l'obligation
sous la convention de Genève d'accorder l'accès au territoire
et d'effectuer la détermination des demandes d'asile sur ce territoire
pour les demandeurs d'asile parvenant dans l'Union » [6],
ses rédacteurs ont renforcé l'ambiguïté de
la disposition qui prévoit « le partenariat et
la coopération avec des pays tiers pour gérer les flux
de personnes demandant l'asile ou une protection subsidiaire ou temporaire ».
A la lumière de l'actualité récente - on se souvient
de la proposition britannique, en 2003, d'installer en Albanie, en Ukraine
ou au Maroc des « transit processing centers »
pour y envoyer des demandeurs d'asile, ou des projets italo-allemands,
nés pendant l'été 2004, de mettre en place des
« portails d'immigration » et des « centres
de transit » au Maghreb - comment ne pas voir dans ce partenariat
la possibilité, à terme, de retenir les demandeurs d'asile
dans des camps aux confins de l'UE le temps de statuer sur leur demande [7]
?
L'institutionnalisation d'une sous-citoyenneté
La pérennisation, opérée par le traité
constitutionnel, des orientations définies de longue date par
l'Union n'est pas limitée au domaine de l'asile et des frontières.
Il en est de même en matière d'intégration des étrangers
résidant en Europe. Ainsi s'agissant de la citoyenneté
: alors qu'a été ouverte, depuis 1993, la voie du droit
de vote des ressortissants communautaires, qui marquait une rupture
entre nationalité et citoyenneté, l'occasion n'a pas été
saisie, avec la constitution, d'élargir la brèche en étendant
ce droit aux non communautaires, bien que, depuis longtemps et sans
difficultés, certains Etats membres accordent le droit de vote
des étrangers aux élections locales [8].
Les rédacteurs du traité ont préféré
recycler la conception restrictive de la « citoyenneté »
au sens du traité de Maastricht (« Toute personne
ayant la nationalité d'un Etat membre possède la nationalité
de l'Union »), scellant la discrimination, parmi les
résidents de l'UE, entre les nationaux de pays membres de l'UE
et les ressortissants de pays tiers. Le préambule de la Charte
des droits fondamentaux vient d'ailleurs rappeler, en creux, que l'absence
de citoyenneté définit une sorte de « sous-humanité »
en énonçant : « elle (la Charte)
place la personne au cur de son action en instituant la citoyenneté
de l'Union ». Une façon de dire que les étrangers,
qui ne sont pas reconnus citoyens, doivent rester à la marge
La revendication d'une véritable citoyenneté de résidence,
liée non plus à la nationalité mais au fait de
vivre sur le territoire de l'UE est une des alternatives envisagée
pour sortir les étrangers du ghetto dans lequel les a enfermés
la construction européenne. Elle pourrait s'appuyer sur une disposition
du traité constitutionnel, qui met en place une sorte de droit
d'initiative législative ouvert aux citoyens de l'Union. Après
signature d'au moins un million de personnes originaires d'un nombre
significatif d'Etats membres, la Commission européenne pourrait
« soumettre une proposition appropriée sur des
questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu'un acte
juridique de l'Union est nécessaire aux fins de l'application
de la constitution ». Cette porte, dont certains partisans
du oui à la constitution font grand cas [9],
est en réalité plus qu'étroite : le filtre de la
Commission pourrait s'avérer très difficile à passer
si une conception stricte des « fins de l'application
de la constitution » était retenue.
Petits arrangements avec les droits de l'homme
Dans ce contexte, l'hypothèse où la « constitutionnalisation »
de la Charte des droits fondamentaux rendrait les juridictions européennes
compétentes pour sanctionner la pratique par un des Etats membres
des expulsions collectives, ou du renvoi forcé d'étrangers
vers un pays où leur intégrité de la personne n'est
pas garantie, il est à craindre que cette modification ne soit
de peu d'effets. Certes, le traité prévoit des mécanismes
de saisine par les Etats membres, ou par la Commission européenne,
de la Cour de justice des communautés en cas de violations par
un autre Etat membre des obligations qui lui incombent en vertu de la
constitution. Mais pour que ces mécanismes entrent en uvre,
encore faudrait-il une volonté clairement assumée de faire
prévaloir le respect des droits de la personne sur les contingences
économiques et les préoccupations sécuritaires.
