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Des emplois réservés
aux nationaux ?

Dispositions légales et discriminations dans l'accès à l'emploi

par Antoine Math et Alexis Spire

Antoine Math est économiste
Alexis Spire est doctorant en sociologie
à l'Université de Nantes

Cet article est paru dans la revue Informations sociales, « Droits des étrangers », n° 78, 1999, Paris.

En dépit des affirmations du préambule de la Constitution, selon lesquelles « chacun à le droit d'obtenir un emploi » et « nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines », le droit au travail comporte des restrictions sévères pour les étrangers. Au total, on estime que près d'un emploi disponible sur trois est soumis à une condition de nationalité. On relève pourtant de nombreuses contradictions dans cette situation qui n'est pas sans effet sur la dynamique de l'emploi des étrangers et sur leur intégration.

L'intégration des étrangers par le travail est souvent mesurée à l'aune des capacités des différents groupes nationaux à accéder à certaines professions. Dans cette perspective, on oublie un peu trop souvent que l'accès des étrangers au marché du travail est également conditionné par certaines dispositions légales qui les empêchent parfois d'accéder à des emplois auxquels sont attachés des statuts plus avantageux. La décision d'interdire certaines professions aux étrangers a souvent été prise sous la pression de l'événement et à des moments troubles de notre histoire lors de guerres, de crises et de flambées xénophobes [1] Ces interdictions, parfois motivées par la crainte d'une influence étrangère dans des domaines supposés sensibles, ont davantage été l'aboutissement d'un clientélisme politique visant à protéger les nationaux d'une concurrence considérée comme déloyale. Ces dispositions, prises pour l'essentiel avant 1945, ont ensuite été durablement maintenues et n'ont pour la plupart jamais été remises en cause hormis pour les ressortissants de l'Union européenne sous la pression du droit communautaire. Ainsi, un décompte attentif réalisé par Cerc-Association indique qu'aujourd'hui près d'un emploi disponible sur trois est soumis à une condition de nationalité [2].

La plus connue et la plus massive de ces discriminations demeure sans doute celle qui touche les emplois de la fonction publique, mais elle s'accompagne en réalité d'un ensemble beaucoup plus vaste et méconnu d'interdictions accumulées au fil de l'histoire : dans les entreprises publiques, dans les professions libérales, mais également dans des dizaines d'autres professions indépendantes ou salariées.

La fonction publique et le secteur public,
les paradoxes d'une exclusion

La condition de nationalité pour concourir aux emplois de fonctionnaires constitue depuis longtemps un moyen d'empêcher les étrangers d'accéder aux statuts de la fonction publique et ce principe d'exclusion s'est étendu par contagion aux entreprises du secteur public et nationalisé. C'est la notion extensive de « souveraineté nationale » qui est le plus souvent mobilisée pour légitimer l'exclusion des étrangers de ces emplois [3]. L'argument peut se défendre pour certaines professions telles que la police, l'armée, la justice, les impôts ou la douane mais celles-ci ne regroupent qu'une très faible part des effectifs de la fonction publique, moins de 750 000 personnes. D'après le rapport dressé par Cerc-Association, les emplois de la fonction publique soumis, encore aujourd'hui, à une condition de nationalité ne représenteraient pas moins de 5,2 millions de postes.

Pour autant, si l'accès au statut de fonctionnaire est refusé aux étrangers, ils sont souvent recrutés pour les mêmes tâches comme auxiliaires ou contractuels, dans des emplois moins payés et plus précaires. Ils servent ainsi de volant de main-d'œuvre, à l'instar des étudiants étrangers recrutés comme maîtres auxiliaires dans les disciplines et les régions déficitaires ou des médecins étrangers dans les services des hôpitaux désertés par les médecins français. Ce recours à la main-d'œuvre étrangère, pour des tâches identiques mais avec des statuts plus précaires, laisse dubitatif quant à l'idée selon laquelle ces emplois impliqueraient une participation à l'exécution d'un service public et constitueraient un attribut de la citoyenneté réservée aux nationaux. Au milieu des années 1980, le législateur a en outre ouvert la fonction publique dans l'enseignement supérieur et la recherche aux étrangers dans les mêmes conditions que les nationaux. Cette exception, limitée et concernant de très faibles effectifs, atteste que l'exclusion des étrangers de la fonction publique ne résulte d'aucun impératif catégorique et que cette ouverture pourrait être élargie à d'autres postes.

Enfin, l'évolution de la législation européenne a fortement remis en cause le caractère « légitime » et « naturel » de l'exclusion de la fonction publique aux étrangers. En 1980, la Cour de justice des communautés européennes a estimé que le seul fait qu'un emploi relève de la fonction publique ne suffisait pas à en interdire l'accès aux ressortissants de la Communauté européenne, dès lors que cet emploi ne comportait pas une participation, directe ou indirecte, à l'exercice de la puissance publique, ce qui correspondrait à un nombre très limité de postes selon les interprétations ultérieures de la Cour. Le législateur français en a pris acte en modifiant le statut de la fonction publique par la loi du 26 juillet 1991. Cette innovation constitue une entorse supplémentaire à l'idée d'une fonction publique réservée aux nationaux.

Dans les entreprises publiques sous statut, l'exclusion des étrangers est également la règle, même si des mesures ont été prises en faveur des ressortissants communautaires [4]. Les statuts des personnels adoptés après 1945 n'ont fait que reprendre des dispositions plus anciennes prises sous la IIIème République. L'invocation du service public ne peut non plus y tenir lieu de justification fondée : toutes ces entreprises ne gèrent ou ne géraient pas un service public et d'autres entreprises chargées d'un service public vital — la distribution d'eau potable par exemple — sont des entreprises privées soumises au droit commun qui prohibe toute discrimination du fait de la nationalité. Enfin, certaines entreprises publiques, telle la SEITA en 1985, ont supprimé toute condition de nationalité dans leur statut, démontrant qu'une telle restriction n'avait rien d'obligatoire ou d'irréversible.

Le verrouillage
des professions libérales

En ce qui concerne les professions libérales, la fermeture est non seulement la règle, mais toutes les « brèches » ont été verrouillées, car en plus de la condition de nationalité française imposée depuis longtemps, la législation a prévu d'autres dispositions discriminatoires vis-à-vis des étrangers, voire des Français naturalisés. Ainsi, sauf exceptions, il est également fait obligation de posséder un diplôme français pour exercer ces professions [5].

Dans les années 1930, les professions libérales ont joué un rôle très important dans le découpage du marché du travail et dans la fermeture aux étrangers de certaines professions. « La concurrence étrangère habituellement réservée aux classes populaires touche alors de plein fouet l'élite » [6]. Fortement mobilisés face à l'afflux de réfugiés issus de milieux intellectuels, les professions libérales sont allées au-delà de leurs seules revendications corporatistes.

Pendant longtemps, les avocats se sont appuyés sur un décret de 1810 pour écarter de la profession les postulants étrangers. Dans une période secouée par la xénophobie, ils parviennent à faire voter sans débat, la loi du 19 juillet 1934 qui oppose un stage de dix ans à partir du décret de naturalisation pour accéder aux fonctions publiques rétribuées par l'État, être titulaire d'un office ministériel ou s'inscrire au barreau. « Pour écarter les réfugiés mais aussi la jeunesse aisée des pays colonisés des professions juridiques, ce sont des juristes qui, pour la première fois en France, ont bafoué les droits professionnels reconnus aux Français naturalisés » [7].

Les médecins sont parvenus en 1933 à imposer l'exigence de nationalité française en plus de la condition de diplôme d'État français, qu'ils avaient déjà obtenu en 1892. Comme la nouvelle astreinte ne concernait pas les étrangers en cours d'études et les docteurs d'État exerçant déjà régulièrement au jour de la promulgation de la loi, l'incapacité temporaire frappant les naturalisés va ensuite être étendue aux médecins en 1935, obligeant des médecins réfugiés en France à abandonner leur métier. En plus, les syndicats médicaux devaient être consultés avant tout décret de naturalisation concernant un docteur en médecine. Il faudra attendre la loi du 8 décembre 1983 pour que soient supprimées les dernières incapacités temporaires frappant directement les personnes ayant acquis la nationalité française.

La production législative des années 1930 va étendre la protection accordée aux nationaux à d'autres professions : ingénieurs, journalistes, sages-femmes, dentistes, vétérinaires, artistes, architectes, experts-comptables, pharmaciens, géomètres-experts, courtiers et agents généraux d'assurance, notaires, huissiers, commissaires priseurs, administrateurs judiciaires, mandataires liquidateurs. S'agissant des médecins, les mesures encore prises ces dernières années témoignent d'une volonté toujours très vivace d'écarter tout signe d'altérité dans ces professions [8].

Ces discriminations ne relèvent pourtant d'aucun impératif dans les professions à numerus clausus comme le montre la suppression en 1985 de la condition de nationalité pour les masseurs kinésithérapeutes.