L'évolution de la politique d'asile et d'immigration au cours
des dernières années ne porte guère à l'optimisme
: lorsqu'on sait que la levée des sanctions qui frappaient la
Libye depuis l'attentat de Lockerbie, décidée au mois
d'octobre 2004 par l'Union européenne, est notamment destinée
à permettre à l'Italie de fournir hélicoptères,
avions de reconnaissance, vedettes rapides et véhicules tout-terrain
réclamés par le colonel Kadhafi pour mener la guerre contre
les flux d'immigrants clandestins qui traversent le territoire libyen,
on prend la mesure des « arrangements » avec les
droits de l'homme auxquels l'UE est prête à consentir pour
protéger ses frontières.
De fait, l'éventuelle entrée en vigueur du traité
constitutionnel ne devrait donc pas marquer d'avancées en termes
de droits pour les résidents extra-communautaires ou les étrangers
aspirant à rejoindre l'Union Européenne. Au contraire,
les questions d'asile et d'immigration, dont la place dans le traité
est loin d'être marginale [10],
étant abordées sous l'angle quasi-exclusif du traitement
policier, il est à craindre qu'il ne marque une nouvelle étape
dans « l'abandon de la culture des droits de l'homme » [11].
Un rejet de ce projet de constitution ne se traduirait pas, pour autant,
une amélioration de la condition des étrangers et ne marquerait
pas obligatoirement un coup d'arrêt à la politique européenne
de criminalisation des exilés [12]
et de reconnaissance de « droits gradués »
en fonction de la nationalité. Ces politiques sont pour une grande
part déjà engagées et le calendrier des mesures
à venir est très largement indépendant de celui
de la ratification du traité. A cet égard, le silence
des commentateurs sur la question des droits fondamentaux est particulièrement
inquiétant. Pour un Vittorio Agnoletto faisant de « l'absence
de reconnaissance des droits des migrants » le fondement
de son refus de la constitution européenne [13],
combien de contempteurs ou de défenseurs du texte ne mentionnent
même pas cette question, et donnent ainsi leur quitus à
une politique dont les effets funestes se font pourtant déjà
largement ressentir. C'est pourtant de la capacité des partis
et mouvements sociaux à s'emparer de ces questions que dépendra
l'entrée de l'Union dans une ère des droits à laquelle,
aujourd'hui, le projet de constitution ne donne pas sa chance.
Décembre 2004
Notes
[1] Ainsi, depuis
1997, les nationaux d'un des Etats membres de l'UE ne peuvent plus se
voir octroyer le statut de réfugié dans un autre.
[2] Au contraire
du Conseil de l'Europe, qui permet à chaque personne victime
d'une absence de respect d'un des droits reconnus par la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme de porter plainte
devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
[3] Elle est cependant
devenue source de droit pour la Cour de justice des communautés
européennes (CJCE) devant laquelle sont portés les litiges
portant sur l'application et le respect du droit communautaire. On aurait
donc pu imaginer qu'une Commission combattive sur ces questions formule
un recours en manquement contre le gouvernement italien devant la CJCE.
[4] Le seul sujet
parfois abordé est celui de l'absence de reconnaissance du droit
de vote et de la citoyenneté pour les résidents extra-communautaires.
Voir notamment « Les
21 exigences d'Attac pour le traité "constitutionnel" ».
[5] Annabelle Roig
(HCR) L'harmonisation européenne du droit d'asile : une vue critique,
revue du Marché commun et de l'Union européenne,
n° 482, octobre-novembre 2004.
[6] Lettre
à Valéry Giscard d'Estaing d'un collectif d'associations
(ECRE, Statewatch, GISTI,
), 28 mars 2003.
[7] Sur l'analyse
de l'externalisation des politiques d'asile, et le développement
de camps pour étrangers en Europe et autour, v. les travaux du
réseau Migreurop : www.migreurop.org
[8] Paul Oriol, Résidents
étrangers, Citoyens ! Plaidoyer pour une citoyenneté européenne
de résidence, Presse pluriel, 2003.
[9] Daniel Cohn-Bendit,
Alain Lipietz, « Une autre Europe pour une autre mondialisation »,
Le Monde, 19 septembre 2003.
[10] Le conseil
constitutionnel considère d'ailleurs que le traitement de ces
questions à la majorité qualifiée est un des motifs
qui rend nécessaire la révision de la constitution française
avant l'adoption éventuelle du traité constitutionnel.
[11] « Europe
has duty toward refugees », International Herald Tribune,
17 novembre 2004.
[12] Les discussions
sur l'immigration sont ainsi systématiquement couplées
avec celles sur le terrorisme.
[13] In L'Humanité,
22 septembre 2004.
Dernière mise à jour :
21-03-2005 13:52
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Cette page : https://www.gisti.org/doc/presse/2005/pce/mouvements.html
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