Les emplois interdits
du secteur privé

De très nombreuses professions indépendantes sont réservées aux nationaux. Les étrangers n'y sont accueillis qu'en nombre très restreint, sur la base de conventions bilatérales ou en vertu d'une décision discrétionnaire de l'autorité publique. Dans ce domaine également, le sort des ressortissants de l'Union européenne s'est cependant rapproché de celui des nationaux.

Sauf exceptions, les étrangers ne peuvent, pêle-mêle, gérer un débit de boisson ou de tabac, exploiter des cercles de jeu ou des casinos, diriger une entreprise ayant des activités de spectacle, se livrer à la fabrication et au commerce des armes et munitions, diriger un établissement privé d'enseignement technique, être directeur ou gérant d'une agence privée de recherche, exercer à titre individuel ou comme dirigeant d'entreprise des activités privées de surveillance, de gardiennage ou de transports de fonds, être directeurs d'une publication périodique, d'un service de communication audiovisuelle, d'une société coopérative de messagerie de presse, siéger dans le comité de rédaction d'une entreprise éditant des publications destinées à la jeunesse, se voir accorder de concession de service public ou d'énergie hydraulique ou exercer certains métiers indépendants de la bourse ou du commerce. En outre, ils sont exclus des professions indépendantes du secteur des transports routiers, fluviaux ou aériens et du secteur des assurances (courtiers, agents généraux, etc.). Ce catalogue n'est probablement pas exhaustif. Il faudrait y ajouter les interdictions qui portent aussi sur des emplois salariés du secteur privé : les étrangers ne peuvent en principe pas enseigner dans le secteur privé, ni être employés dans des salles de jeu ou exercer la profession de pilote.

Impacts sur l'emploi
des étrangers

Les effets directs de ces interdictions peuvent se mesurer à travers l'analyse de la structure de l'emploi des étrangers : on constate une forte sous-représentation des étrangers dans les professions, qui bénéficient souvent de statuts stables (fonction publique, entreprises publiques) ou sont particulièrement prisées (nombre de professions libérales ou indépendantes). La même raison explique, au moins partiellement, leur très faible représentation dans les professions médicales et sociales, les secteurs de l'énergie, des transports ou des assurances. Mais la portée de ces discriminations légales ne se limite pas aux seuls emplois concernés ; les effets indirects de ces discriminations affectent l'ensemble de la dynamique de l'emploi des étrangers. En premier lieu, la fermeture de la fonction publique prive les jeunes étrangers d'un débouché majeur. Ce secteur, où l'emploi continue de croître assez fortement, représente un moyen important pour les plus diplômés de valoriser leur formation. L'exclusion des jeunes étrangers est en conséquence constitutive d'inégalités en matière de parcours de formation et donc d'accès au marché du travail. En second lieu, ces discriminations amènent les étrangers à se concentrer dans d'autres professions qui leur sont autorisées : ainsi s'explique, pour une part, la très forte croissance des étrangers dans les petites professions indépendantes du commerce et de l'industrie, refuge souvent obligé en temps de crise pour sortir du chômage et des emplois précaires.

Discriminations légales et discriminations illégales : un soutien mutuel

Un regard rétrospectif sur l'histoire des dispositions légales conditionnant l'accès des étrangers au marché du travail montre que la plupart des grandes crises économiques se sont soldées par une réaffirmation de la protection de la main d'œuvre nationale. En réservant certains emplois aux nationaux, les pouvoirs publics ont accrédité l'idée que les étrangers ne devaient être que des travailleurs d'appoint, subsidiaires par rapport à la main-d'œuvre française, et en corollaire, qu'ils prennent les emplois des nationaux en temps de chômage.

L'histoire de ce découpage juridique du marché du travail selon le critère de la nationalité ne saurait être mis sur le même plan que les discriminations illégales renvoyant à l'ensemble des exclusions dont sont victimes certains individus, notamment du fait de leur l'apparence physique ou de leur nom, et face auxquelles il est difficile de faire appliquer le droit. Toutefois, il ne faudrait pas considérer que ces deux formes de discriminations sont indépendantes : elles entretiennent un rapport de dépendance mutuelle. Les analyses sur les relations entre droit, représentations et pratiques rappellent que les discriminations légales, instituées et légitimées par l'État constituent un des facteurs d'émergence et de diffusion des discriminations illégales : « Le droit contraint la réalité à se plier à ses catégories et impose imperceptiblement sa problématique aux représentations collectives » [9]. En traçant des « frontières » sur le marché du travail, le cadre juridique rend légitime l'existence de nouvelles frontières dans les représentations collectives et leur sert de caution. Inversement, les délimitations que trace le droit ne peuvent être opérantes que « si elles correspondent à un sentiment ou une réalité au moins latent dans le corps social » [10].

Dans cette logique, les pratiques et les discours d'exclusion puisent leur justification dans l'argument d'évidence selon lequel en matière de préférence nationale, l'État donne l'exemple. Ainsi, un ancien ministre déclarant, à propos des prestations sociales, « cela me choque d'autant moins que l'on discute tranquillement de la préférence nationale, qu'elle existe dans la fonction publique » [11]. En instituant des discriminations entre Français et étrangers dans nombre de professions, le droit entretient l'idée qu'il est normal d'opérer des discriminations à l'encontre de l'étranger, et finalement à l'encontre de celui qui est perçu comme tel du fait de son origine, de son apparence physique ou de la consonance du nom. Ce rôle de légitimation par les discriminations légales ne se limite effectivement pas aux seuls discours, il produit également des effets sur les pratiques d'embauche. Dans ses observations de terrain, Philippe Bataille a montré les effets sur le secteur privé de la loi de 1991 qui ouvre certains statuts de la fonction publique aux ressortissants européens. « Cette ouverture introduisant une distinction entre les ressortissants de la Communauté européenne et les [autres] étrangers n'a pas manqué d'être reprise par le secteur privé, qui a établi à son tour des critères de préférence entre différentes catégories d'étrangers, critères non justifiés sur le plan du droit » [12].

Le regard historique porté sur l'histoire des dispositions légales conditionnant l'emploi des étrangers permet de mieux comprendre les processus de fixation et d'assignation de la main d'œuvre étrangère dans certaines parties du marché du travail. Ce découpage selon le critère juridique de la nationalité a toujours puisé sa légitimité dans le principe de la protection de la main d'œuvre nationale mais il a également servi de légitimation à l'émergence d'autres frontières, plus implicites et plus mouvantes. Ainsi s'est développée progressivement « une logique circulaire par laquelle les situations de droit et de fait se soutiennent mutuellement » [13]. Dans cette perspective, l'abrogation de toute discrimination légale fondée sur la nationalité aurait pour effet, non pas de supprimer mais au moins de délégitimer l'ensemble des pratiques discriminatoires et de réaffirmer avec force le principe de l'égalité de traitement.


Notes

[1] Nous empruntons de nombreux éléments historiques, politiques et juridiques des analyses de Danièle Lochak et de Gérard Noiriel. Voir notamment, Lochak D. (1985), Étrangers : de quel droit ?, Presses Universitaires de France, Noiriel G. (1988), Le creuset français, histoire de l'immigration XIXè-XXè siècle, Points Seuil, Lochak D. (1990),« Les discriminations frappant les étrangers sont-elles licites ? », Droit Social, janvier, pp. 76-82, Laval-Reviglio M. C. (1996), « Parlementaires xénophobes et antisémites sous la IIIè République », in Le droit antisémite de Vichy, Le genre humain, Seuil, pp.85-114. Pour une présentation complète, se reporter à Cerc-association (1999), « Immigration, emploi et chômage. Un état des lieux empirique et théorique », Les dossiers de Cerc-association n°3, avril 1999.

[2] Pour une analyse détaillée, se reporter à Cerc-association (1999), op. cit.

[3] Noiriel (1988) op. cit.

[4] La Banque de France, la SNCF et la RATP ont modifié leur statut pour permettre aux ressortissants communautaires d'y travailler. EDF et GDF n'ont toujours pas modifié leur statut sur ce point et, jusqu'à présent, seules des circulaires internes indiquent que le principe de libre circulation doit s'y appliquer.

[5] La double exigence de nationalité et de diplôme français a été levée pour les ressortissants communautaires.

[6] Noiriel (1988), p. 284, op. cit.

[7] Noiriel (1988), p. 285, op. cit.

[8] Cf. Cerc-association (1999), op. cit.

[9] Lochak (1985), op. cit., p. 41.

[10] Lochak (1985), op. cit., p. 70.

[11] Nicolas Sarkozy, cité par Le Monde du 16 juin 1998.

[12] Bataille P. (1997), Le racisme au travail, La découverte.

[13] Sayad A. (1991), L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, De Boeck, p. 64.

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Dernière mise à jour : 15-04-2001 22:39.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1999/math/emplois.html


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